(1973) Articles divers (1970-1973) « Souvenir d’Honegger et de Nicolas de Flue (1971) » pp. 119-121

Souvenir d’Honegger et de Nicolas de Flue (1971)p

La part du hasard

Dans le monde de l’esprit et de ses œuvres, il n’est pas de chance imméritée : les choses ne viennent à point que pour qui s’y attendait, pour qui s’était obscurément disposé à les recevoir. Il importe au propos de ces pages que je marque d’abord la part des hasards apparents dans la création du Nicolas de Flue qui me valut le bonheur de travailler avec Arthur Honegger.

Le mercredi 28 septembre 1938, au milieu de l’après-midi, je suis appelé au téléphone par un ami qui est à la radio suisse. Est-ce la guerre, qu’on attend d’une heure à l’autre ? C’est Munich, c’est la paix (pense-t-on vraiment ce jour-là…) et l’avenir d’un coup qui se rouvre, mais aussi les problèmes qui reviennent, cette réponse à donner surtout…

Deux semaines plus tôt, à Venise, j’écoutais Honegger dirigeant son Nocturne au théâtre de la Fenice. J’éprouvais une fois de plus que sa musique me touchait plus qu’aucune de notre temps, si haut que fût à mes yeux Stravinski, et je me disais qu’un jour je ferais quelque chose, un opéra peut-être, avec et pour cet homme selon mon cœur… Mais ce n’était pas pour tout de suite ! Je venais d’écrire coup sur coup, en moins de neuf mois, L’Amour et l’Occident , le Journal d’Allemagne , un troisième ouvrage (demeuré inédit) et une série de conférences. C’était assez pour cette année.

Les menaces de guerre me firent rentrer en Suisse plus tôt que prévu. C’est à ce moment que l’on m’offrit d’écrire une pièce pour l’Exposition nationale qui devait s’ouvrir à Zurich l’année suivante. J’étais en train de sortir mes uniformes d’une malle, je n’avais pas de sujet et je défiais quiconque d’en trouver un, en Suisse, qui fût de taille à occuper l’énorme scène dont j’avais vu les plans : 35 m de large, 18 de profondeur, trois niveaux reliés par des marches, point de décors ni de rideaux, tout cela béant devant une salle de 6000 places. Je demandai quelques jours « pour réfléchir » et n’en fis rien, certain qu’avant le terme fixé, la catastrophe réglerait tout. Sur quoi, le coup de téléphone que j’ai dit, toute la vie qui se reprend à vivre, les délais à courir, le sujet à me fuir. Le jour même, une vieille dame américaine m’avait fait remettre sans raison apparente une biographie nouvelle de Nicolas de Flue. J’en avais parcouru distraitement quelques pages. L’image scolaire que je gardais de cet ermite du xve siècle était bien pâle. Mais ce soir-là, je reprends le livre et je découvre un personnage fascinant. Mystique naïf, au bord de l’hérésie, exerçant, de son ermitage dans les Alpes, un empire étendu et profond sur l’esprit de ses compatriotes, s’il a prévenu in extremis la guerre entre les cantons suisses, c’est par l’autorité que sa vie d’ascète donne au message secret qu’il envoie à la Diète, et dont on ne connaît que le résultat : la paix sauvée, « comme par miracle », disent les témoins…

Et soudain un contact s’établit, le passé se charge de l’émotion présente et lui prête en retour une dimension nouvelle, comme si c’était le message du Solitaire qui venait de suspendre nos destins ! Cette menace, cette attente au bord du gouffre, cette minute où, retenant son souffle, le peuple attend l’annonce fatidique, et tout d’un coup, à grandes volées, les cloches de la délivrance : c’est cela que l’Europe vient de vivre ! Nuit blanche. Trois actes se composent. Au matin j’ai tout le plan de la pièce et j’en ai vu le paradoxe essentiel : peupler et animer une scène immense autour d’un seul personnage important, le Solitaire par excellence ! Revenir au théâtre grec, avec son chœur ? Ce serait la solution formelle ; encore faudrait-il l’adapter à la structure chrétienne du sujet. Je songe alors au style monumental des prophètes et des psalmistes. Nul autre ne possède, dans notre tradition, cette violente simplicité qui peut s’adapter à la fois à la déclamation d’un chœur en marche et au dialogue du drame civique et spirituel. Tout cela crée l’appel au musicien — et celui-ci ne peut être qu’Honegger.

La part de la commande

Je vais le voir à Paris. Je ne le connaissais pas. En pleine gloire, à 46 ans, il vient d’écrire Jeanne au bûcher et La Danse des morts avec Claudel. De quinze ans son cadet, inconnu du grand public, je ne lui apporte rien qu’une commande peu munificente. Je lui en résume les données, j’esquisse la structure de la pièce, suggérée par celle de la scène, et les ressources du canton qui patronnera l’œuvre : une compagnie de théâtre d’amateurs et deux petits chœurs à Neuchâtel, un grand chœur et une fanfare à La Chaux-de-Fonds, 400 figurants fournis par diverses sociétés, et l’on fabriquera les costumes à domicile. Je tombe bien : Honegger vient d’écrire que la seule forme théâtrale à laquelle il croit pour l’avenir est « celle qui arrive à grouper toute une population ». C’est donc oui, et l’on se met au travail dès novembre. En janvier, tout sera terminé.

J’écris d’abord le deuxième acte, et le lui envoie, puis le premier, puis le troisième. Une ou deux fois la semaine, je descends à Paris, de La Celle-Saint-Cloud où j’habite, et je monte au boulevard de Clichy avec quelques pages dans ma poche. (J’ai écrit le chœur des Compagnons de la Follevie sur les marches de son escalier, un jour qu’il était en retard.) Nos entretiens sont strictement techniques. Il me demande combien il y a de cuivres durs et de cuivres mous dans la fanfare de La Chaux-de-Fonds. (Je n’en sais rien.) Il me prête un recueil de chorals luthériens, pour que j’en étudie la prosodie précise. Il veut savoir la fonction, la durée et presque la tonalité de chacune des interventions d’un des trois chœurs que j’ai prévus. Quelquefois il m’appelle au téléphone : « Au 5e vers, 3e reprise du Choral I, il manque une syllabe. — Ah ? Que faire ? — Eh bien ! nous mettrons un soupir ».

Il m’a dit : « Quand vous écrivez les paroles d’un chœur, chantez-les sur un air quelconque, comme “Frère Jacques”. Ce qui a été une fois chanté peut être remis en musique. » À chaque visite dans son grand atelier, il me joue au piano ce qu’il a fait. Il joue mal, je ne distingue pas grand-chose, une fin de choral pourtant, dont il me dit en riant : « Vous voyez, ça finit comme à l’église — catholique ou protestante peu importe. »

Mais un soir d’août 1939, à La Chaux-de-Fonds, assistant pour la première fois à une répétition des chœurs — et ce sera la dernière : la guerre est pour demain — je me sens littéralement transporté ! Voici chanté, clamé ou soutenu par le chœur au sublime de la précision dans le sentiment, non seulement mon texte, mais tout ce que j’ai pensé, arrière-pensé en l’écrivant et renoncé à y mettre faute de mots… Et surtout, l’arrière-plan religieux (voire pour moi théologique, à cette époque) de ma « Légende dramatique » est révélé tantôt en majesté, — toute la prière « Mon Dieu, ton serviteur » — tantôt par un lyrisme aérien, alpestre, cristallin, comme dans le chœur fugué : « Étoile du matin ».

La part du cœur

Plus tard, je lui ai demandé le secret de cette divination spirituelle, et il m’a dit modestement : « J’apprends par cœur les paroles, et puis je me les répète continuellement, dans mon atelier, dans la rue, en conduisant ma Bugatti. Jusqu’à ce que la mélodie sorte des paroles. » Je le crois, c’est évident, mais cela n’explique pas tout. Il y a là plus qu’un processus psychologique de transmission par les mots. Jamais, pas un instant, nous n’avons eu l’idée de parler du sens profond de la pièce, ni de la religion en général, ni de nos positions personnelles à son égard. Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs. Par pudeur ? Je ne le pense pas. Mais peut-être tout simplement parce qu’il fallait d’abord bien voir les données fixes du problème et mettre au point un code de collaboration, et, cela fait, chacun s’absorbe en son travail, selon les lois de son langage particulier. Or, l’aisance même à nous mettre d’accord sur ces règles du jeu, puis à jouer — la partie de création proprement dite nous prit deux mois — voilà qui ne pouvait signifier qu’un accord plus profond, par nature implicite, j’entends de telle nature qu’il ne pût se traduire d’une manière authentique et fidèle que dans l’œuvre commune, non sous une forme discursive.

Cette espèce d’harmonie préétablie, comment ne pas admettre après coup qu’elle ait gouverné dans le fait plusieurs séries de « hasards objectifs », comme dit Breton, et tiré bon parti de leur convergence avec l’événement historique, pour aboutir à notre oratorio, puis en 1945 à son exécution au Vatican, lors des fêtes de la canonisation (combien tardive) de Nicolas, premier saint suisse, célébrée par deux protestants !

La part de Dieu

Il serait vain de faire appel à des éléments contingents pour expliquer le phénomène. Tous les biographes ont insisté comme il convenait sur l’éducation protestante du jeune Zurichois, né au Havre : à 13 ans, il écrit un oratorio intitulé le Calvaire ; à 15 ans, il reçoit le choc de sa vie lorsque Caplet vient diriger au temple protestant des cantates de Bach. Parmi ses plus belles œuvres et ses plus grands succès, les trois quarts ont des thèmes religieux : le Roi David, Judith, Jeanne au bûcher, la Danse des morts, Nicolas de Flue, l’Oratorio de Noël, mais aussi le Cantique pour Pâques dès 1918, les Psaumes de 1940, la Symphonie liturgique. Une connaissance intime du lyrisme biblique — « notre Antiquité », dit Ramuz —, du choral luthérien et de la polyphonie du xvie siècle calviniste, ce serait assez pour définir le style d’un musicien confessionnel et du genre pieux, ce qu’Honegger n’est à aucun degré. Je ne crois même pas qu’il se soit jamais dit croyant, encore moins incroyant, d’ailleurs. Ce n’est pas avec des traces « d’éducation chrétienne » et des formes vidées de la foi qui les forma qu’on a jamais créé un style : avec tout cela on ne fait que du folklore, et le pire est le folklore religieux. Si le style d’Honegger, dans la plupart des œuvres « à sujet religieux » que je viens d’énumérer, doit être qualifié d’essentiellement chrétien, ce n’est pas à cause des sujets, ni des paroles et situations mises en musique, ni même des croyances de l’homme, quelles qu’elles fussent. Sa musique est chrétienne parce qu’elle est une prière, si la prière est l’acte de celui qui s’ouvre et s’ordonne à l’amour, c’est-à-dire : à Dieu tel qu’il s’annonce au « cœur » de l’homme. Sa musique est chrétienne en cela qu’elle signifie, par son affectivité même, « l’adéquation physique (de l’homme) au monde », pour reprendre une formule d’Ansermet, « le fondement commun du monde et de ma propre existence » (de ma conscience), ou encore « le fondement de l’être dans le monde, à savoir Dieu »3.

En ce point, tout s’éclaire et s’enchaîne. L’anecdote dont je parlais prend force d’exemple, les hasards apparents deviennent autant de signes, l’aléatoire devient liberté de choisir qui ne se renonce que dans le choix du sens. Or ce sens tout d’abord jalonné par les signes, doit être décidé par la personne, et ne peut l’être que dans l’acte de foi, par quoi je n’entends pas du tout l’adhésion à quelque credo, mais la réalité de l’opération en nous de quelque chose, disons l’Esprit, qui n’est pas vérifiable autrement que par ses créations ou incarnations. Celles-ci seront pour l’un certaines actions, pour l’autre certains objets de mots ou de couleurs ; pour Arthur Honegger, elles furent sa musique.