(1973) Articles divers (1970-1973) « Arnaud Dandieu, la révolution et les régions (mars 1971) » pp. 11-12

Arnaud Dandieu, la révolution et les régions (mars 1971)t

Comme l’avait vu profondément Arnaud Dandieu, qui, sur ce point, a été vraiment un prophète, il faut garder les yeux fixés à la fois bien en deçà et bien au-delà de la nation.

Gabriel Marcel, Les Hommes contre l’humain

Face aux totalitaires de toutes couleurs et aux démocraties plutôt décolorées des années 1930, Arnaud Dandieu définissait la seule révolution que je tienne aujourd’hui encore pour nécessaire et réalisable comme un élan libérateur qui nous porte à la fois vers l’universel et vers la personne.

De la conclusion d’une conférence qu’il donnait en 1931 sur l’idée de nation, je recopie ces lignes5 :

Plaçons-nous sur le plan de la tradition révolutionnaire. Nous rencontrons, d’une part, un mouvement vers l’universel, où l’individualisme agressif tend à créer, au-dessus de toutes les frontières, une communauté révolutionnaire unique… D’autre part, un mouvement de libération de toutes les forces sentimentales, de toutes les réalités affectives, particulièrement de tous les groupes naturels, de toutes les tendances locales, opprimées par un État despotique. Entre ces deux mouvements, il y a une corrélation nécessaire, précisément parce qu’étant de sens opposés, ils se complètent l’un par l’autre. Nous les séparons pour la commodité de l’exposé : mais dans le cœur du peuple révolutionnaire, ils sont unis d’un lien indissoluble.

Cette liaison de l’universel et du personnel, de la fédération et des autonomies — liaison constitutive de la révolution — Dandieu la démontrait par trois exemples.

Il soulignait « l’insistance des Cahiers de doléances (de 1789) à réclamer le rétablissement des États provinciaux », et il rappelait que si la République une et indivisible s’est opposée au fédéralisme, c’est parce que la guerre révolutionnaire, recréant entre les peuples ces frontières que niait précisément l’esprit de la Révolution, a fait perdre à celle-ci « son ressort essentiel, son caractère universel », et l’a condamnée à l’échec.

Il citait comme un exemple plus frappant encore de « l’équilibre nécessaire entre le régionalisme et l’universalisme », la commune de Paris, en 1871 :

… le communisme de la Commune ne saurait être compris que si on ne le sépare pas du communalisme de la Commune, c’est-à-dire de la tradition régionaliste française dans ce qu’elle a de plus authentique. Là pouvait être le remède « au mal centralisateur et nationaliste qui allait bientôt se révéler comme étant le cancer de l’Europe et du monde ».

Enfin, citant les dispositions de la Constitution soviétique qui garantissent les droits des minorités nationales et réaffirment de la sorte, en théorie, « la corrélation entre la décentralisation régionaliste et l’unité révolutionnaire », Dandieu voyait dans la réaction stalinienne le type même de « l’intervention paralysante du nationalisme dans l’élan révolutionnaire ».

Et il concluait :

Fidèles à la véritable tradition française, nous nous appuyons à la fois sur le sentiment patriotique régional et sur l’individualisme spirituel6. La communauté révolutionnaire doit, en effet, placer le spirituel avant l’économique, même socialisé, faute de quoi elle accepte le mythe de la production et retourne au capitalisme privé ou étatiste. De même, la décentralisation révolutionnaire… doit dévaloriser les cadres nationaux, libérant le vrai sentiment patriotique… Tant que patrie et nation seront confondues, la guerre sera fatale et la révolution impossible.

Deux ans plus tard, en mai 1933, le premier numéro de L’Ordre nouveau était introduit par quelques pages anonymes où l’on retrouve la même pensée, en référence plus précise encore à la « mission ou démission de la France » :

À la dictature nationale ou internationale, la France doit opposer un nouveau prestige de la liberté, c’est-à-dire de la personnalité humaine. L’homme est une personne, ou il n’est rien du tout ; ni race, ni régime ne sauraient changer cette vérité. Il a fallu un effort gigantesque pour tromper la révolution au profit de l’étatisme. La révolution, comme l’être humain, est antiétatiste par essence. C’est la France, la première, qui a détourné la révolution de son but : c’est elle qui doit le lui rendre.

Moyennant une ou deux mises au point de la terminologie (opérées d’un commun accord dans notre groupe dès 1933), ces textes ne peuvent manquer de frapper par leur actualité permanente. Ils anticipent toute la problématique présente de la région, très particulièrement en France.

Ils soulignent d’abord la co-action et l’unité de structure dynamique des deux mouvements que la mentalité stato-nationaliste conçoit comme contraires : l’élan vers l’universel (communautaire, fédératif) et la prise sur le particulier (régional, local, autonomiste) la personne n’existant, au sens fort, que dans la tension entre ces deux pôles.

Ces textes réfutent ensuite l’objection des jacobins incorrigibles qui accusent les régionalistes de vouloir détruire la France, l’idéal national nommé France. Car Dandieu a montré mieux que personne comment le mouvement vers l’autonomie régionale était dans le droit fil de la véritable vocation française et de son mouvement libérateur. C’est lui qui représentait alors la véritable mission de la France, contre cette démission du spirituel et ce refus de l’universel qu’est le stato-nationalisme centraliste, trahison de la révolution libératrice, donc du rôle spécifique de la France.

Dans l’histoire du concept de région, clé de la révolution fédéraliste européenne, Arnaud Dandieu aura tenu une place proprement décisive : il a posé les équations de base, formulé les concepts opératoires. Et pour ma part, je ne cesse de mieux mesurer ce que j’ai dû et dois encore aux trop brèves années de notre collaboration politique et philosophique7.