(1973) Articles divers (1970-1973) « 6 et 7 février, vote sur le suffrage féminin : supprimer un anachronisme et une injustice (4 février 1971) » p. 31

6 et 7 février, vote sur le suffrage féminin : supprimer un anachronisme et une injustice (4 février 1971)r

« Dans notre société européenne, depuis le xiie siècle, les femmes ont été l’agent principal de civilisation des hommes. » Cette phrase, signée Denis de Rougemont, est extraite d’un tract publié par l’Association suisse pour le suffrage féminin. Cette affirmation n’est pas immédiatement évidente à chacun. Et pourquoi dès le xiie siècle ?

C’est parce que, répond Denis de Rougemont, c’est au xiie siècle qu’a commencé la poésie des troubadours qui consistait dans l’adoration de la femme. Elle était considérée par le poète-troubadour comme le seigneur à qui l’on devait l’obéissance, l’allégeance, la fidélité. Le troubadour — c’est une chose complètement nouvelle — s’agenouillait devant la femme à qui il donnait ses vœux, comme le chevalier devant son seigneur. Il s’est produit à ce moment-là une extraordinaire évolution dans les mœurs et ce culte de la femme coïncide avec le culte de la Vierge dans l’Église catholique. Ceci coïncide aussi avec la création de la poésie, de la vraie littérature en Europe, et il y a donc un lien tout à fait évident entre la culture, la civilisation, le raffinement des mœurs et le respect de la femme. Il y a tout un ordre de phénomènes qui se sont produits au xiie siècle dont j’ai longuement parlé dans mon livre L’Amour et l’Occident . Et maintenant, c’est une chose admise : le rôle civilisateur de la femme dans les pays d’Europe.

Mais la femme n’avait-elle pas plutôt un rôle d’inspiratrice, un rôle passif en quelque sorte ?

Justement pas. Elle devenait la maîtresse, le seigneur. Ce qui s’est passé au xiie siècle, c’est que les femmes sont devenues des sujets de la vie non seulement culturelle, mais politique. Aliénor d’Aquitaine — petite fille du premier troubadour, qui épousa d’abord un roi de France, puis un roi d’Angleterre — est une des grandes figures agissantes du siècle. Les hommes, autour d’elle, ont l’air de rien du tout. Après cela, il est inutile de dire que le rôle de la femme a été considérable dans tout le développement de la culture, surtout en France, en Angleterre, en Espagne, moins en Allemagne.

Mythes germaniques

Votre analyse est-elle valable également pour la Suisse ?

En Suisse, nous sommes un peu tributaires de la civilisation germanique, où les hommes porteurs de l’épée étaient seuls aptes à la liberté, parce que l’épée est le signe de la liberté pour les Germains. Ce qui fait que les hommes qui vont à la Landsgemeinde ont encore un sabre à la main — avec un parapluie dans l’autre, parce qu’il pleut toujours ! Il y a donc, chez les Suisses allemands notamment, et nous sommes très mélangés en Suisse romande, cette idée que la femme n’a pas sa place dans les affaires publiques qui doivent être le domaine des guerrières, de l’homme armé, ce qui est un anachronisme complet dans la société actuelle, où même la guerre n’est plus faite par les gens qui portent un sabre. Si l’on sort des mythes germaniques de l’homme guerrier et si l’on entre dans la société actuelle, je défie qui que ce soit de m’expliquer en quoi les hommes seraient privilégiés par rapport aux femmes dans leur activité. En quoi seraient-ils supérieurs ?

Ce mythe germanique serait donc à la base du refus des Suisses d’accorder l’égalité politique aux femmes ?

Je crois que cela forme l’inconscient des Suisses, très fortement. Et vous savez que, dans l’inconscient, agissent toujours des choses très anciennes dont on n’est plus maître, dont on n’a plus conscience, justement. Toutes ces valeurs qui tiennent à des époques où c’était la force physique qui comptait, alors que, dans notre société actuelle, il est impossible qu’on vous démontre en quoi la force physique privilégie quelqu’un.

Égalité, donc service militaire !

Y a-t-il des raisons historiques propres à la Suisse qui expliquent cette inégalité des sexes ?

Oui, parce qu’en Suisse — prenez cet exemple des Landsgemeinde — vous avez des survivances qui nous sont proches, qui sont encore mêlées à notre vie, des vieilles coutumes germaniques. Justement la survivance de ce paysan, homme libre dont la liberté est démontrée parce qu’il a son épée à la main. Comme les nobles au Moyen Âge, les hommes libres en Suisse, c’était la même chose, ils étaient exactement sur le même plan. La noblesse et les hommes libres, c’était la même classe. Et l’homme libre était défini par l’arme. Vous avez une quantité de gens, en Suisse, qui vous disent : c’est très bien les femmes, qu’elles aient le droit de vote, mais alors qu’elles fassent aussi du service militaire. Vous avez tout de suite cette liaison qui vient très directement de ce fond germanique, médiéval.

Lorsque vous dites que les femmes « ont été l’agent principal de civilisation », n’exagérez-vous pas leur rôle ? En tous les cas, ça choque…

Ce que nous avons de culture, nous le devons à nos mères plus qu’à nos pères, en grande partie. Je n’entends pas culture au sens scolaire, universitaire du terme. Mais la transmission des mœurs, des coutumes, de la morale, c’est par les femmes que cela se fait en Europe. C’est très important et on l’oublie toujours. D’ailleurs, je reproche beaucoup aux femmes suisses d’avoir transporté ces valeurs militaires, d’avoir une certaine vénération pour l’uniforme, plus que les hommes souvent. Il n’en reste pas moins, que bien ou mal, c’est par les femmes que se fait la culture profonde des enfants.

Psychanalyser le Suisse

Est-ce propre à la culture européenne ? D’autres civilisations n’ont pas accordé le même poids au rôle de la femme.

Je pense que c’est spécifiquement européen, parce que notre civilisation est fondée sur cette idée de la famille, de la femme qui est à peu près l’égale de l’homme, moralement parlant.

Ce qui n’est absolument pas le cas en Asie, ce qui n’est pas le cas dans les civilisations où il y a beaucoup de femmes pour un homme. Chez nous, considérons qu’il n’y a aucune espèce de différence au point de vue public entre hommes et femmes. Je ne dis pas du tout qu’il n’y a pas de différence entre masculin et féminin. Je dis que sur le plan de la vie publique il n’y en a pas. Je n’en vois pas.

Les seules que nous croyons voir, que nous imaginons voir, c’est à cause de ce vieux fond inconscient qui ressort et qui influe nos décisions à notre insu. Autrement dit, il faudrait une bonne petite psychanalyse de la santé des Suisses…