(1973) Articles divers (1970-1973) « Les régions et la civilisation (mars 1971) » pp. 31-32

Les régions et la civilisation (mars 1971)s

Le thème de la région s’impose de plus en plus à l’attention des responsables de la vie politique de nos pays, qu’il s’agisse de régions économiques, ethniques, écologiques ou simplement administratives.

La Communauté européenne a été la première à réunir sur ce problème, dès 1960, des groupes d’études dont les travaux devaient prendre forme institutionnelle dès 1967, lorsque fut créée à Bruxelles la Direction générale de la politique régionale. On sait du reste que le débat sur les régions prend sans cesse plus d’ampleur et d’urgence dans la vie politique française, notamment.

Quoi qu’il en soit, et hors de toute politique au sens étroit du terme, il est un fait que je crois indispensable de mettre en relief ; c’est que les études régionales paraissent propres à renouveler non seulement les méthodes mais les conditions concrètes d’un grand nombre d’activités culturelles en Europe, et tout d’abord l’enseignement des principales disciplines traditionnelles, aux trois degrés.

Géographie

Toute géographie « nationale » fondée sur la notion de « frontières naturelles » est un non-sens. Ni les ethnies, ni les langues, ni les traditions religieuses et sociales, ne sont séparées par les fleuves ou les crêtes des chaînes montagneuses. Quant aux nations, elles sont le produit des viols répétés de la géographie par l’histoire. Tout est à refaire dans ce domaine, sur la base des entités régionales, seules réelles, et de leurs interdépendances. Or ces entités sont souvent définies, géographiquement, par ce qui était censé diviser les nations, elles prennent pour axe ce qui les scindait ou bornait : un fleuve (la région rhénane) ou une chaîne de montagnes (région du Mont-Blanc, Pyrénées basques, Oural).

Histoire

Une Europe merveilleusement nouvelle naîtra de l’étude honnête du passé systématiquement défiguré depuis un siècle par les manuels et par les historiens nationalistes.

Le livre de Morvan Lebesque, Comment peut-on être Breton ?, donne une idée émouvante des possibilités de renouvellement de l’histoire interprétée à partir des réalités humaines, et non plus des mythes stato-nationaux. (Voir aussi Sur la France de Robert Lafont.) Toute l’histoire de l’Europe étant à refaire de fond en comble, après un siècle et demi de falsifications obligatoires par les manuels et les doctrines nationalistes, je n’imagine pas de principe méthodologique plus fécond, pour cette renaissance, que celui de la génétique des régions dans l’ensemble socioculturel de l’Europe tel qu’il s’est composé pendant trois millénaires.

Instruction civique

La participation réelle du citoyen aux affaires publiques en tant qu’acteur, non-spectateur, n’étant possible et praticable en général que dans le cadre communal et régional, l’avenir de la démocratie se confond avec celui des régions. Toute instruction civique digne de ce nom commencera donc par définir les conditions concrètes d’exercice du civisme, les dimensions variées des tâches publiques et des communautés qui leur correspondent : commune et entreprise, région, groupe de régions (national ou sectoriel), fédération — et loin de se borner à décrire les institutions de la Capitale, elle fera voir les problèmes concrets de la vie publique et les moyens d’y participer à tous les étages décisionnels.

Arts et lettres

Toute l’histoire de nos créations est à refaire sur cette double donnée de base :

— les grands styles européens, puis mondiaux, du roman et du gothique au Bauhaus et à « l’architecture visionnaire » ; du classicisme et du baroque au surréalisme et à l’art abstrait ; de la polyphonie à l’atonalité et à la musique concrète ; du rationalisme aux romantismes de toutes les époques, de la scolastique au marxisme et aux existentialismes ;

— les foyers locaux de création : académies italiennes, « nations » d’artistes, c’est-à-dire grands ateliers ou écoles régionales de peinture : Venise, Fontainebleau, la Rhénanie, le Blaue Reiter, l’École de Paris ; — de musique ; le Languedoc des troubadours, les Flandres, le groupe des Six, l’École de Vienne ; — de littérature : la Pléiade, les élisabéthains, l’École suisse de Zurich, Weimar, les lakistes ; — de philosophie : des éléates jusqu’aux logiciens de Vienne puis d’Oxford et aux structuralistes de Paris.

Il n’y a pas de rayonnement continental ou planétaire sans foyers locaux, mais aucun ne s’arrête aux nations, entre le particulier et l’universel.

Écologie

Cette science nouvelle est à la fois, par excellence, une « science humaine », une « science politique » et une recherche interdisciplinaire ou transdisciplinaire, selon le terme proposé par Jean Piaget.

Elle requiert des données médicales et sociologiques, économiques et historiques, ethniques, juridiques et administratives, puis l’étude de leurs interactions, enfin le calcul de leurs résultantes et de leur possible optimisation.

Elle ne connaît en fait ni frontières nationales, ni circonscriptions électorales ou fiscales, mais des continents et des régions.

Et cependant, elle doit tenir compte des obstacles que les États-nations mettent à toute stratégie écologique cohérente, c’est-à-dire transnationale, et du degré de liberté qu’ils laissent aux industriels anarchistes, ceux qui exploitent et détruisent sans scrupule le sol, les eaux, l’atmosphère, et qui abusent cyniquement de l’effrayante adaptabilité du genre humain.

Enfin, l’écologie nous oblige à poser la question des vraies fins de la cité et de ses priorités : le profit à tout prix, ou un certain sens de la vie ? Un niveau de vie quantitatif et chiffrable, ou un mode de vie qualitatif et conforme à nos idéaux ?

Et ceci doit remettre en cause les fameuses « nécessités » de l’Économie, science et pratique qui par ailleurs va subir un bouleversement recréateur du seul fait de l’oblitération des paramètres nationaux, remplacés par une planification continentale à base d’unités régionales en interdépendances globales.

Dans tous ces domaines, l’articulation de la recherche fondamentale et des applications prospectives, de la science et de la politique, de la pensée et de l’action, peut être fournie par la région.