(1973) Articles divers (1970-1973) « L’Amour et l’Europe : L’Express va plus loin… avec D. de Rougemont (12 avril 1971) » pp. 124-147

L’Amour et l’Europe : L’Express va plus loin… avec D. de Rougemont (12 avril 1971)u

Votre essai L’Amour l’Occident a fait de vous, depuis 1938, un « philosophe de l’amour », et vous êtes, d’autre part, depuis vingt ans, le directeur fondateur du Centre européen de la culture et l’un des pionniers des États-Unis d’Europe. Y a-t-il un point commun entre ces deux activités ?

En somme, vous me demandez si mon système est sérieux ? Dans ma Lettre ouverte aux Européens j’ai écrit que l’Europe, c’est 480 millions d’Européens qui s’ignorent, et que la condition de notre survie, c’est de nous unir très vite dans une fédération. Or, pour moi, le couple est la première cellule de ce que j’appelle le fédéralisme, c’est-à-dire l’union dans la diversité. Comment espérer bâtir une communauté libre si nous commençons par rater le couple ? Car c’est un fait : dans l’amour, dans nos manières d’aimer, je trouve la racine de mondes politiques différents. Ce n’est que peu à peu, d’ailleurs, que s’est révélé à moi le principe de cohérence entre le couple, la personne et le fédéralisme.

C’est votre équation de base ?

Oui. Disons qu’il s’agit d’une intuition fondamentale qu’il est très difficile d’exprimer, et c’est pourquoi j’écris tant de livres : la coexistence des contraires. Vous connaissez la formule d’Héraclite : « Ce qui s’oppose coopère, et de la lutte des contraires procède la plus belle harmonie. » C’est l’antithèse de tous les slogans totalitaires ! Le meilleur de l’esprit européen est né, je crois, de cette formule du premier philosophe grec, au vie siècle avant J.-C. On trouve cette intuition dans toute la culture européenne, des conciles de Nicée et de Chalcédoine jusqu’à Hegel et Proudhon.

Selon vous, le meilleur exemple qui puisse être donné de la coexistence des contraires est donc le couple ?

Dans mon action en faveur d’une fédération européenne, j’ai défini le fédéralisme comme la coexistence en tension de réalités également valables, mais différentes ou même antinomiques. N’est-ce pas le cas du couple ? Un jour, on m’a demandé dans un débat à la radio : « Ne craignez-vous pas que les Européens ne soient trop différents les uns des autres pour jamais pouvoir s’unir ? » J’ai répondu : « Ne craignez-vous pas que les hommes et les femmes ne soient trop différents pour pouvoir jamais former des couples ? »

Voilà dévoilée l’équation de base de ce que j’ai écrit aussi bien dans L’Amour et l’Occident sur le couple humain — création mutuelle de deux personnes dans le respect de l’autre — que sur le fédéralisme : l’union dans la diversité et pour la diversité, en faveur de la diversité, et non pas la subordination de l’un à l’autre ou la fusion des deux, l’uniformisation. Si une certaine idée que nous avons de l’amour-passion nous conditionne au point de n’être plus capables d’aimer l’autre en tant qu’autre, nous ne serons plus capables non plus de devenir les éléments d’une cité, d’une communauté libre.

Pourquoi le problème de l’amour, du mariage et de leur drame vous a-t-il passionné depuis trente ans ?

Cherchez bien et je suis sûr que vous trouverez. Regardez autour de vous : le mariage occidental est un désastre ; deux mariages sur trois aboutissent à un divorce aux États-Unis, par exemple. La moitié du malheur humain, en Occident, tient dans le terme d’adultère. Et cette catastrophe vient de ce qu’on a voulu fonder le mariage sur le sentiment amoureux.

Serait-ce une base désastreuse pour le mariage ?

Je le disais en 1938, je n’ai pas changé d’avis. Nous entrons dans le mariage généralement par erreur, parce que nous sommes amoureux. Et nous en tirons cette conséquence illogique qu’il faut se marier. Eh bien, non, on ne reste pas amoureux tout le temps ! Chacun sait que le mariage, c’est la durée. Fonder le mariage sur la passion, sur quelque chose dont chacun sait que cela ne durera pas, c’est vouloir le construire sur le principe même de tout divorce.

L’amour-passion n’est pas possible dans le mariage ?

Non. Je dis autre chose : je dis qu’il est l’ennemi du mariage. Ce n’est pas par hasard que le jugement de la comtesse Marie de Champagne, au xiie siècle, exclut l’amour entre les gens mariés : c’est une condamnation radicale, qui était unanimement admise par les troubadours. Finalement, j’ai découvert que le mythe de Tristan et Iseut est l’ennemi intime du mariage et du couple.

C’est un mythe un peu dépassé…

Il est absolument fondamental dans la vie de tous les Européens, même s’ils n’ont jamais lu une ligne de l’histoire de Tristan. La passion amoureuse qui nous paraît si naturelle est en réalité exceptionnelle dans le monde, car c’est une invention de l’Europe. L’Asie l’ignore en toute sérénité, l’Amérique la déprime et la Russie a tenté de la supprimer en tant que force antisociale qui ne peut que gêner le rendement. C’est un fait : l’Asie bouddhiste, brahmanique n’a jamais connu notre amour et elle le considère avec un étonnement mêlé d’ironie et de crainte.

Marshall McLuhan exprime les mêmes thèses sur l’invention de l’amour romanesque au Moyen Âge. L’avez-vous influencé ?

J’ai rencontré McLuhan à Toronto, en 1969. Je sais par ses étudiants qu’il parle souvent de mes thèses dans ses cours. Quand l’historien Charles Seignobos écrivit déjà, en 1920, que l’amour était une invention du xiie siècle, cela passa pour une boutade. Allons donc, disait-on, l’amour est aussi vieux que le genre humain, et que faisaient donc les hommes et les femmes avant le xiie siècle !

Ainsi parle le gros bon sens, mais il est réfuté par les faits. Car c’est un fait que le mot amour, qui désigne pour nous le sentiment de la passion, n’a pris de sens dans le Languedoc du xiie siècle qu’avec la poésie des troubadours, Héloïse et Abélard, puis Tristan et Iseut, prototype éternel de l’amour-passion : et c’est de là que viennent toutes nos littératures européennes et tous les lieux communs de l’amour tel qu’on le chante, tel qu’on l’écrit, tel qu’on le vit jusqu’à nos jours. Je pense surtout aux effets dégradés du mythe à travers les siècles, s’embourgeoisant, devenant le thème imbécile et obligatoire de Hollywood et le modèle collectif de cette romance que chacun s’imagine devoir vivre. Le mariage est en train de voler en éclats, non pas à cause de la passion dans sa beauté insoutenable, mais de ses dégradations. Peut-on imaginer Iseut devenant Mme Tristan !

Mais Tristan et Iseut n’ont-ils pas été merveilleusement heureux ?

Ils ont été merveilleusement malheureux ! Comprenez-moi bien : je n’ai aucune recette pour l’amour. Je constate que la passion et le mariage sont des adversaires fondamentaux, bien que je sois pris, moi aussi, dans le drame qui les oppose.

Aujourd’hui, je distingue l’amour dans le mariage — amour actif — de l’amour-passion — donc passif — qui tend à uniformiser les deux êtres, à réduire l’autre à la loi d’un seul. Qui a dit que l’amour rendait libre ? Celui-là charge les gens de chaînes. Dans le mariage, on peut aimer l’autre en tant qu’autre, tandis que, dans la passion, on tend vers l’impossible fusion, qui, finalement, ne peut conduire qu’à la mort. L’amour-passion tel que nous le concevons a inspiré tous les arts en Europe, mais il ne vaut rien pour cette œuvre d’art qu’est le couple.

C’est une thèse que la plupart des gens peuvent difficilement admettre.

Je peux vous dire pourquoi, car tout est parti du mythe de Tristan. La Rochefoucauld a fort bien compris que l’amour est essentiellement lié à l’expression. Il écrit : « Combien d’hommes seraient amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler d’amour ? » Il n’y a pas d’amour inexprimé. Il y a des désirs, des instincts, faire l’amour, faire des enfants, il y a le plaisir, l’orgasme… Tout cela peut très bien se passer de l’expression. L’amour-passion, c’est autre chose. Tant qu’il n’est pas « déclaré », c’est comme s’il n’existait pas. Grâce à la littérature, la passion obsède nos rêves. Et c’est une invention spécifique de la culture européenne.

Et que se passe-t-il dans les autres civilisations ?

Je n’ai rien trouvé de tel en Orient, en Inde, en Chine, où n’existe aucune littérature d’amour-passion. Si l’on excepte, peut-être, le Genji japonais, l’amour-passion, en effet, suppose une croyance innée dans la valeur unique, irremplaçable de l’être aimé. Or les religions de l’Asie excluent une telle croyance, puisqu’elles tendent, au contraire, au dépassement et à la dissolution du moi. En revanche, la littérature érotique y est très développée, sacrée même. Tout le monde connaît le Kamasutra, ce cours d’initiation sexuelle totalement dépourvu de sentiments. C’est le contraire de notre littérature, qui exalte la passion au-delà de toute raison, au-delà de l’instinct et même du plaisir ; littérature fondée sur la pudeur, la distance et le goût de l’obstacle, sur tout ce qui fait mieux sentir et ressentir l’amour, l’« amour de loin » que chante le troubadour Jaufré Rudel, l’éloge de la chasteté, les règles de la chevalerie, où tout indique la volonté d’imposer une retenue aux instincts. Car la passion ne s’approfondit et ne dégage ses puissances qu’à la mesure des résistances qu’elle rencontre.

On ne retrouve en Orient que la technique érotique des épreuves, signalée par Mircea Eliade. Par exemple, l’homme doit dormir quarante jours au pied du lit de la femme qu’il aime, quarante jours, dans son lit, sur le côté gauche, quarante jours sur le côté droit, quarante jours sur elle, sans la toucher. Ce n’est qu’après cette épreuve que peut s’opérer l’union sexuelle, qui ne doit d’ailleurs pas aboutir à la procréation.

Mais ce n’est qu’une technique ?

Ainsi que l’a confirmé le maître du zen, Suzuki, à propos de mes livres, pour le Japonais traditionnel les relations entre les sexes sont plutôt du domaine de la nature ou de la moralité sociale. Toute espèce de romantisme ou d’idéalisation quasi mystique s’en trouve exclue. L’amour tel que nous l’entendons depuis le xiie siècle n’a même pas de nom dans leur langue. Ce qui se rapproche le plus de notre verbe aimer en chinois désigne la relation entre la mère et le fils.

L’amour, l’érotisme et la sexualité ont créé en Europe une problématique à peu près unique au monde : ils ne peuvent pas devenir des problèmes là où tout est réglé, programmé. La crise du mariage est typique de l’Occident. Elle n’existe pas ailleurs. Mais c’est le prix de notre liberté.

Mais vous, que souhaitez-vous ?

Quand je pense à l’amour « programmé », calculé, je suis évidemment pour l’amour-passion, bien qu’il ne soit pas viable. Trop rares sont les « beaux moments d’équilibre doré » dont parle Nietzsche.

Deux menaces se dressent contre le couple. L’une qui veut le dépasser par en haut — Tristan — l’autre par en bas — Don Juan. Nous versons continuellement dans l’un ou dans l’autre. Tristan est l’homme d’un seul amour fatal. Don Juan, héros d’un siècle cynique, le xviiie , incapable de passion, est l’antithèse de Tristan, son double négatif, l’homme des rencontres sans lendemain, infidèle par définition. Ce qui manque dans les deux cas, c’est la communion des deux personnes, qui se révèlent l’une à l’autre, dans leur différence, se créent ensemble, en devenant l’une par l’autre ce qu’elles sont.

Ce que je veux défendre, c’est donc, en fin de compte, un certain état de tension entre le mariage et la passion, entre l’orthodoxie et l’hérésie, l’ordre social et les vocations personnelles. Car les uns ne vivent pas sans les autres.

Comment ont été accueillies vos thèses de L’Amour et l’Occident ?

Très mal, au début, par les « spécialistes » de la Sorbonne, indignés de me voir transgresser les frontières de leurs disciplines.

Aujourd’hui, mon livre est au programme de licence… Il a influencé beaucoup d’auteurs anglo-saxons, poètes, comme W. H. Auden, ou romanciers, comme Carson McCullers, Lawrence Durrell (auquel Henry Miller avait donné pour un anniversaire son propre exemplaire de mon livre, abondamment annoté), voire des sociologues, comme Lewis Mumford ou Marshall McLuhan.

Les nouvelles générations américaines, surtout les hippies, sont également de très bons lecteurs de L’Amour et l’Occident . Eux aussi cherchent un lien entre l’érotisme, l’amour-passion et une éthique. En 1969, j’ai fait sur ce sujet une conférence à l’université d’Indiana, et, l’été dernier, un professeur de cette université m’a dit : « Cela a été la dernière fois que les contestataires et les gens de l’establishment ont applaudi quelqu’un en commun. »

Aujourd’hui, selon vous, quel est l’avenir de l’amour ?

D’une part, il me semble que les jeunes gens d’aujourd’hui tiennent un peu mieux compte que nous des aspects pratiques du mariage, de ce qui permet une amitié durable entre deux êtres différents, les convenances de caractères, d’idées, d’éducation. Tout cela sans retomber dans les mariages arrangés de la bourgeoisie du xixe siècle. Et le mariage à l’essai, même s’il ne garantit pas de l’erreur, augmente les chances de l’éviter.

Mais, d’autre part, l’amour tout entier risque de disparaître dans le monde hygiénique et froidement rationnel qu’est en train de créer la technique, et qui pourra bien se réaliser sous la forme d’un monde d’ennui, parfaitement plat et programmé. Ce qui nous menace aujourd’hui, ce n’est plus un excès d’anarchie et de tyrannie brutale, c’est au contraire l’excès d’un certain ordre rationnel et statistique qui évacue toute passion et risque bien d’évacuer aussi le sens même de nos vies et des rapports humains, mariage compris. Car s’il y a aujourd’hui une crise du mariage, il y en a une aussi de l’amour-passion. Parce que l’amour-passion, lui non plus, ne peut pas exister en dehors d’un certain monde spirituel. Si vous avilissez ce monde-là, l’amour-passion n’a plus de sens. Vous tombez dans la pariade animale.

Konrad Lorenz parle même d’un affadissement possible des relations amoureuses. Ne reste-t-il pas l’érotisme ?

Même pas. C’est une évidence. L’érotisme est l’usage culturel, non procréateur, de l’instinct sexuel. Faites sauter tous les interdits, les règles, les conventions, la culture, et vous détruisez la possibilité même de toutes les formes d’amour. En ce sens, la révolution sexuelle ne veut rien dire. Quel est l’ordre neuf que l’on peut déduire de la copulation ? Sur un point, tout le monde est d’accord, des Sumériens jusqu’à Engels et à Toynbee : la condition de toute civilisation est une certaine discipline des instincts de procréation.

On parle de briser les interdits du christianisme : lesquels ? Le christianisme est une religion qui se distingue de toutes les autres par l’absence quasi totale de tabous et de règlements sexuels. Le peu qu’on y trouve vient de l’Ancien Testament : proscription de l’inceste, etc., ou des influences païennes, hérétiques, gnostiques, qui nous ont fait croire que le « péché originel » n’est autre que la sexualité. Quant aux pseudo-tabous qui règnent sur nous, ce sont ceux de la bourgeoisie de l’ère victorienne, ou du clergé avec ses livres de casuistique sexuelle. Quel rapport avec le christianisme ? C’est la sécrétion normale de la Société, car nulle société ne peut vivre sans feux verts et sans feux rouges.

Savez-vous quel est l’auteur le plus néfaste de la littérature occidentale ? Le Dr Tissot. Il a commis un livre à la fin du xviiie siècle dont la thèse était que tout le malheur des hommes venait de la masturbation, qui rend les jeunes gens fous, etc. Ce docteur, qui était, hélas ! suisse, a connu un succès mondial. Il a sans doute créé le maximum de névroses qu’un homme ait jamais pu déclencher sur la planète. Pendant une douzaine de générations, il a empoisonné les jeunes gens, heurtés par le spectre de l’« impureté ». C’est aujourd’hui seulement que les psychanalystes les rassurent : « Très bien, mes enfants, pas d’excès, mais enfin, il faut bien apprendre les choses… », etc. Si lutter contre le Dr Tissot s’appelle révolution sexuelle, alors ce n’est qu’un progrès normal vers le bon sens.

En somme, vous trouvez qu’on s’agite beaucoup, mais qu’il n’y a guère de révolution ?

Il est clair que les tabous de la morale bourgeoise ne tiennent plus. Est-ce que cela signifie que la sexualité est plus vigoureuse, ou l’amour plus réussi, la morale du couple plus solide ?

Voyez les romanciers : ils cherchent partout l’obstacle qui permet la passion, cette forme d’amour qui refuse l’immédiat. Dans un livre, Les Mythes de l’amour , j’ai analysé trois succès mondiaux : Lolita, de Vladimir Nabokov, Le Docteur Jivago, de Boris Pasternak, et L’Homme sans qualités, de Robert Musil. J’ai retrouvé l’archétype de Tristan à travers ces trois livres ; les trois en sont des reviviscences probablement inconscientes. Dans le mythe de Tristan, l’obstacle est l’époux d’Iseut, le roi Marc. Dans Lolita, c’est l’âge (12 ans) de la jeune nymphette. Dans le livre de Musil, c’est l’inceste entre le frère et la sœur. Et dans Le Docteur Jivago, c’est la Russie, telle que Pasternak l’aimait et telle qu’on lui interdisait de l’aimer, symbolisée par une femme, bien réelle dans sa vie, comme cela a été confirmé plus tard.

Si l’obstacle est nécessaire à l’amour-passion, l’amour-action peut-il s’en passer ?

Si la passion a besoin d’obstacles pour vivre, elle en trouvera toujours, même dans l’amour-action, parce que jamais cet effort d’imaginer, de créer l’autre dans ce qu’il a de meilleur et de plus personnel n’aboutira complètement. Il y aura toujours quelque chose d’irréductible. Il y aura toujours une dernière défense, un dernier secret de l’autre qui suffit bien à ressusciter une passion au sein même de l’amour-action.

En fin de compte, pour vous, quel serait le couple idéal ?

Je voudrais que Tristan découvre Iseut, qu’Iseut découvre Tristan, et qu’ils sachent leurs noms. Je voudrais qu’ils cessent de dire comme dans l’opéra de Wagner : « Non, plus d’Isolde, plus de Tristan. » Le masochiste intégral ne vaut rien pour aimer. Tristan n’aime pas réellement Isolde. Il ne la voit pas. Il projette. Ce qu’il aime, c’est l’amour, être en état d’amour. Toutes les femmes qu’on aime d’amour-passion, toutes les Iseut sont des femmes rêvées, les produits d’une projection. Vous n’aimez pas telle femme réelle, vous aimez votre projection sur une femme, qui la reçoit plus ou moins bien. Vous voyez à quel point la passion est l’ennemie intime du mariage ; elle empêche de voir l’autre avec qui l’on vit. Elle veut la fusion, l’absorption, l’esclavage, non l’union de deux libertés. En politique, on appelle cela du totalitarisme.

Depuis quand combattez-vous le totalitarisme ?

Dès 1932, j’ai contribué avec mes amis Emmanuel Mounier, Arnaud Dandieu, Alexandre Marc, le mathématicien Claude Chevalley, et vingt autres, à la formation du mouvement personnaliste, qui s’opposait aux totalitarismes, mais aussi à nos démocraties capitalistes, à la société de profit que nous appelions le « désordre établi ». Nous ne voulions pas qu’on critique l’Allemagne et l’URSS au nom de l’esprit petit-bourgeois, individualiste, capitaliste, égoïste, non communautaire, qui dominait la politique française de l’époque.

On a dit que la contestation, surtout dans les pays de l’Est, où elle est encore clandestine, mais d’autant plus sincère, a fait revivre les problèmes que nous avions posés dans les années 1930. C’est vrai, une partie de la jeunesse se pose aujourd’hui la même question : sur quoi bâtir une société ? Niveau de vie ou mode de vie ? Je me suis senti justifié. La jeunesse a redécouvert notre question trente ans après, sans être bloquée, elle, par la guerre des empires totalitaires qui fermait notre horizon, et qui n’était pas notre guerre. À cette époque, toute une génération s’est exprimée dans le personnalisme : à l’individualisme et au collectivisme, nous opposions la personne et la communauté. C’est pour exprimer la liaison nécessaire entre personne et communauté que je lançai alors un mot qui allait faire fortune un peu plus tard : engagement. Mon opposition au nazisme me valut d’ailleurs, en 1940, d’être envoyé en Amérique… où j’allais découvrir l’Europe.

Comment cela ?

On prend conscience des choses quand on les perd. Je n’étais pas le seul dans ce cas à New York. Quand j’ai rencontré Einstein, à Princeton, il m’a dit : « Vous n’avez pas idée de la transformation intellectuelle de l’Amérique sous l’impact des Européens immigrés. En 1922, quand je suis allé aux États-Unis pour une tournée de conférences sur le sionisme, la médiocrité des universités m’a surpris. Le changement inouï qui s’est produit depuis lors est dû en bonne partie à l’afflux des Européens, notamment ceux que Hitler a chassés. »

Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Einstein ?

Je venais d’écrire les Lettres sur la bombe atomique , à la suite de Hiroshima. Un soir, le téléphone sonne. J’entends : « Ici, Einstein. » C’est un peu comme si vous entendiez : « Ici, Newton. » C’est une farce ou c’est un esprit… Einstein venait de lire mon livre « pour la deuxième fois » et me demandait si j’étais libre ce soir… En Amérique, on l’accusait de communisme, parce qu’il pensait qu’il fallait tendre la main aux Russes et les faire entrer à l’ONU. Et puis il portait les cheveux longs ! Nous avons parlé de l’union de l’Europe. Il m’a dit : « Vous êtes bien optimiste. Cela prendra un temps fou. En tout cas, cela ne se fera pas avec un nationaliste comme Churchill : il est dangereux. » Une Europe d’États-nations visant à la puissance, disait-il, n’aurait fait qu’un troisième larron armé jusqu’aux dents.

Eh bien, c’est en Amérique qu’a germé en quelques-uns d’entre nous l’idée de combattre ce nationalisme fauteur de guerres ; et pas seulement Hitler, mais ce qui l’avait permis, donc l’idée de « faire l’Europe ». Là-bas, nous nous retrouvions toujours entre Européens, c’était irrésistible. Il y avait là Marcel Duchamp, André Breton, et les peintres surréalistes Max Ernst, Yves Tanguy, Matta, Masson, Focillon. Et Jacques Maritain, Boris Souvarine, Georges Gurvitch, et, pendant quelques mois, Simone Weil. Aucun de nous n’était certain de jamais revoir l’Europe. J’écrivais deux textes par jour pour « La Voix de l’Amérique parle aux Français ». André Breton, Lévi-Strauss étaient les « parleurs » de mes textes.

Mais pourquoi êtes-vous allé en Amérique pendant la guerre ?

À cause d’un article envoyé à la Gazette de Lausanne , une heure après avoir appris l’entrée de Hitler à Paris, le 15 juin 1940. J’écrivais : « C’est ici l’impuissance tragique de ce victorieux : tout ce qu’il veut saisir se change à son approche en fer tordu, en pierraille lépreuse. » Un coup de téléphone du chef des services de renseignements de l’armée suisse m’apprit qu’une démarche avait été faite le matin même de la parution de l’article par l’ambassadeur d’Allemagne. « Vous mettez en danger la sécurité de la Suisse, me dit ce colonel, mais j’ai aimé votre article. » Plus tard, le Conseil fédéral jugea plus prudent de m’expédier en mission aux États-Unis, où les circonstances m’ont contraint à demeurer six ans.

Depuis vingt ans, vous consacrez une grande partie de votre vie à la cause d’une fédération européenne. Mais l’Europe est loin d’être faite. Ne craignez-vous pas d’avoir perdu votre temps ?

Je suis probablement l’écrivain qui a présidé le plus grand nombre de comités ! Mais il faut savoir perdre neuf dixièmes de son temps pour que le dernier dixième serve peut-être à quelque chose. C’est une des lois de l’action. Je crois que nous pourrons faire l’Europe d’ici à vingt ans sur la base des régions, au-delà des nationalismes. Je constate d’ailleurs que les doutes sur l’Europe et la vitalité de sa culture n’existent que dans l’esprit des intellectuels européens, et pas ailleurs.

Car l’Europe, aujourd’hui, y compris les pays de l’Est, c’est 480 millions d’hommes. Alors, vous comprenez, « l’Europe écrasée entre les deux Grands », c’est une plaisanterie, car en additionnant 237 millions de Soviétiques et 203 millions d’Américains, on n’arrive pas même au total européen. Si ces chiffres ne nous rassurent pas, c’est que nous nous sentons seulement Français, ou Suisses, ou Danois, ou Belges, donc trop petits. Il nous manque la conscience de former un ensemble. C’est surtout que 120 millions d’entre nous sont satellisés par l’URSS, tandis que 320 millions sont assez bien colonisés, disons pour simplifier, par le dollar. Aucun de nos pays, tous trop petits, ne pourra bientôt plus nous raconter sa petite histoire d’indépendance.

Mais alors sur quelle base voulez-vous faire l’Europe ?

Parmi tous ceux qui bâtissaient l’Europe, économistes du Marché commun, hommes politiques, universitaires, je crois vraiment que l’action du Centre européen de la culture a imposé peu à peu un certain angle de vision, qualifiant et orientant l’union possible de l’Europe sur la base de l’unité culturelle, qui s’est formée tout en fondant l’Europe, depuis deux ou trois millénaires, et qui caractérise la société européenne. D’autres cherchent à bâtir l’Europe de l’économie ; moi, j’ai cherché celle des valeurs et celle des hommes.

On vous reproche de faire de l’européocentrisme ?

Je ne donne une place ni grande ni petite à l’Europe : je dis ce qu’elle est parmi les vingt-deux ou vingt-trois civilisations qu’énumère Toynbee. « Tout est venu à l’Europe, et tout en est venu, ou presque », disait Valéry. C’est vrai : toutes les sciences modernes, les techniques, la plupart des formes artistiques et littéraires. Cela ne veut pas dire que l’Europe soit moralement supérieure aux autres civilisations ; elle a déclenché des guerres mondiales, inventé le nationalisme, institué des tyrannies sans exemple, raté ses révolutions. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu Hitler, Staline, Guernica… L’Europe est une unité complexe, pétrie de contradictions, qui sont dues à la pluralité de ses origines — grecque, romaine, judéo-chrétienne, germanique, celte, à quoi se sont ajoutées des influences arabes, slaves, et j’en passe. Tout cela l’a distinguée des autres grandes civilisations, fondées sur un principe d’uniformisation, de subordination totale de tous à un ordre monolithique.

Vous aimez ce que notre civilisation a de pluraliste ?

C’est le gage de notre liberté. Cela implique la contestation, la discussion, et, finalement, la révolution, qui est, elle aussi, une invention européenne. Ailleurs, il n’y a jamais eu, avant le contact avec notre culture et nos doctrines, que des révolutions de palais, des prises de pouvoir par des chefs militaires, qui ne remettaient jamais en cause le système des valeurs régnantes.

En 1961, aux États-Unis, les étudiants progressistes de l’Université de Berkeley m’ont demandé de leur parler des valeurs occidentales : « Je sais, leur ai-je dit, vous n’y croyez plus. Mais qu’est-ce qui existe à la place, selon vous ? Prenez le monde par vos antipodes : l’Asie du Sud-Est n’a qu’une idée, c’est d’imiter la Chine maoïste, qui, elle, voudrait être aussi communiste que la Russie soviétique, dont le slogan est depuis 1925 : ‟Nous ferons mieux que l’Amérique.” Or l’Amérique est une invention de l’Europe. Où trouvez-vous des valeurs neuves dans ce périple ? Le marxisme ? Allons donc ! Il est le produit spécifique des contradictions de l’Europe au xixe siècle. »

Pourquoi, selon vous, n’est-ce pas encore fait, la fédération européenne ?

D’abord, parce qu’on est parti sur le mauvais pied, en essayant de fonder l’union sur le principal ennemi de toute union : l’État-nation. Voilà l’obstacle sur lequel nous butons depuis vingt ans.

Vous avez écrit : « Il faut transformer les frontières en écumoires en attendant qu’elles disparaissent complètement. »

Oui, l’ennemi, c’est l’État-nation, hérité de Napoléon. L’État-nation est la mainmise de l’appareil étatique, administratif et policier sur cette chose dynamique et affective qu’est une nation. Instituer un État-nation, c’est livrer sans recours toute l’existence humaine à la bureaucratie anonyme d’une seule capitale : c’est-à-dire à personne.

Les démocraties capitalistes et les dictatures communistes et fascistes ont toutes en commun la religion de l’État-nation centralisé. Il n’y a que des différences de degré. Après la guerre, toutes les anciennes colonies se sont jetées sur ce modèle et l’ont imité. Cette structure est la clef des maux du monde actuel. C’est pourquoi, dès le début de notre action fédéraliste, nous sommes entrés en opposition avec Churchill, qui, lui, voulait des « États-Unis » d’Europe en vue de créer une puissance nouvelle sur la base des États-nations. Or l’Europe ne pourra se fédérer que par la volonté délibérée des Européens, et non pas par une espèce de complot des gouvernements.

Vous ne croyez pas à l’homme politique ?

C’est probablement une fonction à supprimer. Il faut des économistes, des écologistes, des éducateurs, des scientifiques, des administrateurs. À quoi sert le politicien s’il ne sait rien de tout cela ? N’importe quel ordinateur ferait mieux, et avec moins de bavardage.

Vous êtes suisse, fils d’un pasteur protestant.

Merci pour la précision. César Borgia, lui, était fils d’un pasteur catholique : le pape Alexandre VI.

La Suisse est-elle pour vous un modèle politique idéal ?

Vous savez, la vie politique en Suisse est très loin de la vie politique en France : elle est parfaitement ennuyeuse. Et c’est très bien comme ça. C’est une administration qui se réfère, comme le disait tout récemment notre ministre des Affaires étrangères, à quelques grands principes : neutralité, fédéralisme, démocratie directe. Le souverain, en Suisse, c’est le peuple. Vous lisez dans nos journaux : « Le souverain s’est prononcé hier. » Ce n’est pas une manière de parler, c’est la réalité. On ne dit pas, en Suisse : « Un tel a été un grand serviteur de l’État. » Pourquoi servir l’État ? C’est lui qui est un service. Le souverain gouverne ; le Conseil fédéral, lui, exécute, mais ne gouverne pas les hommes. C’est absolument le contraire des habitudes héritées de Louis XIV ou de Napoléon : le règne majestueux sur des sujets.

En France, quand j’ai des démêlés, comme tout le monde, avec des fonctionnaires, douaniers, percepteurs, gendarmes, je finis toujours par leur dire : « Monsieur, je ne suis pas votre sujet, mais un libre citoyen. C’est le fonctionnaire qui est au service des citoyens, et non l’inverse. Vous semblez parfois le croire à cause de cette idée de la ‟majesté de l’État” qui vous vient des rois de France. Eh bien, non : l’État n’est qu’un appareil, au mieux utile ! »

Tandis que l’État-nation ?

Le côté sacral qu’il s’est attribué est incroyable. Il a le droit de condamner à mort ses hérétiques et incroyants, droit que n’a plus aucune Église, Dieu merci ! Refus de servir et on vous emprisonne, intelligence avec l’ennemi et on vous colle au mur ! Vous savez qu’il y a un article de la Constitution qui interdit de mettre en question la forme une et indivisible de l’État français. Je connais un Breton qui a fait un livre sur l’Europe régionaliste… Eh bien, il a dû se réfugier en Irlande !

Pour vous, au contraire, le fédéralisme est une méthode d’union dans la diversité ?

Le fédéralisme est radicalement contraire à la méthode d’unité par l’uniformité qui fut celle de Louis XIV, des jacobins, de Napoléon, et reste celle des systèmes totalitaires de toutes couleurs. L’État-nation prétend faire coïncider dans ce qu’il nomme ses « frontières naturelles » des réalités absolument hétérogènes — la langue et l’économie, l’état civil et l’idéologie ou religion politique — sommées de s’arrêter sur une ligne de barbelés électrifiés. Pour accréditer ce modèle délirant, on a truqué nos manuels d’histoire et de géographie. Décréter pour les besoins de la cause que le Rhin sépare et que le Rhône unit donne la mesure.

Vous voulez faire une révolution régionaliste et fédéraliste ?

Au contraire de ce que pensent les ministres, on ne fera pas l’Europe sans casser des œufs. Il nous faut entreprendre délibérément cette révolution qui n’est pas violente, mais qui implique le démantèlement progressif des États-nations. Les régions se constitueront en nouant entre elles, par-dessus les frontières politiques, des relations économiques et culturelles qui formeront peu à peu un tissu européen : il faut faire de l’Europe avant de faire l’Europe. Ce tissu se révélera d’ici à vingt ans, ou avant, plus solide et plus vivant que les liens entre les régions et la capitale de leur État-nation. Et quand les ordinateurs mesureront que ce sont les régions qui jouent un rôle créateur et actif, l’Europe sera pratiquement faite.

Mais n’est-ce pas mettre la charrue devant les bœufs ? Un Jean Monnet ne vous traiterait-il pas d’utopiste ?

Jean Monnet a très bien fait ce qu’il a fait avec l’appui de Robert Schuman, et qui a abouti à la création de la CECA et à la CE. Mais il y a ce que j’appelle l’illusion Monnet : croire que l’économique entraînera nécessairement le politique. Nous sommes contraints de voir aujourd’hui que ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Et que ce n’est pas Karl Marx qui a raison sur ce point, mais Mao Zedong, qui a baptisé lui-même une phase décisive de sa révolution : « Révolution culturelle ». Notez que c’est le marxisme renversé : c’est la révolution qui part des superstructures. Eh bien, en ce sens-là, je suis maoïste ! Je crois que la révolution part des grandes options, d’une culture, des attitudes fondamentales de notre esprit. Et que l’économie n’en sera jamais que le produit.

Vous restez donc optimiste en ce qui concerne l’Europe ?

Les statistiques sur l’idée européenne me permettent de rappeler cette phrase un peu cynique de Louis Armand : « Il meurt tous les jours plus d’anti-Européens qu’il n’en naît. » Je suis certain que nous irons vers des solutions fédéralistes, régionalistes, parce qu’il n’y en a pas d’autres. Mais il reste toujours la part du diable.

Qui est-ce, le diable ?

Le diable, c’est l’agent dépersonnalisant du monde, la fin des personnes, l’uniformisation totalitaire. Dès que vous cédez quoi que ce soit sur la personne, tout est perdu : l’homme, le couple, la cité, la société, et vous avez le totalitarisme. Quand l’homme ne sert plus à rien, n’a plus de vocation, on le jette à la poubelle ; pour moi, c’est cela, l’Enfer.

Pour combattre ce que vous appelez l’Enfer, croyez-vous à la révolution ?

Oui, si elle apporte la liberté, si elle consiste à renverser, à retourner les institutions de la tyrannie. Mais une société ne se retourne pas comme un homme. Il ne suffit pas de toucher deux ou trois-centres nerveux pour que tout marche. Ou bien il faut y mettre la police, l’armée, la violence et la terreur pour aligner la réalité sur ce que quelques idéologues ont eu l’idée d’en faire. Pas une seule de nos révolutions n’a réussi. Dans ce sens, on ne peut pas être trop fier de l’Europe.

Comment voyez-vous l’avenir ?

Je crois au progrès. Je l’ai décrit, dans L’Aventure occidentale de l’homme , en tant qu’accroissement des risques humains, comme le montre la science, qui est à double tranchant. Ou bien, je vous l’ai dit, nous irons vers l’ennui collectif. Mais il me semble improbable que cet ennui ne recrée pas en profondeur la soif de quelque chose qui soit au-delà de l’ordre et qu’il ne provoque pas une rébellion de l’esprit, une sédition de l’inconscient, dont nous percevons déjà les signes.