(1962) Articles divers (1957-1962) « Nos meilleurs esprits (1961) » pp. 343-346

Nos meilleurs esprits (1961)v

Dans un film naguère célèbre, Orson Welles assurait que la Suisse n’a donné au monde que la pendule à coucou. Il entendait que la Suisse n’a pas produit de grands hommes, comme l’Italie a produit Dante, l’Allemagne Goethe, la France Pascal, et les États-Unis Orson Welles. Sa boutade est moins sotte qu’elle n’en a l’air. Trois raisons l’excusent à mes yeux, sans la justifier pour autant.

Et tout d’abord il faut bien constater que dans la petite phrase incriminée, la plupart de nos compatriotes ne voient pas malice, persuadés qu’ils sont que l’horlogerie suisse donne l’heure au monde entier et ne craint personne.

Il faut admettre ensuite que notre aurea mediocritas saute aux yeux du premier venu, tandis que la grandeur de la Suisse reste un mystère, même aux yeux des Européens dotés d’une bonne culture moyenne.

Et finalement, il faut avouer que le statut du « grand homme » en Suisse, en vertu de lois non écrites, mais très anciennes, le condamne à demeurer à peu près invisible. Comment veut-on qu’un étranger le voit ? S’il vient chez nous et cite l’un des Suisses qu’il connaît par sa réputation mondiale, pas une personne sur mille, prise dans la rue, n’aura jamais entendu ce nom. En revanche, les noms d’hommes importants qu’on lui donnera sont inconnus hors du canton.

Ces trois points appelleraient d’infinis commentaires, un livre entier : imaginons du moins son argument.

S’il me fallait décrire la Suisse en une seule phrase, comme il arrive que des touristes l’exigent, je dirais : un pays de petits compartiments surmontés de sommets éclatants. Voyons cela d’un peu plus près.

Compartiments est le mot-clé de la Suisse. Vingt-cinq États distincts quoique sans frontières visibles ; deux confessions majeures et trente-six sectes, qui se côtoient partout mais qui s’ignorent ; je ne sais combien de races, de classes et de dialectes, jalousement préservés, et presque sans mélange ; une douzaine de paysages ou décors types, et l’on va de l’un à l’autre en une demi-heure, parfois en deux minutes comme il arrive quand on traverse le tunnel de Chexbres : la vue se ferme sur un paysage de plateaux nordiques et rhénans, collines où montent les sapins en bataillons noirs et pensifs, s’arrêtant au sommet d’un seul coup, — et s’ouvre à l’autre bout dans l’espace doré d’un ciel méridional que double un lac immense…

Compartiments, esprit de groupe, et sociétés. Mais petits groupes de gens qui ne se connaissent que trop, et sociétés solides si leur but est restreint. Si bien que l’homme de poids y sera surtout local. Il sera le grand homme d’une vallée, d’une cité, plus rarement celui d’un canton, presque jamais celui de la nation entière. Cette situation entraîne de curieuses conséquences dans le domaine de la vie publique : tout se ligue instantanément contre celui qui ferait mine de dépasser la mesure commune et d’être un chef. Un Führer suisse est impensable. Mais dans le domaine de la culture, cet égalitarisme à petite échelle ne présente guère que des inconvénients. Car pour faire un grand musicien, un grand poète ou un grand peintre, il faut un milieu, une école, un public excité, un snobisme ou une cour, et un sens de la démesure. C’est tout cela qu’interdisent moralement nos coutumes, et physiquement nos petits compartiments. Que fera l’homme de talent, d’ambition, de génie ? Il ne peut que se cacher dans son coin, ou tenter de se rendre utile, ou courir loin de la Suisse son aventure.

Les acheteurs de pendules à coucou ignorent généralement que ce fut un Suisse qui bâtit le plus grand dôme du monde, Saint-Pierre de Rome ; qu’un autre Suisse construit des capitales ; qu’un troisième a donné à l’Amérique les deux plus grands ponts « in the world », le Golden Gate et le Washington Bridge. Les Tessinois Jean et Domenico Fontana, le Romand Le Corbusier, l’Alémanique Ammann, autant de Suisses qui ont vu grand, mais pas chez eux.

Lucien Febvre, admirable historien de la culture, écrivait à propos de la Suisse :

Pays de gens moyens, oui. Mais quand ils réussissent à se dégager de leur canton — alors pas de milieu, ils atteignent à l’universel. Au fond de son trou, l’homme de Disentis, de Goeschenen, de Viège, entre les hautes parois de sa prison. Mais s’il monte sur la montagne… Alors cette ivresse des sommets. L’intuition de la grandeur. Et plus d’obstacle devant la pensée. Le Suisse s’appelle Jean-Jacques. Il s’appelle Germaine de Staël. Il s’appelle Burckhardt ou, dans un autre domaine, Karl Barth. Son canton — ou l’Europe.

Voilà qui est bien dit et bien vu, mais le Français ne fait-il pas trop belle la part des Suisses dans la culture humaine, tandis que notre Américain la réduisait au joujou ?

Il est vrai que nos meilleurs esprits, hors de l’étroit compartiment natal, iront chercher dans les jeux de la synthèse et dans les larges vues panoramiques les grandes dimensions qui leur manquent. Paracelse était Suisse, comme C. G. Jung, et Rousseau comme Jacob Burckhardt, et Madame de Staël comme personne. Jean de Müller, historien des Suisses, fut aussi le premier à publier une Vue générale du genre humain, dès la fin du xviiie siècle. Mais ce n’est pas en grimpant sur nos Alpes que ces hommes s’illustrèrent et apprirent à voir grand ; c’est au contraire en quittant leur pays. Paracelse quitta très tôt son canton natal de Schwyz, Léonard Euler vécut en Allemagne et à la cour de Russie, Jean de Müller à Vienne et à Berlin, Jean-Jacques, Madame de Staël et Benjamin Constant à Paris. Quant à un C. G. Jung, à un C. F. Ramuz, à un Karl Barth ou à un Jean Piaget, qui ont surtout vécu en Suisse, ce n’est pas la Suisse qui a fait leur nom et qui l’a propagé au loin ; c’est au contraire de l’étranger, des grands pays voisins et parfois de l’Amérique, que ce nom nous est revenu, comme importé.

Un autre trait commun à nos meilleurs esprits mériterait une étude plus ample, dont je n’indique ici que le thème : un ou deux exceptés (et cela se discuterait) ils furent tous, à des titres divers, des hommes utiles, des penseurs engagés, plutôt que des créateurs d’art ou de pensée pure. Médecins praticiens, guérisseurs d’âmes, réformateurs politiques ou religieux, négociateurs de grandes affaires publiques, théologiens et pédagogues, nous les voyons tous assumer des devoirs sociaux ou civiques, éducatifs ou spirituels, comme si le fait d’être utile excusait leurs grands dons aux yeux de leur conscience helvétique…

Nous n’avons pas en Suisse de purs poètes, ni de peintres qui aient fait époque, ni de compositeurs du plus haut rang. Hölderlin et Keats, Mozart et Rubens, Shakespeare et Dostoïevski seraient impensables en tant que Suisses. Une certaine démesure, un grand théâtre, un sens de la pompe et du style, libre de tout souci d’application « morale », leur eussent été formellement refusés par nos coutumes les plus invétérées. En revanche, les grands noms que j’énumérais plus haut ne seraient guère pensables hors du complexe suisse. C’est à eux que la Suisse doit de représenter une plus grande densité de conscience européenne et d’efficacité transformatrice qu’on ne saurait en trouver dans nulle autre région d’étendue comparable, sur notre continent.

Le lecteur de ce recueil m’aura vu venir : je n’entendais poser que les prolégomènes à toute étude future sur l’œuvre et sur la vie de notre ami Carl J. Burckhardt.