(1981) Articles divers (1978-1981) « « Nous subsisterons unis, ou nous périrons séparés ! » (avril-mai 1979) » pp. 11-13

« Nous subsisterons unis, ou nous périrons séparés ! » (avril-mai 1979)ak

J’entends dire que l’idée de l’Europe serait seulement une invention de technocrates, de financiers, d’industriels, de gouvernements ou de multinationales… C’est faux.

L’Europe, c’est une nécessité qui s’inscrit dans le cours normal de l’histoire en cette fin de xxe siècle : si l’Europe ne se fait pas, nous allons à la catastrophe, non seulement européenne, mais mondiale. Pour cette raison très simple. C’est l’Europe qui a créé le monde que nous connaissons, en ce sens qu’en créant la première civilisation industrielle elle a convaincu tous les autres peuples de la terre qu’ils devaient l’imiter. À tort… Car, ce modèle de civilisation européen et industriel, fondé sur un développement indéfini, est devenu complètement utopique. Saint Thomas pourtant nous avait prévenus : « Le fini, n’est pas capable d’infini » ; mais nous avons perdu de vue cette vérité aussi fondamentale que deux et deux font quatre. Nous nous sommes imaginés que la terre, loin d’être une sphère finie et que rien au monde ne pourra rendre plus grande qu’elle-même, pouvait au contraire être exploitée indéfiniment et en progression constante. Une utopie totale !

Ça durera bien jusqu’à ma retraite !

Nous le savons, il n’y aura pas assez de magnésium, pas assez de cuivre, pas assez d’uranium… Et surtout, pas assez de pétrole. Donc, plus personne ne devrait oser promettre un développement indéfini dans ce monde fini. Or, on continue. Simplement, parce que le raisonnement de nos dirigeants c’est de se dire : « Après moi le déluge ! ». « Ça durera bien jusqu’à ma retraite ! » comme a dit un jour un fonctionnaire du Conseil fédéral suisse, en réponse aux questions qu’on lui posait à propos de la construction d’une centrale nucléaire sur le Rhône. Ou alors ils disent « qu’il faut faire confiance à l’infinie ingéniosité de l’homme ». Mais c’est un constat de démission devant la fatalité ! Qui, devant un danger pressant, se contenterait de faire confiance à l’infinie ingéniosité de l’esprit humain ? Devant les risques à peu près infinis du nucléaire par exemple…

C’est dans ce contexte-là que se pose la question européenne : un contexte de civilisation devenu commun à toute l’humanité. Puisque son modèle industriel qui a été imité par le reste du monde nous conduit tous à l’impasse absolue, l’Europe se doit à nouveau de donner l’exemple. En changeant de cap. En proposant un autre modèle de civilisation qui ne soit plus seulement axé sur la perspective d’un développement indéfini.

À l’image de ce qui attend les Russes blancs !

Quand il parle de l’Europe, Denis de Rougemont ne parle pas seulement de l’Europe des neuf…

Neuf pays sur vingt-deux, ce n’est pas l’Europe ! Je m’élève contre cette prétention du Marché commun de Bruxelles à s’appeler l’Europe. Lorsqu’on parle de l’Europe, il faut entendre l’Europe entière. Y compris les pays de l’Est qui, un jour ou l’autre, finiront par nous rejoindre ; l’État soviétique ne pourra pas toujours les maintenir en état de servage… Tous, nous sommes tous faits pour l’Europe. Nous subsisterons unis ou nous périrons séparés. Cette évidence saute aux yeux. La plupart des grands problèmes auxquels nous sommes confrontés — économiques, énergétiques, monétaires, militaires… — se révèlent de plus en plus insolubles dans le cadre des souverainetés nationales et appellent donc des solutions d’union continentale ou régionale. Au-delà ou en deçà des États-nations…

Prenons le problème démographique. Dans les trente années qui viennent la population de l’Europe va rester stable, elle va peut-être même reculer, tandis que dans le même temps la population du tiers-monde triplera. D’où une rupture d’équilibre complète. À l’image de ce qui attend l’Union soviétique ou la proportion des Russes blancs va diminuer très rapidement d’ici à l’an 2000 par rapport aux populations des républiques islamiques dont le taux de croissance démographique oscille entre 3 et 3,5. Un taux plus fort qu’en Amérique latine.

L’Europe, c’est plus de 400 millions d’habitants

Inévitablement donc, la proportion des blancs à haut niveau de vie va diminuer rapidement par rapport aux populations du tiers-monde : que cela fasse plaisir ou non, que l’on se dise de gauche ou de droite, c’est une évidence à laquelle il faut que nous nous fassions. Du coup également, les besoins alimentaires du tiers-monde vont croître de manière catastrophique. Les démographes du Bangladesh, par exemple, prévoient pour leur pays qu’il y aura chaque année vingt millions de morts par famine à partir de l’année 1980, autrement dit dès maintenant. Ceci « Jusqu’à ce que l’excès de population soit corrigé par la nature ». (Voyez l’horreur à laquelle on arrive !) Ou, à moins que des quantités énormes de nourriture puissent être apportées par l’extérieur. Or, qui peut les procurer ? Sinon les États-Unis qui détiennent, actuellement et pour longtemps, le monopole de l’alimentation du monde. Un monopole équivalent à celui des pays arabes pour le pétrole. Il sera tentant pour les Américains d’user de cet avantage à des fins politiques, d’autant plus que l’URSS restera leur client le plus important, les années de mauvaise récolte…

Denis de Rougemont insiste :

Il faut changer de cap. Et il faut que l’Europe donne l’exemple de ce changement. Mais il ne suffit pas qu’elle dise qu’elle va faire autre chose, il faut qu’elle le fasse. Le tiers-monde ne commencera à la croire que si elle montre l’exemple réalisé d’une autre société, à partir d’un autre modèle de développement que celui qu’elle a répandu, malgré elle, dans le monde entier. J’aime ce mot du Dr Schweitzer : « L’exemple n’est pas le meilleur moyen d’influencer le comportement d’autrui, c’est le seul. » Nous n’en sortirons pas autrement. Mais nos chances ne sont pas minces. D’abord parce que nous sommes plus nombreux que nous ne pensons. Nous nous imaginons toujours l’Europe comme une péninsule, cap de l’Asie écrasé entre les deux Grands ; or la réalité est inverse : l’Europe de l’Ouest, c’est plus de 400 millions d’habitants, alors que les États-Unis n’en comptent que 220 et la Russie 250…

Alors pourquoi nous sentons-nous écrasés ? Parce que nous nous comptons par nation et que nos nations sont trop petites. Que ce soit le Luxembourg ou que ce soit la France n’y change rien. Nous sommes tous trop petits ! Donc, il faut que nous nous unissions.

« L’illusion » de Jean Monnet

Depuis des siècles l’idée d’une union des pays d’Europe est dans l’air… À chaque génération des hommes l’ont rêvée : de Dante à Victor Hugo…

Il faut maintenant passer à sa réalisation, dit Denis de Rougemont. Le moment est venu où il faut dépasser le dogme des souverainetés nationales, cette hérésie chrétienne que les papes ont souvent dénoncée. Pensez donc, cent-soixante souverainetés absolues à travers le monde ! Fatal, finalement, que cela ne conduise qu’à des guerres.

Çà et là, on a essayé de dépasser ces souverainetés nationales. En nouant des accords industriels et économiques… Ce fut l’idée de Jean Monnet, dont je salue la mémoire, qui imaginait qu’en « tenant » les hommes par les institutions matérielles on les « tiendrait » aussi pour le reste.

Une illusion finalement ! une illusion de « marxisme vulgaire » de croire que l’infrastructure domine nécessairement la superstructure. Une illusion partagée aussi d’ailleurs par les bourgeois capitalistes… et par les socialistes de toutes couleurs : le matérialisme au fond domine nos sociétés, à Moscou ou à Washington, à Paris ou à Londres, ou à Bonn…

Les États-nations condamnés !

Alors, quel modèle pour l’Europe ? Quel modèle dont le tiers-monde serait tenté de s’inspirer ?

D’abord faire admettre l’évidence, souligne Denis de Rougemont, que les États-nations sont condamnés. Aucun de nos États désunis n’est en mesure de faire face correctement aux tâches que le gouvernement d’une nation est censé assurer. Nos souverainetés nationales ne peuvent résister ni à la colonisation économique des États-Unis, ni lutter contre une intervention militaire qui viendrait de l’Est… Ni lutter contre l’inflation sans augmenter le chômage qui progresse en proportion exacte du progrès technologique, ni réduire le chômage sans augmenter l’inflation ni maintenir la valeur de la monnaie… Ni faire face à leurs besoins allégués en énergie sans menacer l’environnement et s’opposer par la force à l’exercice des droits démocratiques. Ni prévenir, ni guérir la pollution des lacs, des fleuves et des mers océanes. Ni venir en aide au tiers-monde dans sa lutte contre la famine et sa passion de copier et de s’approprier les causes mêmes de notre propre crise… Je le répète, les États-nations sont condamnés puisqu’ils ne peuvent plus jouer leur rôle. Je veux bien que des hommes politiques continuent d’aller, répétant que l’État-nation est sacré. Alors, qu’ils nous démontrent que cet État-nation fonctionne ! »

L’Europe politique est déjà en marche

Ceux-là, précisément, rétorquent : « Et l’Europe ? Où sont les avantages qu’on ne cesse de nous promettre ? » Denis de Rougemont répond :

Regardons ce qui est acquis. Ce n’est peut-être pas énorme, mais ce n’est pas rien non plus. Pas rien ce qu’a fait le Conseil de l’Europe. Pas rien ce qu’ont fait les divers organismes européens…

Mais, j’en conviens, l’essentiel reste à faire… C’est-à-dire l’Europe politique. Sur ce point non plus, il n’y a pas lieu d’être tellement pessimiste quand on observe sereinement ce qui a déjà été acquis tout au long de ces dernières années. Trois signes si vous voulez…

• Un : une guerre entre les nations de la nouvelle Europe n’est plus possible. Certes, il est encore des hommes politiques pour prétendre que l’Allemagne pourrait attaquer la France mais ces hommes disent n’importe quoi. Personne de sensé ne peut imaginer l’hypothèse d’une guerre entre la France et l’Italie, entre la France et l’Allemagne… C’est exclu. Un formidable progrès acquis en trente ans après des siècles d’une guerre fratricide !

• Deux : les pays qui veulent s’associer à la nouvelle Europe ne le peuvent qu’à la condition d’être des démocraties. Le jour où la Grèce, le Portugal et l’Espagne ont renvoyé, sans effusion de sang, leurs trois dictatures, ces trois pays ont été candidats à l’Europe. Automatiquement. Avec toutes les nuances qu’il faudrait introduire ici ou là, on peut donc dire que l’Europe se construit avec des pays qui acceptent l’essentiel des règles du jeu d’une démocratie.

• Trois : les Européens admettent que leur union passe par l’intégration de leurs économies nationales. C’est loin encore d’être totalement réalisé mais de grands pas ont été faits. Ainsi il y a deux ans sont tombées les dernières barrières douanières. Presque personne n’y a fait attention. Or c’était précisément l’un des buts que s’était fixés Jean Monnet. Sur ce point précis et limité il avait donc pleinement réussi.

Comme bien d’autres militants européens, Denis de Rougemont a traversé des moments de découragement tout au long de ces dernières années. « À force d’avoir dit : “unissons-nous, unissons-nous”, on finissait par douter… » Mais l’espoir est revenu : « Des forces nouvelles nous appuient du côté des écologistes, des régionalistes ! ! »

Écologie, régions, Europe : même avenir !

Le souci écologique et les régions sont pour Denis de Rougemont dans le droit fil de cette Europe fédérale qu’il n’a cessé de défendre : « Un même avenir, précise-t-il… Le souci écologique est une nécessité absolue face à l’agression industrielle. Quand des gens sourient en me disant que l’écologie n’est qu’une mode je leur réponds qu’en effet ce n’est qu’une mode, si le bétonnage de nos campagnes en est une ! » Mais la région ? N’est-ce pas contradictoire de vouloir en même temps faire l’Europe et susciter l’émergence des régions ?

Pas du tout, s’exclame-t-il. L’une est condition de l’autre : On s’est mis à parler de régions en Europe à partir du moment où l’on a évoqué l’idée d’une grande fédération européenne. Et je suis persuadé que les régions se développeront réellement à partir du moment où les États-nations auront accepté quelque chose de plus grand qu’eux. Sur ce point aussi je suis optimiste. On est beaucoup plus avancé qu’on ne croit sur le chemin de la régionalisation en Europe. La constitution espagnole qui a été votée il y a quelques mois va très loin. Et la constitution belge qui n’est pas encore acceptée va encore au-delà. L’Allemagne est déjà divisée en länder, l’Italie en vingt-deux régions dont cinq autonomes… Des régions anglaises sont en train de se former… Et le mouvement va s’amplifier. Fatalement. La société d’aujourd’hui est trop complexe pour être administrée, correctement et humainement, à partir d’un seul centre. De Gaulle, je pense, l’avait parfaitement compris lorsqu’il choisit d’organiser le référendum qui allait provoquer son départ. Sur la régionalisation précisément : « Si les Français la refusent ils commettront une faute qui pèsera lourdement sur leur avenir, disait-il dans les jours qui précédèrent le scrutin à son secrétaire Jean Mauriac. Mais moi, ajoutait-il, j’aurai au regard de l’histoire fait la bonne sortie ! »

Denis de Rougemont, cependant, ne verse pas dans l’utopie européenne. Il sait que l’Europe n’est pas la solution magique à tous les problèmes auxquels nous nous trouvons confrontés en cette fin de vingtième siècle.

Ce n’est pas la solution magique, mais c’est la seule solution possible, ajoute-t-il… L’Europe unie ne peut avoir réponse à tout, mais les souverainetés nationales ne peuvent plus avoir réponse à rien.