(1962) Articles divers (1957-1962) « La culture et l’union de l’Europe (avril 1962) » pp. 9-13

La culture et l’union de l’Europe (avril 1962)z

S’il est question d’intégration européenne et qu’on lui parle de culture, l’homme d’aujourd’hui, qu’il soit d’ailleurs industriel ou philosophe, a d’abord un réflexe de doute.

L’Europe qui se fait, dans la réalité concrète, n’est-elle pas avant tout l’Europe économique, c’est-à-dire le Marché commun ? Le traité de Rome, les Six, les accords agricoles, la candidature britannique, voilà le solide et le raisonnable. Mais qu’est-ce que la culture viendrait faire là-dedans ? Quelles contributions efficaces a-t-elle apportées à l’union ? N’est-elle pas au contraire, ajoutent certains, l’un des derniers bastions de l’esprit nationaliste, des particularismes périmés ?

Répondre à ces questions me paraît vital, et non seulement pour notre Fondation, mais pour tous ceux qui ont travaillé depuis longtemps à faire l’Europe, chacun dans son domaine professionnel.

J’essaierai donc de démontrer ici, d’une manière aussi simple que possible :

1° que l’Europe unie est beaucoup plus que le Marché commun, moyen nécessaire mais non pas suffisant ;

2° que le Marché commun serait impensable (et au surplus n’aurait jamais vu le jour) s’il ne s’inscrivait pas dans une longue tradition culturelle européenne ;

3° que cette tradition, éclairant la conjoncture actuelle, exige la création d’une Europe fédérale, et non pas d’une Europe unitaire ;

4° que le fédéralisme et la culture s’appellent et se conditionnent réciproquement ;

5° enfin, que l’Europe, sans sa culture, ne serait pas l’Europe mais un cap de l’Asie.

Doutes sur l’utilité de la culture

Le grand public pense aujourd’hui que faire l’Europe, c’est une question de tarifs douaniers, de prix de revient, de niveaux de vie, d’ajustements sociaux et monétaires, en attendant peut-être, un jour, une sorte de confédération politique, — qui effraye encore beaucoup de nos États. Les problèmes culturels ne seraient par conséquent que des problèmes marginaux. La culture serait au mieux l’ornement des loisirs, un luxe flatteur, une dernière touche que mettraient les décorateurs à l’édifice du nouveau consortium européen. Elle deviendrait un parasite si elle insistait pour qu’on augmente son budget. Cette vue très populaire, née d’un xixe siècle utilitariste et mercantile, est en fait partagée par les élites sociales de notre continent : il suffit pour s’en assurer de comparer nos budgets de la culture avec ceux de l’URSS et des USA, puissances modernes ; et surtout de comparer la dotation globale des quelque 40 000 fondations américaines, qui se chiffre en milliards de dollars, avec celle des quelque 300 fondations culturelles existant dans nos pays, qui ne se chiffre qu’en millions de francs, marks ou florins. Mais quelle que soit sa popularité, cette courte vue matérialiste se révèle au premier examen non seulement fausse en soi mais particulièrement dangereuse pour l’Europe.

L’équation européenne

Si l’Europe a pu dominer le monde par son économie, ses armes et ses techniques, de la Renaissance jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, et si elle est encore aujourd’hui l’une des trois grandes puissances de la planète, ce n’est pas à ses richesses naturelles qu’elle le doit : simple cap de l’Asie (4 % des terres émergées du globe), un peu moins peuplée que l’Inde et beaucoup plus pauvre en matières premières, l’Europe avait moins de chances matérielles que l’Inde de sortir de sa pauvreté primitive. Comment alors expliquer la différence spectaculaire que l’on sait entre le destin de la péninsule indienne et celui de la péninsule européenne ? Sinon par la différence des cultures, au sens le plus large du terme, qui va de la religion à la technique en passant par la philosophie, les sciences, les arts, l’éducation et la morale.

L’Europe est très peu de choses plus une certaine culture, qui a fait d’une pauvre terre découpée et cloisonnée le cœur et le cerveau de la planète, pour plus de cinq siècles déjà, — et c’est bien loin d’être fini !

Selon la plus célèbre équation de notre époque, celle d’Einstein, l’énergie est égale au produit de la masse par le carré de la vitesse de la lumière, et cela s’écrit :

E = mc2

En désignant l’Europe par E, la petite masse physique de notre continent par m, et sa culture par c, nous obtenons une équation semblable et non moins chargée de conséquences :

E = mc2

Europe = Cap de l’Asie x culture intensive

Un combat sur deux fronts

Que veut dire, dans ces conditions, l’expression courant : « faire l’Europe » ?

L’Europe existe depuis des millénaires. Il n’est pas question de la créer ; mais simplement, les circonstances du xxe siècle, — très largement créées par nos œuvres, d’ailleurs ! — nous commandent impérieusement de réunir nos peuples et de mettre en pool leurs ressources, trop longtemps divisées entre une vingtaine d’États tous trop petits désormais pour se suffire.

Tel étant le problème véritable, on voit qu’il est bien moins économique que politique, et en fin de compte, culturel. Car c’est la politique nationaliste (le tabou de la souveraineté absolue, les résidus d’attitudes impérialistes, l’orgueil national, les méfiances traditionnelles de peuple à peuple, etc.) qui s’oppose à l’union nécessaire, admise et réclamée par tous les bons économistes.

Or cette attitude politique, ce tabou de la souveraineté, cet orgueil national, ces méfiances séculaires, pour périmés qu’ils soient, sont profondément enracinés dans un millénaire au moins de culture européenne.

L’obstacle principal à notre union réside dans les esprits, non dans les faits. C’est donc dans les esprits qu’il s’agit de le combattre. Et ceci n’est pas une question de technique ou de calculs tarifaires, mais une question de mentalité, d’habitudes de pensée, de réflexes acquis — de sentiment autant que de raison. Donc une question de culture, d’éducation nouvelle.

Mais « faire l’Europe » ne veut pas dire seulement réduire les obstacles à l’union. Et c’est là qu’intervient à nouveau la culture, d’une manière positive, créatrice, et vitale.

Un ingénieur, un technocrate et un théoricien de l’économie peuvent vous faire en trois jours un plan géométrique d’unification rigoureuse du continent, supprimant non seulement les douanes, mais toutes les différences locales et nationales de traditions et de régimes ; ils peuvent vous démontrer que ce plan serait rentable, et que votre intérêt commande de l’appliquer.

Un autre groupe peut vous rappeler que depuis Dante et Pierre Dubois, au début du xive siècle, en passant par le roi de Bohême, Georges Podiebrad, au xve siècle ; par le duc de Sully, l’évêque morave Comenius, le philosophe Leibniz et l’homme d’État William Penn au xviie siècle ; par l’abbé de Saint-Pierre, Rousseau et Kant au xviiie siècle ; par Saint-Simon, Bentham, Mazzini et Proudhon au xixe siècle, jusqu’à Coudenhove-Kalergi, Briand et Churchill, de nos jours, — depuis six siècles donc, les meilleurs esprits et les meilleurs hommes politiques du continent n’ont cessé de préconiser une union fédérale de nos peuples, respectant leurs diversités.

Aux premiers vous direz : votre Europe technicienne marcherait sans nul doute, elle « rendrait » matériellement. Elle serait unifiée mais ne serait plus l’Europe.

Aux seconds, vous direz : votre Europe harmonieuse serait sans nul doute plus conforme au génie de nos peuples divers, mais voilà six-cents ans qu’elle échoue dans tous ses efforts vers l’union.

Les uns et les autres ont raison, en ce sens qu’ils sont nécessaires, soit comme moteur, soit comme volant ; les uns et les autres ont tort quand ils se prétendent suffisants, à eux seuls. Leur dialogue est vital pour l’avenir de l’Europe. Ce n’est pas un dialogue politique, et encore moins économique. C’est vraiment un dialogue culturel. La synthèse de ces deux doctrines, c’est l’attitude fédéraliste : l’union dans la diversité. Il faut prendre au sérieux les deux termes ensemble. Tel est le secret spirituel de notre avenir.

L’énergie tout à fait extraordinaire qu’ont dégagée les peuples de ce continent, et qui leur a permis de dominer le monde, a sa source dans les tensions produites par nos diversités, — de religions, de races et de coutumes, d’idéologies, d’ambitions.

Mais lorsque ces diversités s’absolutisent, se ferment sur elles-mêmes, et deviennent en fait divisions, le corps européen se déchire et s’étiole : c’est ce qui s’est produit par deux fois dans la génération à laquelle j’appartiens, et l’Europe a risqué d’en périr.

Insister sur nos seules diversités détruit l’Europe matériellement. Vouloir nous unifier dans un cadre rigide détruit l’Europe spirituellement.

Le combat sur deux fronts pour une Europe unie, mais unie dans ses diversités, — voilà la tâche de la culture et sa vocation prospective.

Il n’y aurait pas d’Europe sans tout ce que la culture a su tirer de nos pauvres conditions physiques. De la culture aussi sont venues nos divisions, presque mortelles. De la culture enfin doit venir le remède à nos maux, et il est double : réduire les préjugés nationalistes, qui s’opposent à toute forme d’union ; et proposer un modèle efficace d’union spécifiquement européenne, qui s’appelle le fédéralisme.

Double mission européenne de la culture

Traduisons maintenant ces principes en termes d’activités culturelles. Nous voyons que le programme commun des instituts, mouvements et associations de culture que notre Fondation entend soutenir, doit comprendre les deux tâches suivantes :

organiser la coopération des forces culturelles au-delà des frontières nationales ;

créer un état d’esprit favorable à l’avènement d’une union fédérale, seule conforme au génie « un et divers » de la culture européenne.

L’Europe n’est pas une addition de cultures nationales. Celles-ci sont des apparitions relativement récentes, et plus ou moins artificielles, qui ont tenté de prendre forme, grâce à l’École surtout, pendant l’ère nationaliste et colonialiste — seconde moitié du xixe et première moitié du xxe siècle — en s’appuyant sur la diversité de nos langues.

La première tâche sera donc d’illustrer l’unité de base de toutes ces cultures prétendument « nationales » ; de montrer que la culture commune des Européens est beaucoup plus ancienne que notre présent découpage en États qui se disent « souverains » mais qui seraient bien en peine de le prouver ; bref, de montrer que la culture, en Europe, est un phénomène à la fois pré-national et supranational, diversifié selon les époques, les régions, les écoles de pensée, mais fondamentalement commun. En inculquant ces vérités incontestables à la génération présente et aux générations montantes, — par le livre, la presse et le film, par un meilleur enseignement de l’histoire, par des comparaisons globales entre l’Europe et les cultures réellement différentes des autres continents, mais aussi et surtout par l’exemple vécu d’une coopération supranationale des savants, des sociologues, des éducateurs, des éditeurs, des publicistes, etc. — les instituts et associations culturelles militant pour l’Europe unie apportent une contribution essentielle à l’intégration du continent. Ils réduisent les obstacles mentaux qui entravent encore la construction économique et politique de l’Europe.

La seconde tâche consiste à prendre au sérieux les principes de notre culture occidentale, et d’abord à les mieux connaître.

Que servirait de doter l’Europe d’institutions communes même techniquement parfaites, si les Européens de demain ne croyaient plus à leurs valeurs, à leurs idéaux, à tout ce qui a fait la grandeur de l’Europe ? Et que sert de prêcher l’union européenne à des gens qui répondent que l’Europe n’est plus rien, qu’elle n’a pas d’idéal à opposer aux ambitions mondiales du communisme, ni de valeurs à proposer au tiers-monde récemment libéré ? Vouloir faire l’Europe par des procédés techniques, sans tenir compte de cette situation morale, ne serait pas seulement dangereux mais vain. Cette méthode soi-disant réaliste serait simplement utopique et vouée dès le départ à un échec sans gloire.

Prendre au sérieux nos principes et nos valeurs, c’est une affaire d’éducation. Contrairement à l’Asie et à l’URSS, l’Europe a toujours voulu former des hommes à la fois libres et responsables. C’est là son grand atout, c’est le secret de son dynamisme incomparable. Et cela se traduit dans le domaine de la recherche, par la double exigence de la liberté d’investigation individuelle d’une part, et de l’organisation du travail en équipe selon un plan commun, d’autre part. Dans le domaine de l’éducation civique, par la double exigence du développement de l’esprit critique et de l’information d’une part, de l’esprit communautaire et du sens des responsabilités sociales d’autre part.

Ces deux grandes tâches, je le répète, sont vitales et elles relèvent de la culture au premier chef, j’entends par là : de la recherche pure, de la philosophie, des sciences humaines, et surtout de l’éducation.

Si les programmes des instituts européens, des chercheurs et des publicistes, des enseignants enfin (aux trois degrés orientés vers l’Europe unie) ne sont pas fortement soutenus dès maintenant, les plus belles réalisations économiques de l’OCDE et du Marché commun resteront pauvres de substance humaine, mal intégrées à la manière de vivre européenne et à la vocation fédéraliste de l’Europe. Contre la volonté de leurs initiateurs, elles risqueront, un jour, de dénaturer cette Europe que l’on croyait « faire ». Car, en fin de compte, pourquoi faut-il créer un grand marché européen ? Sinon pour mettre ou remettre l’Europe en mesure d’exercer sa fonction planétaire, qui est une fonction d’animation, d’échanges, et d’équilibre dynamique dans le progrès de l’humanité vers les libertés personnelles, — non vers les grandeurs nationales.

Au terme de l’intégration européenne, s’il ne devait y avoir que dividendes, bombes atomiques, autos et frigidaires, les forces culturelles auraient le droit de s’occuper dès maintenant d’autre chose. Mais sans l’action éducatrice de toutes nos forces culturelles, décuplées par une aide puissante que l’économie seule peut leur donner, l’indispensable union économique ne pourra jamais prendre vie : trop de contre-courants psychologiques, trop de préjugés traditionnels et scolaires, trop de réflexes nationalistes continueront à la freiner. Et les Autres arriveront avant nous à des positions de puissance dont ils ne manqueront pas d’abuser contre l’homme, du moins tel que nous le concevons. En admettant qu’une armature d’institutions s’impose tout de même à nos peuples passifs, si les forces de culture ne l’animent pas, une Europe techniquement unifiée ne sera jamais qu’une coque vide.


L’apport vital des forces culturelles à notre intégration consiste donc d’abord à préparer le terrain pour les mesures politiques qui achèveront l’union, mais aussi et surtout à orienter ces mesures, conformément au génie propre de l’Europe, qui est celui de l’union dans la diversité, c’est-à-dire du fédéralisme.

Si l’on me dit que j’aligne ici des évidences, j’en serai content : telle était bien mon intention. Mais je demanderai que l’on confronte ces évidences avec les croyances populaires que je rappelais en débutant, celles qui inspirent la méfiance courante à l’endroit de la culture et de son « utilité ». On verra qu’elles s’opposent diamétralement. Si les croyances populaires ont raison, le peu que l’on a fait jusqu’ici pour la culture était de trop. Si au contraire mes arguments sont « évidents », alors il est grand temps que la très riche Europe en tire les conséquences logiques — et pratiques.