(1985) Articles divers (1982-1985) « Le personnalisme d’Emmanuel Mounier [témoignage II] (1985) » pp. 130-133

Le personnalisme d’Emmanuel Mounier [témoignage II] (1985)6

Je vous ai dit hier comment je me rappelais avoir vécu le personnalisme du début d’Esprit. On vient de nous dire comment il avait été perçu.

Si les notes que j’ai prises pendant qu’il parlait sont exactes, John Hellman voit dans le personnalisme, dans celui d’Esprit notamment, un mouvement de « chrétiens gauchisants […] dont les liens avec le fascisme n’étaient pas tellement définis ». Cette opinion s’appuie beaucoup moins sur nos textes de l’époque que sur des ouvrages aussi notoirement dépourvus de compréhension du personnalisme que les livres de Senarclens et de Paxton, seules sources, hélas, du petit Bernard-Henri Lévy et de son équipe. Hellman cite aussi les jugements du cardinal Verdier sur Esprit, qui aurait été en tant que Troisième force un curieux centre, à mi-chemin entre le fascisme et l’extrême gauche, tandis que Paul Nizan y voyait uniquement l’annonce d’un fascisme français. Voilà donc, à en croire Hellman, comment notre mouvement était « perçu » dans les années 1932 à 1940.

Mais il ne faudrait tout de même pas confondre le « perçu » et la réalité ! Le perçu peut être tout simplement du mal-compris, mal-vu, mal-senti, et par suite mal-interprété. Il peut être aussi un acte de mauvaise foi délibéré, comme le montrent certains des exemples qu’on vient de nous citer.

Je voudrais dire en bref — et je vous en demande pardon, mais le calembour me paraît irrésistible — que la description de John Hellman est celle d’un certain « perçu-nalisme », plutôt que du personnalisme que nous avons vécu.

Hellman nous dit que, dans un tract intitulé Le Voltigeur, j’aurais réclamé la création en France d’un « fascisme antifasciste ». L’erreur de lecture est évidente et elle est aussi grave que possible. J’ai souvent mis en garde, en effet, contre le danger d’un antifascisme systématique, qui épouserait si étroitement, pour mieux le contrer, les comportements et les positions du problème des fascistes et des nazis, qu’en y ajoutant un peu de discipline (mais c’était heureusement ce qui nous manquait le plus) on courrait le risque d’aboutir à un « fascisme à la française ». Préconiser une chose, ou la dénoncer d’avance, c’est tout de même un peu différent, n’est-ce pas ?

Au reste, le problème était sérieux. Beaucoup craignaient que résister à Hitler par des moyens de lutte comparables aux siens, ce fût courir le risque de perdre, pour survivre, les raisons de vivre. (Et propter vitam, etc.) Le problème est très vieux. Il est traité déjà dans le livre biblique des Proverbes 7 en deux versets que j’ai cités dans une réédition récente de La Part du diable . Les voici :

Ne réponds pas à l’insensé selon sa folie
De peur que tu ne lui ressembles toi-même.
Réponds à l’insensé selon sa folie
Afin qu’il ne se regarde pas comme sage.

Inutile de dire qu’en fait j’avais choisi l’antifascisme déclaré, mais fondé sur les exigences créatrices de la personne, non pas sur quelque cliché droite-gauche.

Je reviens au cas de Nizan, que je citais tout à l’heure, parce qu’il est le plus éclairant et le plus pathétique sans nul doute.

Quand j’ai publié en 1934 un recueil d’essais et de conférences intitulé Politique de la personne , la Pravda de Moscou a déclaré que « toutes les positions d’un fascisme français étaient définies dans ce livre ». C’est ainsi que les communistes m’avaient sinon « perçu », du moins avaient décidé qu’il fallait me percevoir.

Cette phrase se trouve préfigurée, presque littéralement, dans une lettre adressée par Jean Guéhenno à Romain Rolland, au sujet d’un « Cahier de revendications » des jeunes groupes révolutionnaires que j’avais composé pour le numéro de décembre 1932 de la NRF . C’est Jean Paulhan qui m’avait proposé ce « Cahier », à la suite d’un petit article paru dans une revue suisse et intitulé « Cause commune », où j’esquissais les possibilités d’entente sur quelques points essentiels entre jeunes intellectuels communistes, personnalistes, et « révolutionnaires de droite », comme on le disait. Le sommaire que je préparai pour la NRF allait de Nizan et Lefebvre pour les communistes, jusqu’à Thierry Maulnier, en passant par Mounier et Izard pour Esprit, Robert Aron, Arnaud Dandieu et Claude Chevalley pour l’Ordre nouveau, Alexandre Marc et René Dupuis pour un groupe baptisé Combat, Philippe Lamour pour Plans, et Jean Sylveire pour les indépendants — qu’on appellera plus tard gauchistes. Je me réservai introduction et conclusions. Les douze auteurs sollicités acceptèrent aussitôt. Un seul, Paul Nizan, invité en tant que représentant de l’AEAR8, insista pour obtenir les garanties nécessaires à sa collaboration. Il vint chez moi, rue Saint-Placide, dans l’appartement que me louait Georges Izard et, sitôt entré, me demanda la liste exacte des auteurs sollicités. Il sortit son agenda et j’allais lui donner les noms quand il y eut à l’instant précis une panne d’électricité. Il nous fallut sortir sur le balcon, seul éclairé par un réverbère proche, et, là, je dictai les douze noms. Je vois encore Nizan, qui louchait fortement, écrire sur son petit carnet qu’il tenait de côté, comme cela, à gauche, les douze noms, suivis de l’indication du groupe ou de la tendance dont chacun se réclamait. Cette scène se place aux tout derniers jours d’octobre 1932, il y a donc très exactement cinquante ans. Une semaine après cette visite, Nizan m’écrivit qu’il avait remis son papier à Paulhan, et qu’il allait nous envoyer des « propositions de lutte commune sur des objectifs précis ». Voilà qui montre au moins que nous nous sommes compris : si opposés que soient les mots d’ordre du PC et les positions personnalistes, il y avait peut-être moyen de lutter en commun sur quelques points concrets : contre le capitalisme et contre le fascisme, par exemple, et ce n’est pas exactement rien !…

Le « Cahier de revendications » paraît le 1er décembre 1932, dans la NRF , et fait pas mal de bruit. Il constitue en quelque sorte l’acte de naissance d’une nouvelle génération politique, face aux slogans inlassablement réitérés des communistes. C’en est trop pour le PCF.

Le 15 janvier 1933, la revue Europe, dirigée par Jean Guéhenno (dont j’ai cité tout à l’heure la lettre à Romain Rolland qui nous qualifie de fascistes), Europe donc publie un article de Paul Nizan, qui m’attaque avec une extrême violence : je l’avais trompé, affirme-t-il, en lui cachant l’identité des participants non communistes à mon enquête. S’il avait su, il n’eût jamais accepté de collaborer. Et il me traite de « sergent recruteur du fascisme français ».

Le mensonge était énorme, total, totalitaire. Et je me suis vu contraint de mesurer, ce jour-là, pour la première fois si durement, le degré d’abaissement moral auquel la discipline partisane, totalitaire, peut réduire un esprit honnête, pour lequel j’étais prêt à ressentir tout autre chose qu’une sympathie politique : une amitié humaine directe et spontanée.

Je voudrais dire à John Hellman, en terminant, qu’il est faux d’écrire aujourd’hui que Paul Nizan a « perçu » le personnalisme comme préparant les voies du fascisme français. La vérité est qu’en pleine connaissance de cause, par un mensonge délibéré, il nous a dénoncés comme fascistes sur ordre du Parti. Le totalitaire, c’était lui.

Voilà qui peut ramener à de justes mesures la notion de « perçu », telle qu’on a tenté de l’opposer à celle du vécu, — ce vécu dont il nous appartient d’être encore aujourd’hui les témoins au sens le plus actif du terme.