(1986) Cadmos, articles (1978–1986) « Un falsificateur vu de près (été 1981) » pp. 70-86

Un falsificateur vu de près (été 1981)q

Note préliminaire

« Procéder par ordre. Dans l’ordre de la preuve. Prudemment et pas à pas ». C’est la méthode que préconise B.-H. Lévy dans L’Idéologie française. Il s’est si bien gardé de l’appliquer qu’il m’oblige à le faire aux dépens de son libelle.

Je ne discuterai pas le fond de l’ouvrage : il n’y en a guère. Une théologie rudimentaire, qui nous ramène au Dieu plus abstrait que transcendant de Léon Brunschwicg ou de Julien Benda ; nul projet politique ; pas la moindre proposition ni de doctrine ni d’action. Il s’agit uniquement, pour l’auteur, de dénoncer comme fascistes et nazis bien moins ceux qui s’avouèrent tels et l’affichèrent, que ceux qui furent vilipendés, condamnés et emprisonnés pour avoir combattu, par leurs écrits et par leur engagement concret, le « socialisme national » d’Hitler, alors qu’il prévalait sur l’Europe.

Je me propose de montrer dans le détail — c’est ingrat, mais peut être amusant une fois repérés les procédés — la falsification systématique des textes cités par l’auteur. Faute de temps, je m’en tiendrai à ceux que je connais le mieux, qui sont les miens, leur exemple valant pour les autres.

De bons amis m’ont conseillé le silence : ce livre ne vaut rien, laissez tomber. Comme si un livre avait besoin d’être bon pour faire du mal ! On va voir ce que celui-ci permet déjà d’écrire et de publier — pas seulement à des imbéciles.

J’ai deux raisons majeures de ne pas me taire.

La première est qu’il serait difficile de mieux fausser que ne le fait B.-H. Lévy le problème du fascisme en général et de ses résurgences toujours possibles. À ce danger s’ajoute celui de la stérilité d’un effort de « dénonciation » qui, au lieu de nous faire mieux comprendre la nature du mal à combattre, insulte la mémoire et dénature les œuvres de ceux qui l’ont combattu les premiers, au face à face, quand il paraissait invincible. Ni les causes historiques et psychologiques, ni les effets mortels du phénomène ne sont un seul instant définis ou invoqués par Lévy. On distingue mal ce qu’il reproche en fin de compte aux fascistes noirs, rouges ou bruns : il n’en dit mot et cela ne se sent même pas dans le ton de son discours, arbitraire et tranchant, et pas un instant libéral. D’ailleurs, l’absence pathologique de toute trace d’humour dans ce livre est l’indicateur le plus sûr d’une disposition d’esprit totalitaire.

Ma seconde raison de parler est simplement un devoir de piété pour la mémoire d’Emmanuel Mounier, d’Arnaud Dandieu et de Robert Aron, qui ne sont plus là pour rétablir la vérité sur leur œuvre et sur leur combat. Afin que ces amis ne soient plus impunément « livrés au caprice d’un gamin, jetés en proie à des méchants », comme on lit au Livre de Job58.

Douze citations

Dans son Idéologie française M. Bernard-Henri Lévy me prend à partie nommément à une douzaine de reprises, sur la foi de citations dont pas une n’est honnête : la plupart signifiaient dans leur contexte tout à fait autre chose ou le contraire de ce qu’il veut y lire aujourd’hui ; celles qui sont correctement transcrites ne sont pas de moi ; et deux sont de son invention. Voici les textes (les mots qui me sont attribués par l’auteur sont en italiques).

Citations I et II

Pour illustrer ce qu’il appelle la naissance du fascisme en France dans « une génération de faillis, de maudits, de réprouvés […], celle des années 1930 »59 (op. cit., p. 17), B.-H. Lévy cite en premier lieu « cette nausée, ce dégoût, qui prend à la gorge le peuple des petits devant des “parlementaires ventrus” engoncés dans leurs “faux cols”, leurs “rosettes” et leurs “chapeaux melons”1) ».

La note1) renvoie à un article de moi publié par la Revue du Siècle, n° 2, mai 1933. Suivent douze pages où l’on cite les déclarations non moins antiparlementaires et antidémocratiques d’autres pionniers du fascisme français tels que Thorez, Drieu, Romain Rolland, Aron et Dandieu, Mounier, Jean Giraudoux, etc. À la p. 30, nouvelle citation de moi, suivie d’un renvoi de note41) à la même Revue du Siècle, n° 2, mai 1933 :

Souvenez-vous, écrit Lévy, du « sombre émerveillement » de Brasillach foudroyé à Nuremberg par la grâce du jeune nazi (« fier de son corps vigoureux » et « appuyé sur sa race ») et comparez l’émoi de Denis de Rougemont devant ces « jeunesses bottées, nu-tête, chemise ouverte, dont notre presse aime à railler les uniformes ».

Je lis cela, monte au grenier, y cherche en vain la revue citée. En admettant que j’aie vraiment écrit ces mots, mais est-ce possible ? « “Engoncés” » dans leurs rosettes et leurs chapeaux melons… Cela ne peut pas être de moi, tout de même — qu’ai-je bien pu vouloir dire ? Probablement qu’entre un vieux sénateur radical décoré et un jeune SA, le dialogue me semblait difficile.

C’était exact. Un ami vient de me procurer la photocopie de l’article. Il s’agit de deux pages de réponse à une enquête sur la jeunesse française et la guerre. Voici le passage incriminé — et disloqué, comme on va le voir — par Lévy :

En face de jeunesses bottées, nu-tête, chemise ouverte, dont notre presse aime à railler les uniformes, qu’avons-nous à aligner ? Un attirail de faux cols durs, de rosettes, de gros ventres et de chapeaux melons. La France n’est plus contemporaine des nations qui l’entourent et qui la menacent. Tel est le fait.

Et j’ajoutais un peu plus loin que le problème de la jeunesse française se posait en termes historiques bien définis : c’était celui de « la destruction des tyrannies racistes et collectivistes au nom de la personne, seul fondement de l’universel ». (Non cité par Lévy.)

Lévy disloque les termes de ma comparaison. Il les sépare par une douzaine de pages et cela change tout. Le premier terme devient une déclaration de guerre à la démocratie, le second une déclaration d’amour aux nazis60. Il se garde, bien sûr, de rappeler que tout le contexte condamne sans appel fascisme, nazisme et stalinisme.

Citations III, IV et V

Pour accréditer l’idée particulièrement aberrante d’une collusion entre le personnalisme, l’Action française et Romain Rolland dans un culte commun du fascisme, Lévy cite le fameux numéro 6 d’ Esprit (1933) intitulé « Rupture entre l’ordre chrétien et le désordre établi ». Mounier et Maritain s’y exprimaient comme catholiques, André Philip et moi comme protestants, Nicolas Berdiaev comme orthodoxe, et Charles Dulot comme agnostique sympathisant avec nos positions. En fin de numéro, deux notes intitulées « Ceux qui ont commencé » émanaient l’une de Mounier (E. M.) sur les mouvements catholiques, l’autre de moi (D. R.) sur les protestants. Citons Lévy, p. 19 de son travail.

C’est la vieille droite, bien sûr, qui fustige avec ardeur le « stupre » et le « cloaque » de ce grand corps malade qu’est le tout-État démocrate ; mais c’est la vieille gauche aussi bien, celle de Barbusse et de Rolland, qui chante les « cuisses dures d’une dictature qui chevauche les peuples et les libère des clôtures de la pseudo-démocratie ». C’est les nouveaux chrétiens qui, à Esprit , saluent l’Action française qui « lutta courageusement contre la démocratie libérale et parlementaire » et dont la « critique » est, malgré ses « troubles origines », un « acquis définitif du personnalisme7) » ; et c’est la jeune droite qui, avec Bardèche ou Drieu, s’engage à « marcher avec n’importe quel type qui foutra ce régime par terre ».

Le jeu des falsifications s’élève ici à la préciosité et vaut d’être suivi de très près, car il exemplifie la méthode de l’auteur.

Les mots parfaitement incroyables selon lesquels la critique de la démocratie par l’A. F. aurait été qualifiée d’« acquis définitif du personnalisme » ne figurant pas dans ce numéro d’ Esprit , l’auteur éprouve le besoin d’étayer son invention, d’où le renvoi à la note 7, où l’on peut lire :

Le texte dit exactement (ce souci de précision, ici, touche au sublime !) : « Il semble que toutes les tentatives de résistance au conformisme social aient été paralysées après guerre par le double cadre que leur offrait l’héritage du passé : celui de l’Action française où on lutta courageusement contre la démocratie libérale et parlementaire, mais au profit d’un conformisme traditionaliste compromis avec une conception païenne de la cité ; celui du Sillon, [où on compromet] des forces généreuses dans de vagues compromissions politiques et une idéologie périmée. »

Ce que le lecteur peut vérifier, c’est que « le texte dit exactement » tout autre chose que ce que l’on a cité entre guillemets p. 19. Au surplus, il n’est pas de moi, étant signé E. M. et non D. R. (Je n’avais guère de raisons de m’intéresser aux démêlés entre Maurras et le Vatican.) Il y a donc triple falsification :

— la phrase citée ne figure pas dans Esprit  ;

— le « texte exact » cité en note ne la corrobore nullement ;

— au surplus, inventé ou pas, rien n’est de moi dans ce cafouillage.

Citations VI et VII

La démocratie, selon les personnalistes, ne serait « qu’une curiosité exotique qui ne vaut ni que l’on meure ni qu’on se mobilise pour elle — pauvre “mesure morte” impossible à “ressusciter”12) » (p. 20-21).

La note12) renvoie à mon livre Penser avec les mains , paru en 1936, mais cité dans sa réédition de 1972. Qu’on se reporte à la page indiquée 140. Je viens de parler longuement de la « mesure soviétique » et de la « mesure nationale-socialiste ». Et j’écris :

Si nous condamnons ces religions, c’est dans leur terme, au nom d’un acte de foi contraire. Elles veulent la force et nous voulons la vérité. Elles veulent la force du grand nombre et nous voulons la force personnelle, celle que donne la vérité. Notre mesure commune ne sera pas collective, extérieure à notre personne : cela n’a pas de sens pour nous. Elle ne sera pas non plus individuelle : on ne peut pas ressusciter des mesures mortes. Je dis qu’elle sera personnelle, qu’elle sera la mesure de l’homme en tant qu’il se possède dans ses relations actives avec ses prochains. C’est à nous qu’il incombe aujourd’hui d’opérer cette synthèse concrète qui résoudra en création le vieux conflit de l’individu et de la masse.

[…] — Car notre force est personnelle, non collective. Elle réside dans les petits groupes, non dans l’État totalitaire. Elle a pour formule réelle — même là où l’on refuse encore ce nom — la fédération, non la masse ; et non la tyrannie d’un seul et non le gigantisme national.

Lévy croit devoir préciser (note 12 p. 249) que « le texte vise, plus spécifiquement, l’individualisme ». S’il m’avait lu, il eût remarqué, et peut-être compris, que ce qui était visé était la religion collectiviste, rançon fatale d’un individualisme civiquement irresponsable. Ignore-t-il, comme J.-F. Revel61, que dans la distinction entre individu et personne se fonde la notion chrétienne de l’homme telle que l’ont élaborée les grands conciles, de Nicée à Chalcédoine, saint Augustin entre les deux, plus tard Thomas d’Aquin et les frères de Saint-Victor, enfin Kant… Les personnalistes des années 1930 n’ont fait que réactualiser en termes du xxe siècle cette tradition centrale de l’Occident, au nom de laquelle ils n’ont cessé de condamner sans rémission toutes formes d’idéologies totalitaires. B.-H. Lévy ignore-t-il que la résultante de l’individualisme irresponsable est la masse agglomérée, — qu’il prend pour une « communauté » ? (J’ai écrit souvent dans les années 1930 : « C’est avec la poussière des individus que l’État totalitaire fait son ciment ».) Ignore-t-il tout, enfin, de ce qui a été écrit, de Tocqueville à Hannah Arendt en passant par les personnalistes, sur les liens historiques constants entre l’individualisme comme maladie de l’individu dont le symptôme est l’absence de civisme, et la centralisation étatique en route vers l’État totalitaire ? C’est, en définitive parce qu’il n’a pas compris les causes du phénomène hitlérien qu’il se permet de nous traiter de pronazis.

Citations VIII, IX, X et XI

Mais voilà qui est plus grave encore et révèle chez notre auteur une incapacité fondamentale à comprendre le sens des trop rares ouvrages qu’il juge opportun d’attaquer. Car plutôt qu’à des livres connus et encore accessibles dans les bibliothèques, voire en librairie, il est remarquable que les notes bibliographiques de B.-H. Lévy renvoient pour la plupart à des petites revues publiées entre 1932 et la guerre. Un nombre infime de lecteurs d’aujourd’hui en possèdent encore des collections, et la plupart sont introuvables, sauf à la Bibliothèque nationale. Ce procédé empêche pratiquement de vérifier les textes cités, tout en donnant l’impression d’une recherche poussée très loin…

Page 35, Lévy citant de nouveau Penser avec les mains (p. 127), m’attribue ceci :

Méritent-elles même le beau nom de totalitaires, ces expériences « trop simples » où l’on n’a pas compris que « seule a le droit de se vouloir totalitaire la vérité qui est totale, qui rend compte de tout l’homme57) ». Non (suis-je censé répondre selon Lévy), « ces arrogants parangons du fascisme sont aussi des fascistes au rabais. Les révolutions triomphantes sont aussi et d’abord des “révolutions avortées”58) ».

Reportons-nous aux pages citées dans mon livre. Quelques remarques de forme tout d’abord :

— dans « le beau nom de totalitaire », l’adjectif « beau » est de Lévy, non de moi, et cela change le sens du passage ;

— je n’ai pas écrit : « qui rend compte de tout l’homme », mais bien : « qui rend compte du tout de l’homme et de ses fins les plus lointaines°.

— les mots « révolutions avortées » qu’il cite ne figurent pas dans mon livre.

Et enfin une remarque de fond :

— je ne parle pas du tout « d’expériences » totalitaires qui seraient « trop simples » (Auschwitz ? Goulag ?), mais des fins dernières au nom desquelles les totalitaires prétendent justifier ces crimes.

Un auteur qui se révèle incapable de saisir la distinction entre la sommation (au double sens d’ordonner et de totaliser) que Dieu adresse à l’homme, d’une part, — et l’ensemble des décrets d’un tyran d’autre part, ne mérite pas le nom de philosophe.

Citation XII

Toutes les citations précédentes sont concentrées dans le premier chapitre. La dernière figure à la fin du livre.

Non seulement les personnalistes sont anticapitalistes, donc contre l’Argent-roi, et donc selon B.-H. Lévy, antisémites ; non seulement ils sont anti-individualistes, donc antidémocratiques et donc fascistes ; non seulement ils sont en « émoi » devant les bottes et les chemises ouvertes, donc nazis ; non seulement ils se veulent plus totalitaires que les fascistes et les staliniens, mais encore, et enfin, et là c’est pire que tout, ils sont antiaméricains ! Ah ! l’Amérique !

Quel crime a-t-elle commis […] pour qu’on puisse l’accuser et avec une telle outrance, de « consacrer la pire dégradation qu’une civilisation ait imposée à l’homme »55) ?

Question pathétique, mais oiseuse : l’Amérique n’est pas mentionnée ni même sous-entendue dans le passage cité ( L’Ordre nouveau , n° 3), dont voici le texte :

Que trouvons-nous, à l’origine permanente des erreurs qui, depuis vingt ans, nous ont valu la guerre, le chômage et les dictatures ? Nous trouvons une certaine attitude humaine. Cette attitude, qu’on appelle capitaliste, est, en réalité, pour qui va au fond des choses, matérialiste et abstraite à la fois. Elle donne la primauté à l’avoir sur l’être, à l’anonyme sur le personnel, à l’irresponsable sur le responsable, à la masse et à l’individu abstrait sur la personne concrète. Machiniste et productiviste, elle consacre la pire dégradation qu’une « civilisation » ait imposée à l’homme.

Une fois de plus on dirait que Lévy n’a pas lu le contexte des citations qu’on lui aura fournies. Quel dommage qu’un jeune homme aussi passionnément motivé dans sa dénonciation d’ennemis qui n’ont cessé d’être les nôtres depuis bien avant sa naissance, montre une carence, non moins pathétique, de scrupules intellectuels ! Sa rage d’assimiler les personnalistes à leurs adversaires de toujours, et de déceler dans leurs critiques et leurs refus autant de preuves de leur fascination par les nazis, est-elle révélatrice de ses propres complexes ? Ce disciple fervent d’Althusser, ce partisan déclaré de Mao, a-t-il jamais expliqué son trajet du totalitarisme marxiste et du national-socialisme chinois au capitalisme libéral et à la défense de l’Argent comme symbole de la démocratie ?

Citations omises

À défaut d’une psychanalyse de ces palinodies inexpliquées, et pour achever de décrire la méthode de l’auteur, il est intéressant de relever non seulement ses citations fausses, mal interprétées ou truquées, mais ses silences.

Ignorance ou mauvaise foi — toujours cette cruelle incertitude —, le fait est que ce B.-H. Lévy, qui me traite à tout hasard de fasciste et de nazi, se garde bien de citer un seul de mes ouvrages intégralement antifascistes et antinazis, de Politique de la personne (1934) à La Part du diable (1942), en passant par le Journal d’Allemagne (1938) entièrement consacré à une critique à bout portant du national-socialisme, ouvrage supprimé en France pendant la guerre non seulement par l’occupant nazi (liste Otto), mais aussi par le Syndicat des libraires français aux ordres de Vichy. Sans parler des articles, essais, pamphlets, chroniques que je n’ai cessé de publier de 1933 à 1939, tels que « L’Ère des religions », « Le Bon vieux temps présent », « Les directeurs d’inconscience », « Hitler hors la loi », « La vraie défense contre l’esprit totalitaire », ce dernier texte ayant été distribué dans le ciel des grandes villes des Pays-Bas occupés. « Nul besoin de présenter l’auteur dans ce pays, la RAF s’en est chargée pendant la guerre », disait le professeur van Aasbeck introduisant une de mes conférences à Leyden en 1948. Je suis bien sûr qu’aucun auteur de langue française n’a publié autant de pages sur et contre Hitler.

Vraiment, Lévy choisit mal ses nazis. C’est qu’en somme il ignore à peu près tout de la vraie nature — religieuse — du prétendu « socialisme national » d’Hitler, et de ses profondes analogies avec le jacobinisme, premier modèle bien français du fascisme, ou comme il dit : « d’un fascisme aux couleurs de la France ». Mais celui-là précisément, il l’a raté62.

L’idéologie personnaliste au pouvoir ?

Tout cela ne serait presque rien si, dans L’Express n° 1546 du 13 février 1981, Raymond Aron lui-même n’avait donné son aval à ces calomnies. Il écrit en effet :

Les idéologies des années 1930, de type communautaire, anti-individualiste, n’ont jamais débouché en dehors des cénacles de l’intelligentsia parisienne. Elles ont accédé au pouvoir à la faveur d’une catastrophe nationale. Là encore elles sont demeurées un mixte de traditionalisme et de parafascisme.

En écrivant cela, le président du comité de rédaction de L’Express cautionne le plus monstrueux produit de la méthode de truquage des textes qu’il vient pourtant de dénoncer dans les premières pages de son article. Il a choisi de n’accorder créance à B.-H. Lévy que sur le point central de son pamphlet : la dénonciation du personnalisme en tant que « communautaire et anti-individualiste » (Lévy), c’est-à-dire, dans la traduction au moins très libre de Raymond Aron « traditionaliste et parafasciste »63.

On a bien entendu : les idées d’ Esprit et de L’Ordre nouveau , c’est-à-dire de Mounier, de Robert Aron et Arnaud Dandieu, d’Alexandre Marc, de moi-même, ont « accédé au pouvoir » à Vichy, à la faveur d’une catastrophe nationale. (On veut bien ne pas l’imputer à notre action directe. Merci.) Quelles idées ? Pourrait-il les rappeler ?

La primauté de l’esprit sur les mythes collectifs et de la personne sur l’État-nation ? Le minimum vital ? Le service civil comme relève du prolétariat ? Le fédéralisme antiétatique ? La démocratie directe procédant de bas en haut : communes, région, fédération ? L’antiracisme déclaré ? C’étaient les thèmes majeurs de nos revues. En leur nom, nous ne cessions de dénoncer le stato-nationalisme des « puissances » de l’Ouest, en tant que fourrier des totalitarismes de l’Est. Raymond Aron peut-il croire que Vichy ait adopté un seul instant nos thèses ? Croit-il vraiment que L’Ordre nouveau ait été « traditionaliste » ? C’était le nom de la Révolution pour Victor Considérant, vers 1848, par opposition au « désordre établi » que dénoncera plus tard Esprit . Croit-il au contraire que L’ON ait été « parafasciste », comme l’eût été à ce compte-là la revue de Gramsci, Ordine Nuovo ?

Et comment nos idées auraient-elles « accédé au pouvoir » à Vichy ? Un politicien combinard comme Laval, un vieux militaire laïcard comme Pétain ont-ils vraiment puisé leur inspiration politique (Montoire et la collaboration, le Vel’ d’Hiv’ et l’antisémitisme, l’État central, exerçant son commandement « de haut en bas » selon Pétain !) dans ces cénacles d’intellectuels parisiens qu’ils méprisaient plus que personne ?

Mais surtout : s’il est vrai, comme l’écrit noir sur blanc Raymond Aron, que nos idées personnalistes aient « accédé au pouvoir » à Vichy et cela « à la faveur » de la « catastrophe nationale » de juin 1940, comment se peut-il que nous ne l’ayions pas su ?

Mounier passant ouvertement à la Résistance avec l’École d’Uriage, puis faisant la grève de la faim dans sa cellule ; Robert Aron emprisonné comme Juif à Mérignac, puis caché dans un grenier à Vichy même, puis de nouveau emprisonné en Espagne en tentant de rejoindre de Gaulle ; Alexandre Marc pourchassé, obligé de fuir dans un camp de réfugiés en Suisse ; et moi, officier à l’état-major général de l’armée suisse, organisant en juin 1940 le premier mouvement de résistance à la fois civile (ouvertement) et militaire (clandestinement) dans l’ignorance où je me trouvais d’être le complice, bien plus : l’admirateur « ému » selon Lévy de l’Adversaire que je désignais.

Chefs de file du mouvement personnaliste, nous avons tous été condamnés à de la prison pour des idées dont L’Express nous apprend qu’elles étaient au pouvoir à Vichy, donc en accord avec les nazis triomphants. Tragique aveuglement de notre part ? Ou de la part de Vichy ? Ou falsification délirante de l’histoire ? Mais à quelles fins ?

Ce qu’il importe de dénoncer ici, c’est l’injustice brutale qui fait qu’avec l’appui des mass médias, de la publicité éditoriale et du goût parisien de créer une école de pensée tous les deux ans, ou à son défaut une mode, ou au moins un scandale « intellectuel », des dizaines de milliers de jeunes gens liront Lévy, tant pis, mais ce qui est grave : croiront les « plumes autorisées » de L’Express, parce qu’ils n’ont pas connu, n’étant pas nés, la réalité de nos problèmes, et les buts de notre combat.

Lévy figurera pour des semaines sur la liste des best-sellers. L’Express qui avalise et amplifie ses calomnies, a tiré ce numéro à 649 950 exemplaires. Avec les articles louangeurs publiés dans la presse littéraire et la complaisance des médias cela fait un bon million de lecteurs et de téléspectateurs qui croiront (s’ils ne m’ont jamais lu) ce qu’écrit Lévy confirmé par Aron, et notamment, que j’étais « parafasciste » et pronazi.

Mieux encore : dans un périodique nommé Lu, un professeur agrégé de philosophie nommé D. Grisoni, rend compte avec ferveur du pamphlet de Lévy, et il écrit, à propos de l’avènement de Pétain : « Pêle-mêle les discours s’entrecroisent, se chevauchent, se répondent. Là, ceux de droite, tenus par leurs sombres thuriféraires, bien connus, les Drieu, de Rougemont et autres Doriot et Darquier de Pellepoix : recours à la Terre, rappel de la Race, éloge du Corps, haine de l’Argent, amour de la Nation… »

Au cas où ce professeur, et quelques autres qui se sont mis dans le même cas, auraient à répondre de ces calomnies devant les tribunaux, ils n’auraient de chances de s’en tirer qu’en plaidant l’irresponsabilité au moment où ils écrivaient. De quoi la preuve ne serait pas difficile à produire : ils n’avaient lu que le seul B.-H. Lévy — et l’avaient cru, sur la foi de L’Express.

Post-scriptum I

Les citations de « personnalistes des années 1930 » retenues par B.-H. Lévy ont toutes été choisies, sans exception, de telle manière qu’un lecteur d’aujourd’hui ne sachant que très peu ou rien des problèmes et des hommes de cette époque, en déduise que nous adhérions plus ou moins consciemment aux doctrines des fascistes et des nazis. Ce lecteur innocent soupçonnera-t-il que l’impayable sérieux de notre jeune lévite est aussi une recette de succès : déjà B.-H. Lévy a ses imitateurs. Je n’en donnerai qu’un seul exemple, faute de place. Car c’est seulement dans le détail précis qu’on peut déceler le procédé — si contagieux chez les critiques, on va le voir — des citations lentement poussées, à petits coups de pouce multipliés, vers le contraire de leur sens primitif. (C’est le coup bien connu du domestique voleur, en Chine.)

À la page 32 de son livre, Lévy s’indigne de ce qu’Emmanuel Mounier lui-même,

le « chrétien », l’« homme de gauche », cède au grand vertige et reconnaisse aux fascismes un « élément de santé », une « hauteur de ton », qui ne sont pas, dit-il, des « énergies méprisables ». Oui, il en convient lui-même, une « tentation fasciste » plane sur la douce terre de France48).

(La note renvoie à Esprit , janvier 1934, p. 533.)

Mais si l’on se reporte au texte de Mounier, on lit ceci :

On ne combat pas l’explosion fasciste avec de larmoyantes fidélités démocratiques, avec des élections qui n’ont même pas la force de déplacer un préfet de police, avec des indignations de sédentaires. Il y a une tentation fasciste aujourd’hui, sur le monde entier. Tentation de facilité : quand on n’y voit plus clair du tout, quand on n’en peut plus, quand le monde devient si obscur et si lourd, ah ! qu’il est commode de mettre tout le paquet dans les mains d’un homme, d’attendre les mots d’ordre et d’y obéir aveuglément sous l’alcool de discours héroïques ! Mais tentation de grandeur aussi : le désordre en tout, le dégoût partout, — vivement de la propreté, de l’énergie, quelque hauteur, de l’ordre.

En comparant les deux citations, on voit d’abord que Lévy change la phrase de Mounier en un aveu (« il en convient lui-même ») alors qu’il s’agit d’une constatation ; puis, qu’il remplace « le monde entier » par « la douce terre de France », qui modifie radicalement la coloration du texte. (Bien entendu E. Mounier n’a rien écrit de pareil, de près ni de loin, ni ici ni ailleurs. Mensonge pur.)

Tel étant le procédé, voici ce que vont faire les suiveurs. Dans la Quinzaine littéraire du 16 mars 1981, Louis Seguin rend compte du livre de Lévy et signale les attaques dont il a été l’objet, pour mieux prendre sa défense.

La présence de Mounier parmi les « idéologues » du fascisme à la française a, semble-t-il, particulièrement choqué… Et pourtant, les arguments de l’accusateur sont irrécusables. Il a eu beau jeu de montrer que non seulement il n’en avait pas trop dit, mais qu’il en avait dit trop peu. L’article de 1934 où Mounier avoue « sa fascination » pour les « valeurs » du nazisme naissant [allait]… bien au-delà des quelques extraits non pas tronqués, mais trop limités que propose L’Idéologie française.

La « tentation » devient ici « fascination ». Elle ne menace plus le « monde entier » (déjà devenu « la douce terre de France » chez Lévy), mais Mounier lui-même, lequel n’est plus antinazi, mais profasciste. CQFD. En effet, on pourrait en rajouter. B.-H. Lévy a longuement cité les « éloges » adressés par L’Ordre nouveau au « dynamisme » de la jeunesse allemande, mais il a oublié, dans sa hâte, quatre textes qui me paraissent bien plus indiscutables et précis dans l’acquiescement que ceux qu’il a cités d’Aron et Dandieu, de Mounier ou de moi, textes destinés à :

1° démontrer notre « fascination » par Hitler, par le « dynamisme », la « vitalité », « la nécessité » de l’action des jeunesses allemandes.

2° illustrer la volonté affichée, tant à Esprit qu’à L’Ordre nouveau , d’opposer aux révolutions fasciste, nazie et communiste, une révolution de la liberté dont la France serait responsable pour le monde entier.

Voici ces textes qui compléteront le réquisitoire de Lévy. On les trouvera dans la « Lettre ouverte d’un jeune français à l’Allemagne »64 publiée dans le n° 5 d’ Esprit .

« Mon témoignage sera, si tu veux bien, celui d’un jeune français qui a éprouvé sur place la force actuellement inévitable des nationalismes ».

À cette « nécessité » la France doit opposer sa mission spécifique, qui est d’offrir au monde un modèle d’ordre :

« Chacun, sans renoncer à ses espérances, doit contribuer à mettre de l’ordre chez soi, — parce qu’à la France revient l’initiative. »

Si la France se décide à être elle-même, alors tout peut changer, « le dynamisme, la jeunesse ardente de l’Allemagne ne troubleront plus tant les Français le jour où ils auront eux aussi conscience de leur volonté de vivre ».

Plus téméraire encore, dans l’optimisme (Lévy dirait dans la complicité) :

« Quant aux jeunes français et allemands, s’ils dépouillent les idées reçues, s’ils consentent à être eux-mêmes, je suis bien sûr qu’ils se comprennent et se réconcilient dans une fraternité joyeuse. »

Ces phrases sont signées Raymond Aron. Elles vont plus loin dans la volonté de dialogue, — on ne disait pas encore détente — que ne l’ont jamais fait les « idéologues des années 1930 » dénoncés aujourd’hui par le même Raymond Aron comme « parafascistes ». Pour autant, je ne crois pas un instant que Raymond Aron ait jamais été « fasciste à la française ». Je m’étonne seulement des motifs du silence observé par Lévy sur des textes beaucoup plus discutables que les nôtres — surtout isolés de leur contexte, selon sa méthode habituelle. Et sur la présence de Maurice Clavel à Uriage. Il est vrai que c’est Clavel qui a lancé les « nouveaux philosophes ».

Post-scriptum II

Il est étrange de relire aujourd’hui, dans le même numéro d’ Esprit , à côté de l’article de Raymond Aron, la « Lettre ouverte d’un jeune Allemand à la France ». Elle est signée Harro Schulze-Boysen, qui était alors l’animateur du Groupe Gegner (Les Adversaires) profondément antinazi et lié de près à L’Ordre nouveau . Harro Schulze-Boysen était pour nous un prestigieux camarade de combat, et un ami. Il fut plus tard le chef du célèbre groupe clandestin L’Orchestre rouge. Les nazis l’ont décapité à la hache, lui et sa femme, pendant la guerre65. Je citerai quelques phrases de sa « Lettre ouverte » qui montrent aussi durement que possible que la « fraternité joyeuse » supposait une Révolution dont Raymond Aron n’a dit mot :

La jeune génération du Reich ne peut faire autrement que de condamner et de combattre la tentative d’union entre la France et l’Allemagne d’aujourd’hui… Le problème de l’union franco-allemande ne peut se poser sainement qu’à partir de la Révolution […] La jeunesse européenne doit apprendre à penser et surtout à agir sur un plan anticapitaliste et révolutionnaire, c’est-à-dire supranational. Ce n’est pas en acceptant le joug barbare de la guerre impérialiste, de la lutte des classes, la décadence culturelle, la tyrannie de la classe capitaliste, — non, c’est en préparant contre ces excès intolérables un front unique de combat, que les jeunes se montreront réellement capables de servir leur pays. […] Nous luttons tous, en effet, pour une cause commune !

Un an avant, dans la revue suisse Présence , j’avais publié un article intitulé « Cause commune » où je me reportais à notre rencontre décisive au congrès des jeunesses révolutionnaires d’Europe, à Francfort, en 1932. Nos liens d’amitié et d’action étaient étroits. Lors d’une rencontre en Suisse (il avait réussi à se faire nommer dans la dernière délégation allemande à la SDN) il me montra les cicatrices des tortures que les nazis lui avaient infligées. Aviateur, il occupa un poste-clé dans l’état-major de Goering, d’où il transmit aux Russes, via Lucerne, en Suisse, des informations décisives pour la défaite finale d’Hitler.

Il était par sa mère le petit-fils de Bismarck.

Post-scriptum III

B.-H. Lévy et ses suiveurs opposent aux personnalistes d’ Esprit et de L’Ordre nouveau « l’ultime, l’héroïque sursaut de Bataille et de ses amis » — il s’agit de Roger Caillois et de Michel Leiris — les purs et durs du Collège de sociologie. Que disaient ces auteurs qui les eût distingués, voire opposés radicalement à nos critiques de la démocratie trahie par les parlementaires, par l’américanisme d’imitation, et par l’individualisme bourgeois destructeur de toute vraie communauté ?

Le 1er novembre 1938, dans le numéro 74 d’ Esprit , ils publient une « Déclaration du Collège de sociologie » sur la crise mal dénouée à Munich et sur les prolégomènes à la Seconde Guerre mondiale :

Il faut retenir l’attitude de l’opinion publique américaine, qui a donné la mesure de l’inconscience, du pharisaïsme et d’un certain don-quichottisme platonique qui paraît de plus en plus caractéristique des démocraties.

Le Collège de sociologie regarde l’absence générale de réactions vives devant la guerre comme un signe de dévirilisation. Il n’hésite pas à en voir la cause dans le relâchement des liens actuels de la société, dans leur quasi-inexistence, en raison du développement de l’individualisme bourgeois.

Tout à l’heure, la dénonciation du même individualisme bourgeois par L’Ordre nouveau et par Esprit était une preuve de fascisme ; la critique de l’Amérique était une preuve de fascisme ; la moindre tentative de réfléchir sur le relâchement des liens sociaux, une preuve de fascisme.

Bataille, Caillois, Leiris, étaient-ils donc fascistes ? Je ne pense pas : c’étaient des amis. À l’invitation de Bataille, je venais de présenter au Collège de sociologie le chapitre de L’Amour et l’Occident traitant de « L’amour et la guerre ». Si un auditeur avait pensé que c’était fasciste, il m’aurait attaqué ou aurait quitté la salle. Une certaine honnêteté régnait alors dans le milieu intellectuel.

S’il était nécessaire de prouver que le « fascisme » de L’Ordre nouveau et l’antifascisme « héroïque » du Collège de sociologie ne faisaient qu’un, ces quelques lignes de Roger Caillois, dans une lettre qu’il m’adressait le 7 novembre 1938 au sujet de mon Journal d’Allemagne , y suffiront :

…Moralement, cela me paraît d’une grande force. Je crois très important votre diptyque des discours Hitler-Niemöller. Encore plus d’accord avec vos deux pages de la dernière NRF 66 C’est beaucoup plus « Collège de sociologie » que notre déclaration même : certains paragraphes disent ce que nous aurions dû dire. J’en suis un peu honteux. (Je fais surtout allusion à ce que vous dites du côté rituel de l’entrée en armes.)67