(1973) Articles divers (1970-1973) « Le sort de l’an 2000 se joue dans nos écoles (mars 1972) » pp. 1-4

Le sort de l’an 2000 se joue dans nos écoles (mars 1972)ab

Les trois urgences

Lorsque se réunit le congrès de La Haye, sous la présidence de Churchill, en mai 1948, il paraissait urgent de faire l’Europe pour empêcher le retour des folies d’hier : deux guerres mondiales déclenchées par le choc de nos nationalismes étatisés.

À cette urgence définie en termes de contre-passé, et qui allait aboutir à la formation du Conseil de l’Europe, succéda bientôt l’urgence du présent : restaurer l’économie du continent. Et ce fut la période des organisations intergouvernementales : plan Marshall, OECE, Communautés de Luxembourg et Bruxelles. La lenteur, évoquant celle de certains cauchemars, et la systématique insuffisance de ces « réalisations » expliquent la montée soudaine, à laquelle nous assistons, d’une urgence tout à fait différente, définie cette fois-ci en termes d’avenir : savoir si l’an 2000 de l’Europe ouvrira une apocalypse du genre humain ou s’il présentera au monde le modèle d’une civilisation post-industrielle équilibrée, voilà qui sera déterminé, en bonne partie, d’une manière largement irréversible, par les mesures que nous prendrons dès aujourd’hui et dans les dix ou quinze années qui viennent.

Le sort de l’an 2000 se joue maintenant

Il est clair, en effet, que les maisons que nous bâtissons, les plans d’urbanisme que nous décidons ou négligeons de décider, les centaines de milliers d’hectares que nous bétonnons dans le monde entier (supermarchés, parkings, autoroutes, aéroports), dessinent d’ores et déjà le paysage de l’an 2000. Non seulement parce que ces constructions vont rester là comme des crânes vides ou des pans de désert rongés pendant des siècles (il serait beaucoup trop cher de les raser, presque impossible d’effacer leurs traces) mais aussi parce qu’on sait que pour reconstituer l’humus détruit en quelques heures par les traxs ou recouvert par la marée montante du béton, il faudrait des millions d’années.

Ce que nous faisons aujourd’hui engage ou compromet irrévocablement — mais aussi peut favoriser, si c’est bien fait — des aspects décisifs de l’an 2000, et cela non seulement dans le monde physique — villes et routes, habitat environnement — mais dans le monde moral, dont le physique matérialise les structures et les valeurs. Et voilà qui dépend de l’éducation.

L’Europe de l’an 2000 sera gérée soit par les Européens qui ont aujourd’hui de dix à vingt ans, et qui sont les élèves de nos écoles, soit par une commission américaine (selon la prévision de Valéry)13, soit par des commissaires soviétiques, ou par quelque combinaison des deux.

Si l’Europe est gérée par les Européens, c’est qu’elle aura réussi son union ; car autrement elle ne pourra rien à opposer aux entreprises des deux impérialismes, l’économique et l’idéologique. Mais pour qu’elle réussisse son union, qui ne peut être que fédérale, il faut que les jeunes Européens soient élevés dès maintenant dans un climat mental, psychologique et affectif qui prépare cette union, qui l’implique, et qui la rende possible et nécessaire ; alors que le climat de l’École depuis cent ans, fait précisément le contraire.

Depuis cent ans…

L’École devenue obligatoire dans la plupart de nos pays, vers les années 1880, prépare des nationalistes. Elle présente l’État-nation de modèle napoléonien centralisé, uniformisé et territorialement borné, comme le dernier mot de l’Histoire, la seule forme pensable de société humaine. Et du même coup, elle tend à nous faire croire que cet État-nation a toujours existé, telles une Idée platonicienne ou une Essence métaphysique. Ainsi des neuf nations (ou fragments de nations) qui forment la France actuelle14 : à en croire les manuels d’histoire français, les rois de France ne les ont pas conquises par la force ou la ruse, ils les ont simplement « réunies » de manière à remplir l’Hexagone, forme idéale créée par Dieu, par la Raison ou par la nature, selon les écoles successives d’idéologues, d’historiographes et de géographes.

Par ailleurs, cette vision de l’Histoire (et du même coup de la géographie, de l’économie, de la sociologie et du civisme) primo est fausse, contraire aux faits les plus patents, et secundo rend impossible toute union supranationale ou fédérale, à l’échelle du continent.

La condition sine qua non

Si donc l’on veut que l’Europe de l’an 2000 soit gérée par les Européens, c’est-à-dire ait fait son union, il faut que l’École cesse d’enseigner que les seules réalités sont les États-nations, car ceux-ci par principe s’opposent à toute espèce d’union sérieuse, qui s’opère dans la réalité et non dans les discours ministériels. Il faut que l’École cesse d’enseigner que la souveraineté nationale est un absolu religieux, le seul que l’on vénère encore et que les Pouvoirs de l’Ouest comme de l’Est invoquent comme le suprême recours contre les mesures d’union que tout appelle.

Il faut que l’horizon de l’enseignement ne soit plus la nation et ses mythes orgueilleux, mais la région et ses réalités tangibles, puis l’Europe et ses réalités culturelles, enfin l’Humanité, unité biologique, écologique et spirituelle.

Il n’y aura pas d’Europe unie en l’an 2000 si l’on ne commence pas aujourd’hui et si l’on n’achève pas dans les années qui viennent, une véritable mutation de l’enseignement.

Car nos États sont gouvernés aujourd’hui par les manuels qui ont formé nos chefs d’État.

L’un d’entre eux répétait dans ses discours — répercutés par ses ministres et les députés de son parti — que « l’Europe va de Gibraltar à l’Oural ». Et sa politique étrangère se fondait en partie sur cette définition. Comment expliquer une erreur de « grandeur » aussi manifeste ? (On sait que l’Oural, chaîne de collines et petit fleuve affluent de la Volga, en tous points comparables à la Ruhr, est le cœur du bassin de l’industrie lourde de l’URSS.) J’ai mis deux de mes étudiants sur ce problème. Ils ont trouvé que la grande majorité des manuels d’histoire et de géographie des années 1900 à 1914, définissaient précisément l’Europe comme allant « de Gibraltar à l’Oural ».

L’an 2000 se joue aujourd’hui dans les leçons de nos écoles secondaires.

Si l’École a fait le mal nationaliste en alignant les esprits pour le compte de l’État — cependant que l’Armée alignait les corps et que la Presse alignait les curiosités — c’est de l’École que doit venir le remède.

Partant de cette grande évidence, nous nous posions dès 1958 la question suivante : comment ouvrir nos écoles à l’Europe, en sorte qu’elles préparent désormais non plus de petits nationalistes, sujets passifs d’un État sans visage, et rouages d’une société mécanisée, mais bien des citoyens actifs et responsables de leurs appartenances multiples mais concrètes à leur commune, à leur région, à notre Europe, et à l’Humanité dans son ensemble ?

Dès le printemps de 1961, nous arrêtions les grandes lignes d’un programme aussi simple qu’ambitieux : faire l’Europe en formant aujourd’hui les Européens de demain.

Nous expliquions ainsi nos objectifs :

L’Europe commence par l’organisation : Conseil de l’Europe, Communautés européennes, CERN. Mais elle ne deviendra vivante que par les citoyens qui la vivront, conscients de leurs devoirs envers ce grand ensemble générateur de libertés que constitue leur civilisation.

Mais comment devenir citoyen d’un pays qui n’en est pas un, puisqu’il n’a pas encore de politique commune et d’organes gouvernementaux ? Point d’Europe sans citoyens européens. Mais point de citoyens européens, sans une Europe politiquement constituée…

Le moyen pratique pour sortir de ce cercle vicieux ne serait-il pas de s’appuyer sur quelque chose qui existe déjà bel et bien et qui joue un rôle important dans la formation de chaque Européen : l’École ?

Or l’École fait des citoyens pour ce qu’on veut, et trop souvent, pour ce que l’État lui demande. Longtemps elle a fait des citoyens pour la nation seulement. Nous avons payé cela par les deux guerres mondiales. Pourquoi ne ferait-elle pas dorénavant, des citoyens pour une Europe unie, équilibrée, et pour une nouvelle société, condition de la paix mondiale ? Commencer l’action en faveur d’un civisme européen par l’École, et avec l’aide des enseignants, non pas en ajoutant à des programmes déjà trop chargés des heures sur l’Europe, mais en introduisant dans les leçons d’histoire, de géographie, d’économie, de langues, d’art et d’instruction civique, un angle de vision européen : telle a été dès l’origine l’idée directrice de la Campagne d’éducation civique européenne. Et quant à la méthode, elle devait consister à équiper et à former au cours de stages quelques milliers d’enseignants qui, à leur tour, propageraient l’idée civique européenne parmi leurs collègues, et par ce procédé de démultiplication, atteindraient en peu d’années une proportion très importante des élèves de tous nos pays.

Premiers résultats

Comment mesurer et certifier les résultats d’une action éducative ? Ils sont par nature diffus, et visent à la fois le court terme des examens, le moyen terme de la préparation professionnelle, et le long terme de l’intégration de la personne. Nul ne peut dire dans quelle mesure exacte les enseignants de nos pays ont été réellement touchés par la Campagne, c’est-à-dire ont orienté leur enseignement dans le sens d’un civisme européen. Mais on peut citer quelques chiffres :

— 33 stages de formation, dans 15 pays, ont réuni jusqu’ici environ 1500 enseignants du Secondaire et 200 directeurs de lycées ou d’écoles normales.

— 25 numéros de la revue Civisme européen ont paru en français, prenant la suite de 6 bulletins du Centre européen de la culture. Une édition anglaise paraît depuis 1971. Des éditions allemande néerlandaise, italienne, suivront.

D’autre part, on peut citer quelques résultats de nos stages, destinés à faire entrer l’éducation européenne dans les programmes et les manuels :

— après le stage de Bruxelles, en 1963, des sessions nationales de formation pour enseignants sont organisées par le ministère belge de l’Éducation et de la Culture ;

— en Irlande, à la suite du stage de Malahide, en 1965, un programme national d’éducation civique est élaboré dans une optique européenne ;

— après le séminaire de Bruges, en 1968, sur les stéréotypes nationaux, un centre de recherches est créé à l’Université de Gand, pour l’examen des manuels et les contacts avec auteurs et éditeurs ;

— de nombreux manuels d’histoire incluent désormais un chapitre final sur l’union de l’Europe15 ;

— d’une manière générale, la plupart des programmes admettent ou favorisent de plus en plus l’optique européenne dans l’enseignement de l’histoire et de la géographie.

Tout cela représente une somme d’efforts d’autant plus grande, voire excessive pour notre petit staff, que les appuis financiers nous ont été plus chichement mesurés, comme on sait qu’il est de règle dans notre société « européenne » par antiphrase — en réalité nationale-matérialiste.

Tout cela reste insignifiant au regard des dimensions et de l’urgence des tâches qui incombent à l’École, si l’on veut réellement construire l’Europe.

Même si tous les enseignants touchés par la Campagne avaient tiré le maximum de conséquences constructives de nos stages et de notre documentation, et l’avaient répercuté sur leurs collègues et leurs élèves avec une efficacité totale, ce serait encore dérisoirement insuffisant pour passer le seuil des résistances routinières et des réflexes stato-nationalistes ; pour atteindre la masse critique indispensable au déclenchement du processus fédéraliste européen.

Or, je ne vois aucune méthode meilleure que celle qu’ont adoptée, depuis dix ans, les associations d’enseignants à vocation européenne dont la Campagne veut être l’expression commune et l’instrument.

Il faudrait multiplier par dix, au moins, les moyens matériels (et par suite personnels) dont nous disposons actuellement si l’on veut centupler l’impact nécessaire sur l’École, et au-delà de l’École, sur l’éducation générale de la jeunesse européenne, civique, professionnelle et personnelle.

Ce ne sont pas nos États qui feront l’Europe, n’ont-ils pas prouvé depuis des siècles qu’ils étaient là pour l’empêcher de se faire ?

Ce ne sont pas les grandes bureaucraties de Bruxelles, de Strasbourg, de Luxembourg qui feront l’Europe — s’il est vrai qu’elles y contribuent avec une indéniable compétence dans leurs domaines. C’est l’École et ce sont les enseignants dialoguant avec leurs élèves.

Si l’on a compris cela, et si l’on veut l’Europe, on admettra l’urgence de la Campagne, et l’on fera ce qu’il faut pour qu’elle soit efficace.

Pédagogie écologique, ou de l’utilité des catastrophes

On nous dit que les esprits ne sont pas mûrs pour l’union des Européens. Quand le seront-ils jamais sans la préparation que, dans l’état actuel des choses, l’École seule est en mesure de leur donner ? Jusqu’ici, elle était censée, officiellement, préparer tout le contraire d’hommes libres, citoyens de l’Europe et du monde : des producteurs — consommateurs disciplinés et des nationalistes bornés dans leurs frontières (où même les fleuves s’arrêtaient pile, sur les cartes). Quelle force au monde pourra mouvoir l’École d’État, et disons le mot, la révolutionner ?

Le salut peut nous venir du danger qui menace à bout portant, nous le savons aujourd’hui, la vie globale de l’humanité. Les catastrophes écologiques, ou écocatastrophes imminentes, vont forcer les plus sourds et les plus myopes à secouer leur torpeur, à faire des choix, à décider une politique de l’homme :

— veut-on la Puissance à tout prix (celle de l’État-nation, s’entend), la Croissance à tout prix (du PNB, des salaires et des dividendes), et alors on se rue aux catastrophes calculées en détail par les ordinateurs ;

— ou veut-on l’équilibre vivant entre l’homme, la cité et la nature ? Et alors il faut dès maintenant réunir les moyens de l’action nécessaire, et payer le tribut de la survie de l’homme.

L’écologie, qui est art et science des équilibres biologiques et dynamiques, va désormais déterminer nos choix, et toutes nos options politiques, au sens de stratégie de l’humanité.

Qu’il me suffise d’une phrase-image pour résumer toute la révolution que nous appelons, qui n’est ni de gauche ni de droite, qui n’oppose au profit matériel que l’honneur et le bonheur humain, et dont dépendra l’avenir non seulement de l’École, ou de l’Europe, mais du Monde :

Le civisme commence au respect des forêts.