(1961) La Nouvelle Revue française, articles (1931–1961) «  Recherches philosophiques (septembre 1935)  » pp. 460-462

Recherches philosophiques (septembre 1935) s

Ce recueil annuel n’a jamais mieux mérité son titre. Je veux dire que la part de la dialectique professionnelle, professorale, la tractation correcte et à mon sens parfaitement vaine de problèmes qui n’empêchent personne de dormir, diminue nettement dans ce tome IV au profit de la recherche véritable, des imprudences passionnées, des « essais » ou des hardiesses simplificatrices. Philosopher signifie chercher et non ratiociner. On ne saurait assez louer les directeurs des Recherches d’avoir pris au sérieux le risque philosophique. Et je ne pense pas trahir leur tendance en insistant ici exclusivement sur trois des écrits les moins « orthodoxes » qu’ils ont accueillis cette année.

La belle étude de Karl Löwith sur Hegel, Marx et Kierkegaard fournit à l’orientation actuelle des Recherches une sorte de justification historique de grande envergure. Löwith voit en Hegel l’achèvement de la philosophie classique, aux deux sens du mot achèvement. À partir de Hegel, dit-il, le philosophe n’aura plus d’autre possibilité que celle de « réaliser » la philosophie. Réaliser, c’est s’engager dans l’aventure politique ou religieuse. Au grand Hegel qui philosophe « au dimanche de la vie » au-dessus du « banc de sable de cette vie temporelle », Löwith oppose Marx et Kierkegaard qui pensent « à la banalité soucieuse, extérieure et intérieure, de l’homme ». Et je ne dis pas que le parallèle Marx-Kierkegaard n’ait entraîné l’auteur à déshumaniser à l’excès Kierkegaard, et à forcer l’opposition de Marx à la doctrine hégélienne de la médiation. Mais ce qui me paraît important, c’est que Löwith dégage puissamment l’origine philosophique du conflit qui domine le monde présent. L’effondrement de l’idéalisme hégélien sous la pression des réalités humaines élémentaires, voilà le fait historique capital sur lequel se fonde l’attitude commune des intellectuels révolutionnaires, qu’ils soient humanistes ou chrétiens, marxistes ou personnalistes. Désormais, la philosophie cessera d’être une simple description : elle va devenir action transformatrice, et productrice. L’esprit pur s’évanouit. L’âge qui s’ouvre sera celui du spirituel décisif.

La seule doctrine, ou pour mieux dire, la seule attitude de pensée qui tienne compte de cette crise essentielle révélée par l’échec des synthèses hégéliennes comme constitutive de l’humain, certains pensent que c’est aujourd’hui l’attitude personnaliste. Les pages qu’Alexandre Marc consacre à la situation de la personne dans le temps paraîtront par endroits un peu sommaires, mais ce défaut procède de la vigueur joyeuse dont l’auteur fait preuve dans l’attaque d’un problème entre tous urgent. Il se pourrait d’ailleurs que l’apparence brutale des thèses personnalistes soit le fait, provisoire, de toute philosophie naissante qui prétend restituer aux mots leur pouvoir pratiquement bouleversant. À cet égard, on fera bien de lire l’essai de René Daumal sur les Limites du langage philosophique. C’est une recherche des conditions d’activité de l’imagerie philosophique, conduite avec un bon sens socratique, un sens du concret de l’esprit qui enchante en moi le disciple de Kierkegaard. Il apparaît de plus en plus nettement que les prolégomènes à toute action réelle résident dans la restauration d’un langage efficace. C’est dire l’intérêt, au sens fort, de l’apport des poètes à la philosophie et à l’éthique.

Les études de E. Weil sur l’histoire, de M. Souriau sur la mystique de la joie, les esquisses phénoménologiques du Dr Minkowski, les approximations un peu hésitantes — est-ce un reproche ? — de G. Marcel sur l’acte et la personne, mériteraient beaucoup plus qu’une simple mention. J’aurais aimé analyser aussi les trois pages où Jean Wahl résume tout le vertige ontologique, et l’article de G. Stern sur l’a posteriori, bien caractéristique d’un certain renouveau du réalisme. Je me bornerai à signaler pour finir les pages très curieuses de P. Klossowski sur Sade, où il est démontré par des voies imprévues, comment la négation de Dieu entraîne la négation du prochain, dans un esprit voué à la plus torturante logique.