(1981) Articles divers (1978-1981) « Formule d’une Europe parallèle ou rêverie d’un fédéraliste libertaire (1979) » pp. 29-30

Formule d’une Europe parallèle ou rêverie d’un fédéraliste libertaire (1979)ad

« Mes désirs construisent et tendent à me faire ce qui me plaît exactement. »

Paul Valéry

Parmi les droits fondamentaux de l’homme, le droit au rêve est l’un des plus souvent négligés… par ses ayants droit. Saisissant l’occasion d’un jubilé qui pouvait le porter à l’indulgence — d’autant que nous étions de la même année —, j’avais souhaité soumettre au jugement du grand juriste Fernand Dehousse un cas pendable d’utopie fédéraliste, dont il n’eût pas ignoré que j’étais l’auteur. Le destin ne lui a pas permis de me répondre. Je ne cesserai pourtant pas de l’interroger, vivant dans ma mémoire, exigeant et confiant…


L’évolution de l’idée européenne, du congrès de La Haye, 1948, aux derniers marathons agricoles de Bruxelles, illustre la croissance zéro.

Depuis trente ans que nos chefs d’État la disent urgente, notre union n’a cessé de ne pas avancer. J’y vois la preuve qu’on ne peut la faire sur la base de ces États-nations qui partagent aujourd’hui la planète en un peu plus de cent-cinquante compartiments.

Mais si l’on ne peut pas la faire avec eux, peut-on l’imaginer sans eux ?


Des régions se dessinent peu à peu dans la réalité continentale. Oblitérées depuis deux siècles par la méfiance ou la haine vigilantes de l’administration centralisée, elles reprennent du relief sitôt qu’il est question de dévaloriser si peu que ce soit les frontières que décrètent, sur notre péninsule, le hasard des guerres et le jeu des traités.

« Une région ne se délimite pas, elle se reconnaît », écrivait Vidal de la Blache. Une quarantaine de ces « reconnaissances » sont en train de s’opérer dans l’Ouest européen. Or, la plupart des aires régionales ainsi reconnues se trouvent être transfrontalières. Et l’on est amené à constater que, confrontés aux problèmes qui s’y posent, les États-nations à tout coup bloquent les solutions de bon sens. C’est qu’il s’agit, pour la capitale, de sauver l’idée de souveraineté, et non pas de résoudre telle ou telle crise concrète.

Mais à cause de cela même, ces régions prennent conscience à la fois de leur identité particulière, et de leur problématique commune. Elles demandent à s’autogérer, et voient bien qu’elles devraient se fédérer à cette fin.

Qui pourrait les retenir de le faire ? Les États-nations seuls. Mais ils devraient alors s’avouer franchement totalitaires, comme aucun, jusqu’ici, ne l’a osé à l’Ouest. Le problème reste donc de savoir à quel moment et sous quelle forme l’État-nation pourrait se voir contraint de s’opposer par la force au scénario qui suit. En aurait-il encore les moyens ?

J’en viens au récit de mon rêve.


Je voyais les quarante régions qui naissent sur notre continent : du Schleswig à Bâle par la Frise et la vallée du Rhin ; du Léman à la Méditerranée et de Munich à Gorizia sur l’arc alpin. Et je voyais plus loin le pays de Galles, la Bretagne, Euskadi, les Catalans… Je voyais des régions décrétées par la capitale nationale (comme Rhône-Alpes) ou au contraire revendiquées contre la capitale (comme la Savoie) ; en pleine renaissance historique, ou seulement révélées par une crise socioéconomique ; des régions naturelles homogènes, des régions ethniques brimées, ou transfrontalières divisées. Je les voyais en train de se compter, de se nommer, de se lier et jumeler, de repérer leurs problèmes communs et leurs complémentarités. C’était leur droit et leur plaisir, et c’était leur devoir civique.

Et dans l’euphorie qui émanait de cette vision d’un continent renaissant, je me disais…

Rien n’empêchera — selon les lois en vigueur dans nos États démocratiques — toutes ces régions, si elles le désirent, de se retrouver une fois par an au cours d’assises européennes réunissant leurs délégués, comme le font après tout les pharmaciens, les assureurs et les philatélistes, pour ne rien dire des internationales socialiste et libérale.

Rien n’empêchera ces assemblées, si elles s’entendent, de faire appel à des compétences reconnues dans les domaines économique, écologique, éducatif, scientifique…

Rien n’empêchera que ces hommes compétents, avec l’aide de contributions financières fournies par les régions, ne créent, pour remplir leur mission, une série d’agences européennes — pour l’économie, l’énergie, les transports et l’écologie, l’éducation et la culture, les régions et les communes, les relations extracontinentales…

Rien n’empêchera que ces chefs de ces agences dispersées sur le continent, dans des villes comme Bruxelles, Genève, Bonn25, Copenhague, Strasbourg, Turin, Vienne, Barcelone, Zagreb ou Lisbonne, — distantes en moyenne d’une heure d’avion — ne tiennent des réunions hebdomadaires, afin de concerter les options politiques propres à sauvegarder les mouvants équilibres entre l’homme, la cité et la nature, dans l’ensemble de nos pays.

Dans le cadre de cette politique générale, rien n’empêchera, bien au contraire, que les conclusions de recherches, les expertises, les recommandations et les directives émises par chacune des agences ne soient reçues par les régions de la même manière que les ordonnances du médecin par celui qui l’a consulté, — contrairement à ce qui se passe d’ordinaire avec les circulaires ministérielles, bien vite classées, parfois sans avoir été lues, puisqu’on ne les avait pas sollicitées et qu’elles servent peut-être les besoins de l’État, mais assurément pas les nôtres.

Rien n’empêchera, enfin, que les assemblées annuelles ne fonctionnent en fait comme des Chambres, — les premières comme Sénat des régions ; que ces agences ne jouent le rôle de ministères fédéraux, certes non officiels, d’autant plus efficaces ; et que leurs chefs responsables ne constituent ensemble, sous le nom de Conseil européen, un exécutif collégial au service des régions, et selon leurs besoins.

Un beau jour, on s’apercevra que l’Europe fédérale est virtuellement faite. (Ce qu’on ne saura peut-être pas, c’est qu’elle sera faite à l’image de la Suisse, avec ses départements fédéraux dont les chefs, élus par les Chambres et ne relevant pas des États membres, composent un Conseil fédéral ou exécutif — et avec ses délégués des régions administratives, correspondant aux cantons, et des régions fonctionnelles, correspondant aux organisations professionnelles, lesquelles chevauchent en Suisse les frontières cantonales.)

Le jour où les ordinateurs consultés répondront que les liens concrets tissés entre les régions, le tissu des relations nouées entre elles, sont devenus plus solides que les liens juridiques traditionnels et abstraits subsistant entre chaque région et sa capitale nationale — ce jour-là, la révolution européenne sera virtuellement accomplie. Il n’y aura pas besoin de fortes secousses ni de mouvement séparatiste pour rompre les liens stato-nationaux peu à peu tombés en désuétude ou considérés par les habitants des régions comme les subsistances superflues et gênantes d’un passé de chicanes, d’inefficacité et de guerres.

En revanche, si plusieurs régions choisissent de conserver ou de renouveler entre elles des liens plus particuliers, dans le cadre de l’État-nation qui les avait jadis « réunies » de gré ou de force — et je pense aux régions françaises, espagnoles ou britanniques — rien ne les empêchera de le faire, c’est l’évidence. Pourquoi détruire ce qui garde sa raison d’être, dès lors que cela ne bloque plus l’évolution fédérative et peut même lui servir, le cas échéant, de relais de planification écologique ou culturelle, ou d’instances d’arbitrage économique.

Pour franchir la dernière étape vers la fédération continentale, il suffira sans doute d’élire alors un véritable Parlement européen et de se battre pour ses compétences : qu’elles soient très fortes quand il s’agira de régler des tâches de dimension européenne — mais là seulement — les régions restant autonomes pour toutes les tâches de dimension régionale ou communale, dans le cadre des plans continentaux.

 

Je me réveille, je me raconte mon rêve. (Et peut-être que je le reconstruis, mais il n’importe.) Et je me demande ce qui pourrait s’opposer à ce qu’il devienne vrai ? Ce n’est pas trop difficile à préciser.

Supposons des régions organisées, et des agences fédérales, fondées par elles, leur envoyant des directives au sujet de l’énergie nucléaire, au sujet des moyens de lutter contre la pollution d’un lac ou d’un fleuve, au sujet des transports en commun transfrontaliers, ou du bilinguisme quand l’ethnie se voit brimée par une langue nationale, ou encore du régime des assurances sociales quand trois frontières nationales divisent une même région de main-d’œuvre… Les directives paraissent raisonnables et justes, les pouvoirs locaux et la population se disent prêts à les appliquer. Mais les préfets d’un côté, les ministères de l’autre s’y opposent, pour des raisons majeures, vitales, sacrées : l’indépendance nationale et la souveraineté absolue de l’État.

Où se situe le pouvoir de décision normal ? Au niveau de la commune, dans la plupart des cas. C’est donc là qu’il s’agit de lutter : pour les autonomies municipales, sans lesquelles pas de régions ni de fédération, mais qui sont beaucoup plus faciles à conquérir que les grandes décisions d’abandons de souverainetés, peut-être sans lendemain, même obtenues.

Si nous voulons l’Europe — et nous pourrons l’avoir —, c’est au village ou dans les communes de quartier qu’il nous faut exiger les moyens de la construire, qui sont très simples : le droit de la commune à cotiser au syndicat régional de l’environnement, des transports ou de l’éducation, sur un budget autonome et voté par son peuple.


La différence entre le rêve et la réalité est avant tout chronologique. La plupart des rêves de l’homme se sont réalisés au cours des âges — voler très haut, aller sous l’eau et sur la lune, parler à grande distance, tuer de même et sans risques, voir ce qui n’est pas là, entendre Mozart ou Bach ou la voix de ses parents morts en touchant simplement un bouton.

Seule l’immortalité physique résiste encore, pour des raisons tout à fait claires : elle serait pour notre société déjà menacée par l’explosion démographique, une catastrophe sans précédent. Mais rien de pareil, bien au contraire, ne menacerait dans le cas qui me fascine…

Si le rêve des régions se réalise, lui aussi, on dira dans dix ans, dans vingt ans, que c’était si facile à prévoir : tout ce qui était raisonnable y conduisait…

(décembre 1976)