(1962) Articles divers (1957-1962) « La commune, base essentielle de notre civilisation (novembre-décembre 1962) » pp. 5-20

La commune, base essentielle de notre civilisation (novembre-décembre 1962)af

Anciens villages et villes d’Europe, vous n’en trouverez pas deux dont les plans soient superposables. S’ils se ressemblent, c’est par leur complication, ou par leur manière d’être différents : première formule de l’unité paradoxale qui permettra de définir l’Europe, Unité non point faite d’uniformité, mais au contraire, de variété des formes, de complexité des structures. L’Europe est née de la multiplicité de ses communes, épousant la nature tout en l’utilisant à des fins militaires, agricoles, commerciales, après avoir été souvent sacrée. Une vallée ou un socle rocheux, une embouchure, un confluent ou un carrefour, un défilé, un gué, un centre agraire — donc une limite, un centre ou un passage : tous ces accidents naturels peuvent servir de prétexte à une concentration qui deviendra communauté humaine, village ou ville, au-delà du stade originel de la défense, du Burg central et des remparts. En Amérique, les villages naissent comme au hasard le long des routes frayées par les pionniers : ils ne sont guère enracinés, ils sont en marche. Ces maisons boisées, espacées, bordant une route, on dirait les wagons-couverts des pionniers arrêtés un soir, à l’étape, et qui auraient décidé d’en rester là. En Asie, les maisons s’assemblent en essaims. En Afrique, les huttes se groupent en rond dans les clairières, ou s’égrènent le long de la berge d’un fleuve. L’Europe seule présente un réseau de communautés bien ancrées, bien nettement individuelles et pourtant richement reliées et régionalement fédérées.

Quittant maintenant le silence du ciel et l’art abstrait qu’évoquent si curieusement les photos prises du haut des airs, nous nous posons enfin sur le sol de l’Europe, dans la rumeur humaine d’une place de petite ville. Et voici que tout se résume en un coup d’œil. Car autour de la place, vous trouvez, l’église et la mairie, souvent l’école, et les cafés, et le marché et la circulation. À partir de cette place, banale et donc typique, un savant débarqué de Mars ou de Vénus pourrait reconstituer sans trop d’erreurs les structures essentielles de notre civilisation.

Un service religieux, une séance du conseil municipal, une heure de classe, les discussions autour d’une table de bistrot ou d’un étalage de marché lui permettraient de trouver quelques-uns des secrets (pour nous trop évidents) du dynamisme européen, c’est-à-dire de la communauté spirituelle, le règne de la loi, le respect général et tacite des institutions, l’éducation publique, l’échange des opinions individuelles (de préférence contradictoires et subversives) et l’échange des produits du travail — une vitalité librement ordonnée, faite de visions multiples, entrecroisées.

Que la mairie (l’hôtel de ville, le municipio, le Rathaus, le Town-Hall) soit ou non bâtie sur la place — et il se trouve qu’elle l’est en général — c’est bien là qu’elle tire son sens originel. Les partis qui décident de la composition des conseils de la cité se forment tout d’abord sur l’agora, sur le forum de la Rome républicaine, puis sur la place des communes médiévales. Ombre et soleil changent avec les heures ; côté de l’église et côté de l’école, côté de la mairie et côté du café ; marché au centre, et carrefour principal des apports régionaux et des courants lointains : c’est cette vie de la place qui se traduit dans la vie des conseils et parlements, caractéristiques de l’Europe. (La dernière image qui subsiste de cette origine très précise des parlements, c’est la Landsgemeinde des petits cantons suisses, formant le Ring sur la place principale.)

Lire et parler

Il n’est pas de démocratie, au sens européen du terme, qui ne repose sur la libre discussion, sur le libre jeu des partis, et sur la liberté de l’opposition, majorité de possible de demain.

Or, les partis de l’opinion, et l’opposition notamment, se manifestent par la presse, dans l’ère moderne de l’Europe ; et la presse, dès le début, fut étroitement liée à cet autre élément nécessaire de toute place digne du nom : le café. C’est là qu’elle se parle d’abord, s’écrit bien souvent et se lit. C’est dans les cafés de Hollande que se réunissent les réfugiés huguenots qui créeront les fameuses gazettes françaises diffusées dans l’Europe entière, en dépit des censures de l’absolutisme, et qui préparent le siècle des Lumières et la Révolution française. C’est dans les tavernes anglaises que se lisent à haute voix les éditoriaux du journal que Daniel Defoe rédige seul de 1704 à 1713. Et c’est encore dans les cafés que le Spectator d’Addison, un peu plus tard, a l’ambition de faire pénétrer la philosophie, enfin sortie des cabinets d’études et de l’école. N’oublions donc pas, sur la place, la présence du kiosque à journaux, point d’insertion de la rumeur du monde entre le café et le marché.

Face à l’hôtel de ville, l’église. Le temple grec sur l’agora, l’autel romain sur le forum, enfin l’église chrétienne ou ecclesia (qui veut dire assemblée et non plus temple), représentent l’autre pôle de la cité : celui de l’unanimité fondamentale qui doit transcender les partis, les ambitions et les doctrines en vogue.

La mairie, symbole de la commune, qui est dans le cadre concret du civisme, a survécu tant bien que mal, à plus d’un siècle d’empiètements de l’État et de centralisation systématique dans l’ensemble de nos pays. On pouvait croire que l’ère technique, qui est celle des plans à grande échelle, allait lui porter le coup de grâce. Bien au contraire. Le bon usage et la santé de l’économie technicienne, selon ses meilleurs spécialistes, veulent à la fois des regroupements industriels et une répartition plus décentralisée de la production, poussant à la mise en valeur, par l’intermédiaire des communes, des régions défavorisées du territoire. Même dans les nations les plus centralisées, comme la France, le mouvement de restauration des compétences communales se prononce chaque année plus nettement. Au plan européen, le Conseil des communes d’Europe, l’Union des villes et des pouvoirs locaux, apparus depuis la dernière guerre, ne livrent pas un combat d’arrière-garde contre l’État, mais au contraire sont les pionniers d’un renouveau de l’autonomie municipale.