(1981) Articles divers (1978-1981) « Le mythe et l’opéra (1979) » pp. 16-17

Le mythe et l’opéra (1979)y

Nous sortons à peine d’une période où l’on disait l’opéra passé de mode, parce que régnait la mode des avant-gardes en succession précipitée, si curieusement liée à l’ère bourgeoise dans l’histoire de notre culture européenne qui avait été jusqu’alors celle des styles et de leur déploiement dans le temps et l’espace du continent.

On parlait donc d’un genre qui avait fait son temps, impur, hybride, plus méli-mélo dramatique que musical ou vraiment théâtral. Par-dessus tout le condamnaient ses caractères ouvertement, outrageusement conventionnels : voir les descriptions de Tolstoï dans Qu’est-ce que l’Art ? qui date de 1905.

C’est au cours des dernières décennies que le terme de « convention » a changé de valeur, sinon de sens précis. Il évoquait le conformisme, les routines, les principes arbitraires ou bourgeois et la superficialité ! Après Saussure et la sémiologie, convention veut dire code permettant à la fois la communication et l’action concertée. Et nous redécouvrons qu’il n’y a dans la culture rien de plus sérieux qu’une convention, en tant que condition de l’échange signifiant.

La rhétorique, naguère si décriée n’est plus « vide » ni « superficielle » : elle est de nouveau cet « art de persuader » qu’enseignait la Logique de Port-Royal. Grâce aux études de Freud sur l’inconscient, nous entrevoyons la portée de ce que Baudelaire nommait « la rhétorique profonde ». Et nous commençons à comprendre à la lumière des archétypes de C. G. Jung la réalité des « personnages constants » du théâtre de tous les temps.

Mais voici le grand tournant de l’esthétique moderne : si les conventions sont sérieuses, si la rhétorique est liée aux profondeurs de l’inconscient, et si les archétypes sont plus réels que les individus décrits par nos romans — pour ne rien dire de ceux que nous côtoyons —, c’est que le Mythe, à travers conventions, rhétorique profonde, archétypes, exerce son empire sur toutes nos créations dans les domaines de l’âme et de l’affectivité. Et ces créations à leur tour vont gouverner nos sensibilités. « Combien d’hommes seraient amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler d’amour » se demandait La Rochefoucault.

C’est le mythe médiéval de Tristan qui a « parlé d’amour » à l’Europe puis à l’Occident tout entier, du xiie siècle des troubadours et du Roman breton jusqu’à Wagner. C’est par lui que la passion est entrée dans nos mœurs, envoûtante et parfois mortelle. Tous les grands opéras, tous les « vrais », voudrais-je dire, sont des émergences du Mythe, qu’il s’agisse d’abord des mythes grecs, dès la Renaissance : de l’Orfeo de Monteverdi à l’Orphée de Gluck, en passant par toutes les Médée, les Ariane et les Eurydice, mais aussi et presque aussitôt des mythes celtiques du King Arthur de Purcell à Parsifal. Et plus tard renaîtront les mythes germaniques, Siegfried, le Crépuscule des Dieux.

Entre-temps, se sont révélés les deux grands mythes annonciateurs des mouvements profonds de la psyché collective qui vont faire de l’Europe moderne une civilisation contestataire et subversive : elle se voudra négatrice des tabous et croira remplacer le sacré par la science, rationaliste jusqu’à la profanation, hédoniste jusqu’à la provocation devant la mort.

Don Juan autant que Faust sera son héros tragique. Reflet inversé de Tristan, homme de mille et trois femmes quand Tristan l’est d’une seule, il occupe la scène d’un bond quand Tristan s’y avance avec toute la lenteur de celui qu’hypnotise un objet merveilleux : Don Juan est l’anti-Tristan.

Parce qu’il est l’autre pôle du mythe de la passion — il est l’autre sommet de l’opéra. À la chanson d’aube de Brangaine qui du haut de la tour avertit les amants : « Habet acht ! Habet acht ! Schon weicht dem Tag die Nacht ! » on ne peut opposer que cette autre nuit d’été où s’avancent les « beaux masques » vengeurs, vêtus de noir. Don Juan d’un balcon les accueille et salue, cependant que se font entendre dans les profondeurs du palais les premières mesures du Menuet, sublime accord du désir tendre et de la mort déjà présente.

Ici le mythe s’est donné ses moyens d’expression les plus complets. La musique dit ce que nulle parole ne peut traduire.

Faut-il penser que les autres opéras, composés sur des thèmes d’histoire comme Don Carlos ou des anecdotes romanesques, comme Carmen ou la Traviata participent des pouvoirs mythiques par la vertu du genre, à l’insu de leurs auteurs ? Beau sujet de recherches, et le meilleur prétexte d’aller les voir à peu près tous, ne fût-ce que pour savoir si ma clé joue…

L’opéra : une école de l’âme, s’il est vrai, selon les gnostiques, que l’âme désigne cette part de l’humain intermédiaire entre le corps et l’intellect, ou mieux, entre la chair et l’esprit, et qui est la part du cœur, de l’affectivité, de l’amour, de la danse et du rêve. Tout ce qui échappe à la technologie, et qu’elle tend à éliminer.

Le xxe siècle n’a pas su produire à l’expression un mythe nouveau. « La musique savante manque à notre désir » (Rimbaud). Mais l’opéra, impatiemment interrogé par la jeunesse, lui dira-t-il peut-être un jour : vois ton image et reconnais ton rêve ?