(1981) Articles divers (1978-1981) « Considérations sur une charte culturelle européenne : mémorandum (17 décembre 1979) » pp. 2-17

Considérations sur une charte culturelle européenne : mémorandum (17 décembre 1979)ap

1. Objectif général de la charte

Qu’est-ce qu’une charte et quelle est sa fonction ?

Littré nous dit que c’est un « acte concédant des franchises, des privilèges ». Et l’Oxford Dictionary : « A written document delivered by the sovereign or legislature, granting privileges or recognizing rights. »

Dans le cas présent, il est question d’un Acte écrit par lequel le Conseil de l’Europe s’adresse aux gouvernements des États membres. Il leur demande non pas de « concéder » ni « d’accorder » mais bien plutôt de garantir à la culture — dans les limites de leurs pouvoirs — les franchises, droits et privilèges définis par la charte européenne dont il préconise l’adoption.

Le titre même de l’opération sur laquelle on nous invite à réfléchir oriente donc l’esprit vers deux réalités qui sont l’Europe et la culture dans la mesure où elles sont conçues en relation indissociable, et nous le verrons, en interaction créatrice.

Les franchises, droits et privilèges qu’on demande aux États de garantir sont comme toujours en tel domaine doublement motivés et orientés : d’une part il s’agit de libérer les diversités créatrices de la culture en Europe, d’autre part, il s’agit d’assurer le rayonnement de l’Europe culturelle dans son ensemble. D’une part donc, éliminer les barrières et chicanes périmées qui encombrent notre continent, pour favoriser les échanges et les opérations communes. D’autre part, donner à l’ensemble ses meilleures chances d’agir comme un tout à l’échelle planétaire.

Harmoniser à l’intérieur pour mieux représenter à l’extérieur.

2. Des privilèges pour quelle « culture » ?

Que signifie « culture » dans le titre de la charte projetée ?

Il s’agit d’un concept à peu près inconnu au siècle dernier, qui n’est accepté dans les dictionnaires, donc dans l’usage courant, qu’à partir du milieu de notre siècle, et qui est encore très inégalement perçu dans nos divers pays et aux divers niveaux d’éducation intellectuelle dans chacun d’eux. Comme en font foi les dictionnaires français, anglais et allemands.

En France, le dictionnaire de Littré, publié en 1865 définit la culture au sens figuré (le sens propre étant l’agriculture) soit comme culture des lettres, des sciences, des beaux-arts, soit comme instruction, éducation. Sur la première acception, une citation de J.‑J. Rousseau : « Si la culture des sciences est nuisible aux qualités guerrières, elle l’est encore plus aux qualités morales28. » Sur la seconde acception, une citation de Voltaire : « Des premiers ans du roi la funeste culture… N’avait que trop en lui corrompu la nature. »

Le Petit Larousse en 1948 s’en tient à la définition du Littré : « (fig.) Se dit des arts des sciences, des productions de l’esprit ». Suit un seul exemple : « Se livrer à la culture des lettres. »

Il faut attendre 1965 — exactement un siècle après Littré — pour voir apparaître dans le Petit Larousse la double définition du terme culture acceptée depuis plusieurs décennies par les philosophes, essayistes, ethnologues et sociologues : « Ensemble des connaissances acquises, instruction, savoir. / Ensemble des structures sociales, religieuses, etc., des manifestations intellectuelles, artistiques, etc., qui caractérise une société : la culture inca ; la culture hellénistique. »

De son côté, le Petit Robert cite des définitions fort analogues mais y ajoute : « Ensemble des formes acquises de comportement dans les sociétés humaines. »

Côté anglais, l’Oxford Dictionary donne une définition remontant à 1510 : « Improvement and refinement by education or training » qui vaut bien celle de Littré trois siècles et demi plus tard ; il y ajoute une version modernisée de la même notion : « The training and refinement of mind, tastes and manners ; (…) the intellectual side of civilization » ; et une citation de Matthew Arnold, vers 1860 : « The acquainting ourselves with the best that has been known and said in the world. »

Quant à l’Allemagne, on sait qu’elle a passé longtemps aux yeux des Français pour opposer la « Kultur » à la « civilisation » dont les Latins étaient les représentants les plus fins et subtils. Et en effet, si l’on se reporte au Brockhaus, équivalent allemand du Grand Larousse et de l’Encyclopedia Britannica, on y trouve trois définitions de la culture qui sont à la fois conformes à l’idée française de civilisation, et aux notions contemporaines influencées par les ethnologues et les sociologues. Les voici : « Kultur. 1) die Summe der Bestrebungen einer Gemeinschaft, die Grundbedürfnisse der menschlichen Natur nach Nahrung, Kleidung, Obdach, Schutz, Fürsorge and Zusammenhalt under Meisterung der natürlichen Umwelt zu befriedigen und untereinander auszugleichen ; 2) die Hilfsmittel Zu diesen Leistungen und ihr objektiver Ertrag in den Techniken der Nahrungsgewinnung, der gewerbl. Arbeit, der Behausung, des Transports und Verkehrs, in Geräten, Zeichen, Wissenselementen, sittlichen, religiösen und polit. Ordnungen und Institutionen, den Kulturgütern (objektiver K.-Begriff) ; 3) die Bestrebungen nach Veredelung, Verfeinerung und Formung (“Kultivierung”) der menschlichen Persönlichkeit unter Bändigung und Sublimierung ihrer Triebnatur. »

De la comparaison de ces trois groupes de définitions, l’on déduira que la culture, pour le Français moyen, consiste à cultiver les lettres ; pour l’Anglais, à assimiler individuellement le savoir acquis pour affiner son esprit et son goût ; pour l’Allemand, à assurer la bonne marche de l’économie et des institutions sociales, tout en maîtrisant les instincts et en formant la personnalité. Au pire, en caricaturant un peu : pour le Français moyen la culture consiste à lire des romans ; pour l’Anglais, à s’occuper des beaux-arts ; pour l’Allemand, à faire marcher la technique. (À l’appui de ces trois descriptions, je dispose de nombreuses citations, anecdotes, confidences de responsables et boutades d’hommes politiques.)

Mais ce sont là phénomènes d’inertie de la masse qui retarde toujours, et c’est normal, sur les élites du savoir, de la recherche et de la création. Celles-ci sont en accord complet sur la notion de culture comme désignant l’ensemble des créations, techniques, comportements sociaux que l’homme ajoute à la nature.

Dans cette orientation des esprits, que l’on constate dans toute l’Europe et bien au-delà (Brésil29, États-Unis, Canada, Inde30, dès les années 1930-1939), se manifeste un consensus.

Ces définitions sont de valeur extrêmement inégale pour notre objet, car certaines des plus lapidaires et par là même frappantes, ne signifient pratiquement rien par rapport à la recherche présente. Je n’en donnerai que deux exemples.

Édouard Herriot a dit un jour : « La culture c’est ce qui reste quand on a tout oublié. »

Et T. S. Eliot a écrit31 : « La culture peut être définie simplement comme ce qui rend la vie digne d’être vécue. »

C’est profond, c’est subtil, c’est sûrement vrai. Mais que pourrait bien faire de cela la charte envisagée ? Comment un gouvernement pourrait-il encourager ce « reste » laissé par l’oubli ? Et de quel droit déciderait-il de ce qui rend la vie digne d’être vécue, sans se classer dans le camp des totalitaires ?

Force nous est de ne retenir que les définitions de la culture susceptibles de légitimer, d’appeler ou au contraire de limiter strictement, voire d’interdire l’intervention du pouvoir politique, étatique, gouvernemental.

3. Définitions opérationnelles

À partir de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le terme de culture commence à prendre dans le langage gouvernemental le sens qu’il avait pris depuis Spengler dans les essais philosophiques et sociologiques, de phénomène global créateur de civilisation : sens très proche des définitions que je viens de citer du Brockhaus et du Petit Larousse.

Cette évolution n’est pas encore bien accomplie dans le sigle UNESCO, qui signifie « Organisation des Nations unies pour l’éducation, les sciences et la culture », et qui réduirait donc cette dernière à la production littéraire et artistique ou à leur consommation si on le prenait à la lettre.

Hors des Nations unies, c’est-à-dire des gouvernements et de leurs experts, le sens global du mot culture s’impose très vite. Le Congrès de l’Europe, qui se tient à La Haye en mai 1948 et qui réunit quelque huit-cents délégués de tous les pays de l’Europe de l’Ouest comporte une commission culturelle où l’on débattra de la conception européenne de l’homme, des droits de l’homme, de la création d’une Cour suprême, de la révision des manuels d’histoire, de la liberté d’information, de la libre circulation des idées, des personnes et des œuvres, et de la nécessité d’exercer « une action de vigilance critique pour assurer ou restaurer la juste valeur des mots sans lesquels aucun pacte n’est possible ».

Dans les textes formulant la mission et le programme du Centre européen de la culture dont la création a été proposée par ce congrès, puis décidée par la Conférence européenne de la culture (Lausanne, 1949), on peut lire les définitions à la fois rigoureuses et opérationnelles de la culture : « Elle est ce qui donne un sens à l’existence, au travail comme aux loisirs, et aux relations entre les hommes. Elle n’est pas seulement un héritage à conserver mais une commune manière de vivre et de créer, en accord avec une conception générale de l’homme, de sa dignité et de sa destinée. »

Quelques années plus tard, le Centre européen de la culture (CEC) étant en pleine opération, une brochure intitulée Trois initiales donne cette définition pratique de la culture :

Culture a la réputation d’être un mot vague. Et il est vrai qu’on lui attribue des contenus assez divers. Mais si nous négligeons les disputes pédantes, il est facile de définir un sens commun à toutes les acceptions du terme. La culture a toujours désigné l’action créatrice de l’homme, sur les choses ou sur l’homme lui-même.

Dès notre Antiquité gréco-romaine, « cultiver » la terre ou l’esprit signifie : en tirer davantage que la Nature seule n’eût produit. Un champ de blé, une maison, un poème, une statue, un outil, une équation, résultent d’actes culturels artificiels. L’homme est cet animal qui tire de la Nature tout ce qui, sans lui, serait demeuré virtuel, et qui par lui devient le domaine de l’humain ; domaine du sens et de l’opération ; du pouvoir sur la nature mais d’abord sur soi-même ; domaine d’une création au second degré. Culture, en somme, égale nature plus homme.

Ce qui est une autre manière de dire que la culture est une affaire d’acquisition et donc d’éducation, mais aussi de création.

Suivront plus tard des développements précis sur la double opération d’initiation (à l’acquis de la communauté) et d’initiative individuelle, tournée vers l’avenir à créer, qui caractérise l’éducation en Europe.

Éduquer un enfant, au sens européen, ce n’est pas seulement conditionner son esprit mais l’alerter ; ce n’est pas seulement lui donner des réflexes mais lui apprendre à réfléchir ; et ce n’est pas seulement l’introduire dans la sécurité de l’orthodoxie (religieuse, politique ou scientifique) mais le conduire vers son autonomie, vers le libre exercice de ses responsabilités au sein de la société — donc vers son risque personnel, en fin de compte.

Si nous nous demandons maintenant ce qu’est la culture, nous allons voir que sa définition formelle ressemble étrangement, en Europe, à celle que l’on vient de donner du civisme. En effet, la culture pour un Européen, c’est sa participation au trésor commun des œuvres créées depuis des siècles par l’esprit des Européens.

Mais là encore, le mot participation a un double sens, d’abord réceptif, puis créateur.

La culture, ainsi définie, ne saurait être opposée à la technique, qui n’existerait pas sans elle :

1. Gardons-nous d’opposer théoriquement culture et technique, comme s’il s’agissait de deux entités indépendantes et au surplus rivales. Leurs sources sont communes, elles jaillissent du même fonds et s’alimentent aux mêmes nappes profondes de la psyché, à la fois fabulatrice et fabricatrice, poétique au sens étymologique du mot.

2. Gardons-nous d’opposer technique et culture générale dans nos programmes d’éducation scolaire et universitaire. Car cela reviendrait à opposer l’arbre et le fruit.

3. Ne perdons jamais de vue le contexte culturel de la technique. Car c’est ce contexte culturel qui agit dans les pays sous-développés, à l’insu des bénéficiaires de nos techniques, mais alors d’une manière anarchique, souvent néfaste. Les machines inventées par l’Occident et transportées dans les pays sous-développés sont les équivalents modernes du cheval de Troie. Elles transportent un « champ culturel » (au sens physique du mot « champ ») et si nous l’ignorons, cela signifie que nous négligerons de fournir l’effort éducatif correspondant à notre effort d’assistance matérielle et technique. Nous donnerons aux pays sous-développés des objets explosifs, destructeurs de leurs traditions ancestrales et de leurs équilibres habitués, sans leur expliquer les dangers et les bienfaits virtuels, conditionnels, de notre apport. Nous leur donnerons des drogues sans mode d’emploi, et nos remèdes deviendront des poisons.

Il est donc temps, pour nous Occidentaux, d’adjoindre à l’assistance technique dont tout le monde parle, et que tout le monde exige à juste titre, une assistance éducatrice et culturelle sans laquelle tous nos dons, même désintéressés, ne créeront outre-mer que le chaos, et n’engendreront que la haine.

4. L’économie occidentale, qui sait bien qu’elle dépend de la technique, doit comprendre aussi que la technique dépend de la culture créatrice. L’avenir de l’Occident ne dépend pas de nos dividendes immédiats ni du niveau de nos salaires, mais de notre faculté d’imaginer un développement plus harmonieux de nos rêves et de notre action.

L’avenir de l’Occident ne peut se lire dans les indices de production, mais dans ce que je voudrais appeler l’indice de l’équilibre humain. Il appartient à la culture de concevoir cet équilibre éco-social, d’en formuler les conditions morales ; à la technique de le servir, d’en fournir les moyens matériels.

Et Robert Oppenheimer n’a cessé d’insister sur la nécessité d’une culture générale, englobant la littérature et la métaphysique, si l’on veut que la recherche scientifique n’aboutisse pas à des monstruosités.

4. Relations entre « Europe » et « culture »

Dans le Rapport culturel présenté au Congrès de l’Europe, à La Haye, en mai 1948, j’écrivais :

S’il est vrai que les motifs immédiats de notre union sont d’ordre économique et politique, il n’est pas moins certain que l’unité de l’Europe est essentiellement culturelle, si l’on prend le mot dans son sens le plus large.

La culture véritable n’est pas un ornement, un simple luxe, ni un ensemble de spécialités qui ne concernent pas l’homme de la rue. Elle naît d’une prise de conscience de la vie, d’un besoin perpétuel d’approfondir la signification de l’existence, et d’augmenter le pouvoir de l’homme sur les choses. Elle a fait la grandeur de l’Europe.

Car, du point de vue de la géographie, le continent européen n’est qu’une péninsule de l’Asie. Si ce petit coin de terre n’en est pas moins, depuis plus de deux-mille ans, le foyer d’une puissance d’invention sans égale et qui rayonne sur toute la planète, c’est à l’esprit de ses habitants, c’est à sa culture qu’il le doit.

La création, la transmission et l’élaboration de la culture n’ont jamais été, en Europe, l’apanage d’une doctrine unique, d’une nation ou d’une caste choisie. Elles résultent au contraire d’un dialogue permanent (bien souvent dramatique, parfois tragique) entre un grand nombre de réalités et de tendances antagonistes qui, toutes, ont contribué à faire l’Europe et à modeler l’idée européenne de l’homme : antiquité et christianisme, Église et État, catholicisme et protestantisme, attachements régionaux et sens de l’universel, mémoire et invention, respect de la tradition et passion du progrès, science et sagesse, germanisme et latinité, individualisme et collectivisme, droits et devoirs, liberté et justice…

Dans ce débat auquel chacun de nous participe plus ou moins consciemment, réside le secret du dynamisme occidental et de l’inquiétude créatrice qui pousse l’Européen à remettre en question, de siècle en siècle, ses rapports avec Dieu, avec le monde, avec l’État et la communauté.

Toute notre histoire illustre ce débat, qui se livre en chacun de nous. Elle est l’histoire des risques de la liberté, progressant entre les écueils du désordre et de la tyrannie.

Mais il est clair que ce qui s’oppose à l’union nécessaire de nos peuples, et à la formation d’une conscience commune — condition préalable de tout civisme européen — c’est le nationalisme ; et chacun sait que le nationalisme a été propagé par l’École et ses manuels depuis le milieu du xixe siècle. Les manuels de mon enfance — histoire et géographie, mais histoire de l’art aussi — présentaient l’Europe comme un puzzle de nations, et sa culture comme l’addition d’une vingtaine de « cultures nationales » bien distinctes, autonomes et rivales. Cette conception n’est pas seulement responsable de guerres absurdes, justifiées aux yeux des masses par le chauvinisme culturel — les Français de 1914 croyaient défendre la civilisation contre les Allemands qui croyaient défendre leur Kultur — elle se dissipe comme brume au soleil à la lumière de l’histoire, et très particulièrement de l’histoire des arts, de la peinture et de la musique.

Qu’il s’agisse de musique, de peinture, d’architecture, de philosophie ou de science, pour ne rien dire de la religion qui les inspira toutes au départ, il n’est pas une seule branche de notre culture qui ne résulte de mille échanges, tissant l’œuvre commune des Européens, pas une seule que l’on puisse étudier sérieusement dans le champ limité par les frontières d’une seule de nos nations actuelles. Il n’y a pas plus de « peinture française » que de « chimie allemande » ou de « mathématiques soviétiques », car avant tous ces découpages arbitraires, il y a la grande communauté de créations et d’influences mutuelles qui s’appelle l’Europe dans l’histoire de l’esprit humain.

Montrer cela sans relâche et en toute occasion à nos élèves, ce n’est pas seulement faire de l’histoire honnête, après un siècle de falsification nationaliste des perspectives, c’est aussi faire l’Europe dans les jeunes esprits, et c’est montrer son unité fondamentale, base de l’union qu’il reste à faire.

Mais ce nationalisme, d’où a-t-il reçu ses meilleures justifications, sinon précisément de notre culture ? C’est donc là qu’il s’agit d’attaquer son virus, dans les esprits, dans les manuels d’histoire, dans les réflexes conditionnés de l’opinion, acquis sur les bancs de l’école. Agir sur la culture, et par elle, est donc la condition de notre sécurité et d’une possible paix future.

L’union de l’Europe est apparue indispensable au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale pour éviter le retour d’une guerre franco-allemande32 et en même temps pour ranimer l’économie traumatisée du continent. Ce motif de la prospérité servit les pionniers de la CECA. Mais là encore, on s’aperçut que la supériorité technique d’une société est à base de culture vivante et générale.

Mais pendant que ces deux motifs agissaient et que l’Europe commençait à s’unir le monde changeait, encore plus vite. Partout où l’une de nos nations se retirait d’une colonie, la civilisation européenne s’y voyait aussitôt aspirée et avidement copiée, à commencer par ses aspects les plus douteux. On retournait contre l’Europe ses principes mal compris qu’elle avait si mal illustrés. Politiquement minorisée, parce qu’elle ne forme pas encore une unité réelle, mais encore accusée d’impérialisme : matériellement privilégiée, donc accusée de matérialisme ; sommée au nom de ses principes d’offrir une aide au-dessus des moyens de ses petites nations divisées, et qu’au surplus les sagesses d’outre-mer se réservent le droit de tenir pour dérisoire ou pour néfaste, non sans justes raisons peut-être, — l’Europe est mise en crise par le monde qu’elle a fait, qui est né de ses œuvres. Cette crise est de nature foncièrement culturelle, pour ne pas dire spirituelle, métaphysique.

Ici paraît le troisième motif : il faut que l’Europe s’unisse pour qu’elle puisse exercer sa fonction spécifique dans le monde nouveau. Il faut qu’elle s’unisse pour que sa voix, demain, puisse se faire entendre au tiers-monde — qui n’entend aujourd’hui que le concert discordant de nos « intérêts nationaux », et nomme cela « néo-colonialisme ». Mais que dira cette voix, si elle arrive à parler ?

C’est la question qu’auront à se poser les rédacteurs de la charte envisagée.

D’une manière pragmatique et globale appelons « culture » ce qui a fait de l’Europe autre chose que ce qu’elle est physiquement, autre chose qu’un cap de l’Asie33 (4 % des terres émergées de la planète) : le cœur et le cerveau du monde moderne. C’est là qu’il faut chercher les vrais secrets de notre puissance, même matérielle, et donc de notre indépendance. Si maintenant nous voulons fonder l’Europe unie sur une base ferme et réaliste, fondons-la sur sa force principale, qui est dans l’ordre de l’esprit…

Europe, qui fut d’abord un mythe sémite et grec, plus une définition géographique — l’Ereb hébreux, le pays du couchant, part de Japhet — comme l’Asie fut celle de Sem, et l’Afrique celle de Cham —, l’Europe est à nos yeux une unité de culture. Sur la base de cette unité intégrant les apports les plus divers au cours des siècles, mais antérieure et supérieure à tous les découpages successifs de nos frontières nationales, l’union économique et politique de nos peuples peut et doit aujourd’hui s’édifier.

Résumons-nous : l’Europe, c’est très peu de chose plus une culture.

Ce qui peut s’exprimer sous une forme encore plus ramassée, par la formule la plus célèbre des temps modernes :

E = mc2

que nous prendrons l’extrême liberté de lire ainsi :

Europe (E) égale masse médiocre (m) multipliée par culture intensive (c2).

D’où je conclus :

1° Que le titre de « charte européenne de la culture » est au regard de l’histoire des idées redondant ; mais que le pléonasme culture européenne se justifie en tant que rappel à la spécificité de notre concept de culture comparé à ce que nous appelons par exemple culture congolaise, culture khmer, cultures précolombiennes, voire culture des Îles Trobriand.

2° Que la culture européenne, dans la diversité sans exemple de ses sources (égyptiennes, mésopotamiennes, indo-européennes, perses, grecques, hellénistiques, romaines, germaniques et celtiques, arabes au Moyen Âge, slaves au xixe siècle, afro-américaines au xxe siècle) n’a pas le moindre rapport avec l’image qu’en donnent les manuels scolaires et les déclarations des « agences culturelles » de nos États-nations européens, qui opèrent sur la fiction (pour ne pas dire la fabrication délibérée, à fins de propagande) d’une culture européenne qui ne serait qu’une manière de parler, désignant l’addition d’autant de « cultures nationales » qu’il y a d’États souverains dans l’Europe d’aujourd’hui.

3° Qu’il serait vain, en matière de culture, de vouloir poser à l’universalisme et de nier les spécificités continentales (Europe, Afrique noire, monde arabe, Inde brahmanique, Sud-Est asiatique bouddhiste, Indonésie, Chine, Japon, Amérique latine). Encore plus vain de rabâcher à propos des considérations précédentes le reproche « d’européocentrisme ». Car tout ce qui existe, dans l’ordre culturel, est régional — au sens continental comme au sens local, ou n’est pas. Nous ne pouvons servir l’humanité en général qu’en pratiquant notre culture particulière dans ses valeurs les plus hautes, celles qui convergent : non-violence, non-égoïsme absolu, ou amour actif du prochain, allant jusqu’à « donner sa vie pour ceux qu’on aime »… Ueber allen Gipfeln ist Ruh dit Goethe : sur tous les sommets règne la paix.

4° Pas d’Europe indépendante et viable sans l’apport créateur toujours renouvelé de sa culture. Mais pas de culture créatrice sans le libre dialogue entre personnes et communautés, sans la libre circulation des hommes, des idées et des biens entre foyers locaux et régions autonomes, à l’échelle d’une fédération continentale aux frontières ouvertes, et sans la restauration d’une véritable communauté des esprits.

5. Éléments constituants de la culture européenne, aujourd’hui

Telle étant aujourd’hui la culture au sens le plus généralement accepté par ceux qui y ont réfléchi, qui en vivent, et surtout qui contribuent à sa vie et à son évolution, il s’agit maintenant :

a) d’énumérer les aspects variés de cette réalité qui se révèle en Europe et en tant qu’européenne plus multiforme et pluraliste que nulle part ailleurs et en nul autre temps ;

b) d’examiner lesquels de ces aspects sont par nature hors d’atteinte des pouvoirs publics et lesquels en revanche peuvent être influencés, favorisés ou lésés par l’action d’un gouvernement ;

c) de formuler les motifs de non-intervention ou d’intervention souhaitable des pouvoirs publics dans tel domaine, en marquant ses limites ;

d) de traduire enfin ces constatations, vœux et décisions en articles de la charte, définissant le rôle des pouvoirs publics en matière de culture, d’une part ; et d’autre part les privilèges, droits et devoirs, priorités, aides de tous ordres que les pouvoirs publics garantiront à des activités culturelles bien définies.

Suggestions pour un catalogue sommaire des éléments constitutifs de la culture en Europe

1. Religions, pratiques actuelles, histoire, études comparées, rites et liturgies, sacré, mythologie, etc.

2. Théologie.

3. Métaphysique, philosophies, épistémologie.

4. Éthique, morales religieuses, idéologiques, politiques, professionnelles, etc.

5. Valeur de la vie et attitudes devant la mort.

6. Attitudes devant l’amour, le mariage, la sexualité. Coutumes, tabous, modes, leurs justifications théoriques — religieuses, sociales, scientifiques —, leurs illustrations par les arts, le roman, le film, la médecine, la psychologie.

7. Agences et associations philanthropiques et de protection de la vie, type Croix-Rouge, SPA, etc.

8. Psychologie, doctrines et techniques de la psychanalyse et de la psychiatrie en général, parapsychologie, magie, propagande, publicité.

9. Droits de l’homme.

10. Histoire, source, enseignement, usages politiques, archéologie.

11. Géographie, limnologie, océanographie, vulcanologie.

12. Environnement, écologie, étude de l’atmosphère, des forêts, de l’humus.

13. Agriculture, agro-industries.

14. Urbanisme, architecture, jardins, paysage, sites.

15. Littérature : poème, essai, roman, théâtre, critique, etc.

16. Peinture, sculpture, céramique, tapisserie.

17. Photographie.

18. Musique, composition, exécution, concerts, festivals.

19. Cinéma.

20. Radio, télévision.

21. Presse (quotidienne, hebdos, magazines, chroniques et nouvelles RTV).

22. Sciences exactes, logique, mathématique, astronomie, physique, chimie.

23. Planification des recherches.

24. Médecine, hygiène, pharmacie, diététique.

25. Biologie.

26. Botanique.

27. Éthologie, paléontologie.

28. Anthropologie, ethnographie.

29. Sociologie, polémologie.

30. Éducation, rôle de la famille, du milieu, de la société, de l’école, de l’armée, du bureau et de l’usine.

31. Enseignement : universités, degré secondaire, écoles primaires, écoles professionnelles, techniques, d’arts, de sports, etc.

32. Bibliothèque, édition, librairie.

33. Économie politique (théories historiques et contemporaines), économie écologique, économie et guerre (c’est-à-dire complexe armements-destructions-reconstructions dans ses rapports avec l’emploi et avec le renforcement totalitaire de l’État centralisé).

34. Technologie dure, technologies douces, énergies.

35. Transports, leurs modes, leurs impacts sur nature, société, guerre.

36. Artisanat, branche de l’économie, des arts, de l’éducation.

37. Jeux, sports, industrie des loisirs.

38. Vêtements, modes, ameublement.

39. Voyages.

40. Dialogue des cultures (impact de la civilisation industrielle, scientifico-technique développée en Occident sur les autres cultures, recherche de nouveaux équilibres).

Principe de cohérence de ces éléments

Entre les expressions infiniment diverses du sens créateur que manifeste l’homme européen, le lien n’est pas évident, il s’en faut. L’examen de notre catalogue d’aspects de plus en plus différenciés révèle au premier coup d’œil des contradictions et des incohérences dangereuses ou intolérables entre morale et politique, entre production industrielle et équilibres écologiques, entre productivité de l’usine automatisée et emploi, entre agrobusiness et hygiène, entre transports routiers et protection de l’humus, entre respect de la Vie et dogme du Profit, entre banalité vendable et originalité « exhaustive », entre recherches pouvant servir la guerre et techniques au service de la paix psychique d’abord, politique ensuite, entre Croix-Rouge et croix gammée, etc.

Toutes ces activités de la pensée guident la main : concevoir et faire, fabriquer, modifier le donné, réaliser ce que l’on a imaginé, en calculer les conséquences directes, indirectes, combinées… conduisent, par la puissance centuple des moyens utilisés et des dangers qui en résultent, au besoin, bientôt proche de l’angoisse, de relier des séries indéfinies d’effets imprévisibles, et dont les divergences babéliques s’accélèrent sans relâche.

C’est la question des fins dernières de « la culture » qui se pose alors, par quoi sommes-nous attirés, et à quoi tendons-nous quand nous inventons quelque chose ? Sommes-nous motivés, en dernière analyse, par une volonté de puissance personnelle ou collective (primer, commander, devenir riche, ou être commandé, encadré, déterminé, donc délivré de sa responsabilité) ou par un désir de se réaliser, d’assumer sa liberté ?

À l’échelle de la société européenne, ces deux motivations fondamentales et finales, en conflit tout au long de notre histoire, vont fournir deux principes opposés — sinon toujours radicalement exclusifs l’un de l’autre — de cohérence ou mieux de convergence des activités culturelles les plus diverses : la volonté de puissance qui est collective, collectivisante, et le désir de liberté-responsabilité, qui est personnel et personnalisant.

La première option conduit à la guerre, la seconde exige et crée la paix. C’est dire que la seconde seule peut concourir à l’objet principal de la charte projetée, s’il est vrai que l’union de l’Europe n’est concevable qu’au titre de facteur de paix, et sur la base d’une unité de culture dont la finalité dernière soit la liberté des personnes dans la communauté des responsables.

Ces principes paraissent les plus aptes à guider les rédacteurs de la charte dans la formulation des articles définissant les privilèges ou priorités et les droits à garantir par chaque gouvernement européen aux activités culturelles.

Nous reportant à ce qui est dit supra, examinons rapidement quels sont les aspects de la culture hors d’atteinte des pouvoirs publics, et lesquels pourraient être favorisés ou lésés par des interventions gouvernementales.

Hors d’atteinte par nature ou par respect de l’objectivité scientifique, les n° 1, 2, 3, 5, 6, 8, 15, 16, 17, 18, 19, 22, 26, 27, 28, 30, 38, 39, 40.

Pourraient être favorisés ou lésés par l’intervention de l’État : 4, 7, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 20, 21, 23, 24, 25, 29, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37.

Cette deuxième classe seule peut donner lieu à des articles de la charte définissant les droits et les devoirs des pouvoirs publics à l’égard de ses composantes.

6. Suggestions pour la charte

I. Les premiers articles devront affirmer :

— la nature contraignante des engagements pris par les gouvernements à l’égard de la culture, et que ces contraintes prévaudront, dans les domaines définis par la charte, sur les « souverainetés nationales » ;

— que dans la tradition européenne, la liberté consistant dans l’exercice des droits fondamentaux que possède tout homme en tant qu’homme, l’État ne peut ni donner ni renier ces droits, mais il doit les servir et les aménager ;

— que les gouvernements ne sauraient aider la culture qu’en levant les obstacles légaux ou les gênes partisanes s’opposant à son libre développement, c’est-à-dire à la liberté d’expression des créateurs et porteurs de la culture ou en leur accordant le cas échéant les moyens matériels requis ;

— que les garanties et subventions accordées à la culture doivent en principe avoir priorité sur les aides à l’économie, celle-ci devant à celle-là les secrets de son développement.

Un des premiers articles devrait rappeler que la culture européenne est antérieure et supérieure à tous les découpages « nationaux » de l’Europe d’aujourd’hui. L’École se doit de rappeler sans cesse cette vérité élémentaire, de s’interdire absolument tout nationalisme culturel, et de montrer en toute occasion que la culture dans chacun de nos pays s’est toujours nourrie de grands courants et d’écoles qui ont traversé tout le continent, sans égard pour les frontières nationales, lesquelles d’ailleurs n’ont cessé de changer au cours des siècles. (Un bon tiers des États-nations européens d’aujourd’hui n’existaient pas avant 1919 : n’avaient-ils donc pas de culture ?)

II. Chacun de nos États garantira sans restriction d’aucune sorte la libre circulation des idées, des publications et des œuvres d’art dans toute l’Europe.

Commentaire. Prétendre « organiser les échanges », c’est d’une part reconnaître que l’État reste le maître d’élever ou d’abaisser des obstacles arbitraires à la circulation normale des idées, des personnes, et des œuvres ; c’est d’autre part presque automatiquement, favoriser ceux qui ne gênent personne, ceux qui sont les moins créateurs ou novateurs, ceux qui font le moins peur aux fonctionnaires, ceux qui, en un mot, ont l’âme naturellement officielle. On en arrive ainsi à faire représenter un peuple, à l’étranger, de préférence par des médiocres.

Si l’on veut que les échanges redeviennent ce qu’ils ont toujours été dans les périodes de vitalité de la culture — des échanges de découvertes à l’état naissant, de produits originaux, de curiosités avides, d’expressions authentiques de la sensibilité, de passions mêmes, et non pas de simples déplacements de forts en thème — nous devons :

1° abandonner, et au besoin dénoncer la méthode de « l’organisation des échanges » ;

2° exiger la suppression immédiate des obstacles à la libre circulation des personnes, des œuvres, et des instruments de travail dans toute l’étendue de l’Europe.

III. Chacun de nos États garantira le droit à l’information, c’est-à-dire le droit qu’a tout citoyen de connaître les faits bruts de l’actualité indépendamment des interprétations et des commentaires officiels, et de toute pression de quelque nature qu’elle soit. Ce qui implique l’existence d’émetteurs de Radio-TV privés. Ils seront soumis à une législation spéciale prévenant la diffusion de fausses nouvelles, d’informations calomnieuses, etc.

IV. La charte doit engager chaque gouvernement européen à garantir aux universités leur pleine indépendance par rapport à l’État et aux pressions politiques. La mobilité des étudiants et des professeurs, l’équivalence des diplômes et le droit d’exercice des professions libérales par les diplômés de n’importe quelle université européenne (effectus civilis) doivent également être instaurés et garantis par des accords bi- ou multilatéraux.

V. Le but de l’enseignement (écoles des trois degrés, professionnelles, techniques, d’art et d’artisanat…) doit être à la fois initiation au savoir existant, et préparation de l’élève à sa prise d’initiative personnelle, à sa liberté assumée de personne et de citoyen responsable, à la fois autonome et relié à la communauté.

VI. L’enseignement de l’histoire doit être soustrait aux mythologies nationalistes pour être replacé dans ses justes perspectives européennes. Tant il est vrai que les principaux obstacles à l’union de l’Europe ne sont pas dans les faits mais dans les esprits mal formés par les manuels d’histoire de leur jeunesse. Il y aurait lieu de s’inspirer ici des travaux de l’Institut de Braunschweig, et de plusieurs commissions d’historiens qui au lendemain de la dernière guerre mondiale, se sont occupés de la révision des manuels en vue de leur harmonisation dans la perspective globale de l’unité de culture qu’est l’Europe, et de la mise en valeur de la communauté fondamentale plutôt que des rivalités nationales entre Européens.

VII. Nos gouvernements doivent s’engager à soutenir systématiquement les recherches scientifiques tendant à favoriser la vie et non sa destruction, c’est-à-dire la paix et non la guerre. Certes, ce n’est pas aux gouvernements ni à leurs experts d’en juger, mais à des conseils dont les membres, indépendants à la fois de l’État et de l’Industrie, seraient choisis parmi les scientifiques, les biologistes, les écologistes, les économistes, les philosophes et les théologiens. Ces conseils nationaux donneraient à l’État des avis que celui-ci s’engagerait à suivre, après recours éventuels au Conseil européen de la recherche dont « l’idée » suit.

VIII. Le Conseil européen de la recherche devrait grouper essentiellement des représentants qualifiés (créateurs plutôt qu’organisateurs) de toutes les branches de la culture. (On pensera que cela va de soi. Mais on voit au contraire que, trop souvent, dans les comités d’aide aux arts et aux sciences, on mêle la stratégie de la recherche à la tactique du financement, si bien que la seconde paralyse la première au lieu de s’en inspirer.) Le Conseil européen de la recherche se justifierait avant tout par sa volonté de maintenir un certain équilibre, conforme au génie européen, entre les diverses branches de la recherche : sciences physiques, mathématiques, technologie, philosophie, éducation, droit international, histoire, arts, archéologie et ethnographie, anthropologie, etc., de manière à éviter, par exemple, le double danger d’une insistance exclusive sur les sciences physiques et la technique (en vertu de leur possible utilisation pour la guerre). Il est grand temps d’établir en Europe une politique de la culture et des recherches, dominée par des vues d’ensemble et tenant compte d’études conjoncturelles, dont les départements spécialisés des fondations américaines peuvent donner une première idée à repenser dans le contexte européen.

IX. La civilisation scientifico-technique née de l’Europe est en train de coloniser la terre entière, après avoir colonisé nos propres pays. Elle a produit d’autre part les plus graves menaces contre la survie de l’humanité : armes nucléaires, pollution d’envergure mondiale des airs, des eaux (océans, mers, lacs, fleuves), des forêts (détruites à 40 %) et des sols (humus). Tout cela, par l’exploitation anarchique, « sauvage » d’innovations techniques aux conséquences non prévues.

La question à poser devant une innovation technique est désormais : en cas de succès total, quels seraient ses effets ? Le Conseil européen et les conseils nationaux de la recherche auraient à appliquer à toute invention nouvelle les critères suivants :

a) écarter toute invention dont l’une des conditions de succès s’annoncerait incompatible avec la liberté de la personne ;

b) refuser toute innovation qui entraînerait nécessairement ou favoriserait par sa nature des entreprises de taille monstrueuse, et des concentrations toujours croissantes de pouvoir aux dépens de l’autonomie des communautés locales et régionales et de la participation des citoyens à leur gestion ;

c) éviter tout ce qui pollue notre milieu social, urbain ou naturel ;

d) éviter tout ce qui menace d’épuiser à court ou moyen terme les ressources naturelles non renouvelables, en vertu de la croissance exponentielle des besoins artificiellement provoquée par la publicité industrielle et la propagande émanant des ministères de l’Économie et de la Défense ;

e) éviter enfin tout ce qui entraînerait une vulnérabilité excessive de l’économie d’un pays ou du continent, et une dépendance trop étroite soit de puissances politiques, soit de ressources incontrôlables.

Post-scriptum

Tout ce qui précède n’entend apporter que quelques matériaux, qu’il reste à compléter puis à traiter de manière à pouvoir passer, dans une seconde phase, à l’élaboration d’un certain nombre d’articles de la charte. Ce qui sera, vraisemblablement, le travail d’une Commission de rédaction, celle-ci n’étant que de première approche et de préparation.