(1956) Articles divers (1951-1956) « La Suisse et l’Europe : M. Denis de Rougemont réagit (14 novembre 1952) » pp. 1-2

La Suisse et l’Europe : M. Denis de Rougemont réagit (14 novembre 1952)j

Sous ce titre de « La Suisse et l’Europe », notre collaborateur M. René-Henri Wüst a relaté ici, le 1er novembre, un entretien qu’il eut avec le professeur William Rappard. Les vues personnelles qu’y exprimait l’éminent interlocuteur de notre confrère ont ouvert la porte à un vaste débat sur ce sujet de la constitution de l’Europe et de la position de notre pays à son égard, et M. Denis de Rougemont, directeur du Centre européen de la culture, se sentant en sa qualité d’« européaniste » visé par les déclarations du professeur Rappard, a exprimé le désir de présenter son point de vue qui s’oppose totalement à celui du directeur de l’Institut de hautes études internationales.

Voici les propos que nous avons recueillis au cours d’un entretien avec M. de Rougemont.

Laissez-moi commencer par dire que je suis très heureux que votre journal ait institué ce débat, qui est réellement vital pour la Suisse, et si je tiens à y participer, c’est que je suis réellement très loin de ce que dit le professeur Rappard. Ce que je préconise, ce n’est certes pas une européanisation de la Suisse, mais bien au contraire une helvétisation de l’Europe, c’est-à-dire d’une Europe qui s’inspirerait de l’expérience fédéraliste suisse. Or, ce qu’a déclaré M. Rappard me touche personnellement, car j’ai beaucoup lu ses livres, je m’en suis beaucoup servi et voici qu’il paraît renier les conclusions de la plupart de ses ouvrages ; c’est pourquoi après cette interview, je pense qu’il est nécessaire de montrer nettement le point de vue de ceux qui croient à l’Europe.

Si vous le voulez bien, nous pourrions reprendre les principaux points de l’argumentation de M. Rappard, dans l’ordre où il les a énumérés lui-même. « Je ne crois pas, dit-il, que la petite Europe puisse se faire et durer »…

L’Europe est faite !

Mais elle est faite ! Ses adversaires les plus acharnés ont reconnu qu’il n’était plus temps de s’interroger sur son opportunité, mais bien de traiter avec elle. La petite Europe est faite depuis que le 13 septembre la Haute Autorité du plan Schuman a été installée à Luxembourg : c’est un fait, elle existe, et Anglais et Scandinaves — qui furent ses adversaires les plus absolus — n’ont pas tardé à lui envoyer des ambassadeurs comme à tout autre gouvernement souverain, et le Danemark et l’Autriche s’apprêtent à suivre.

L’Europe n’existe pas, n’a jamais moins existé qu’aujourd’hui, affirmait le professeur Rappard, qui ajoutait : L’idée d’une fédération européenne est maintenant une idée américaine, qui aurait trouvé son expression dans le discours prononcé le 31 octobre 1949 par l’administrateur du plan Marshall.

C’est peut-être une idée américaine pour les Américains, mais pour nous ? C’est un peu vite oublier la Pan-Europe du comte Coudenhove-Kalergi, et le projet de Briand de 1923k. Et ce qui me surprend le plus chez M. Rappard, c’est qu’il semble avoir oublié qu’il présidait la commission économique du Congrès de l’Europe tenu à La Haye en 1948, préparé par la conférence de Montreux de 1947. Avant que l’administrateur du plan Marshall ait prononcé son discours, donc avant que l’idée d’une fédération européenne soit devenue américaine, M. Rappard avait encore été un des délégués suisses à la conférence de Londres, en 1949. Ainsi donc, et sans remonter à Henri IV ou à Victor Hugo, on trouve suffisamment d’éléments, et dans l’activité même du directeur de l’Institut des hautes études, pour démontrer que l’idée de l’Europe n’a pas attendu les Américains, pas plus que la mise en place de la Haute Autorité qui en est la première réalisation.

Oui, mais… le rideau de fer ?

Mais hélas ! il est de fait que le rideau de fer l’a séparée en deux…

N’allez pas plus loin, je connais l’antienne ! Non, le rideau de fer ne nous a pas séparés en deux de la façon dont on voudrait nous le faire croire. Premièrement, on peut espérer que cette séparation ne sera que provisoire, et ensuite, vous êtes-vous demandé quelles sont les proportions de cette séparation ? De ce côté-ci du fameux rideau, nous sommes quelque 320 millions, tandis qu’il n’y en a pas quatre-vingt-dix-millions de l’autre…

Soit. Mais ces 320 millions avec lesquels vous voulez faire l’Europe n’ont pas de traditions communes ou d’impérieuses raisons de s’unir, comme en avaient ceux qui ont fait la Suisse moderne.

Ah ! oui ? Vous voulez parler des traditions communes des Vaudois et des Bernois, je pense ? Longue tradition en effet… comme celle qui « unissait » protestants et catholiques sur les champs de bataille de Villmergen et du Sonderbund… À ce taux-là, la France et l’Allemagne en ont également. Des traditions communes ? Entre les cantons-villes et les cantons-campagnes : qu’y a-t-il de commun entre Genève et Glaris ? Et ne parle-t-on pas du « miracle suisse » précisément parce que tout s’opposait, humainement, à la réalisation de cette confédération ? Alors, pourquoi pas l’Europe ?

Les Européens n’ont-ils pas des traditions communes que les Suisses n’avaient pas ? L’Europe est tout de même plus ancienne que la Suisse, et si l’on remonte au temps de la prépondérance grecque, puis à l’Empire de Rome, on constate qu’elle avait déjà deux-mille ans d’existence quand les montagnards des trois pays firent alliance en 1291.

Non plus des projets…

Oui, mais malgré cette antiquité, et pour reprendre une des affirmations du professeur Rappard, « cette Europe ne connaît même pas encore un début de véritable réalisation ».

Mais c’est nier l’évidence même, et je le répète, depuis que la Haute Autorité a été installée le 13 septembre passé.

Remarquez que M. Rappard juge naturel, souhaitable, heureux que nous discutions de projets tels que les plans Marshall, Schuman ou Pflimlin…

Comment pouvez-vous parler du projet de plan Marshall puisque la réalisation de celui-ci est déjà achevée ? C’est du passé le plan Marshall ! Quant au plan Schuman, ce n’est plus un projet mais une réalisation en cours… Non, voyez-vous, ces arguments ne sont pas sérieux.

… mais des réalités économiques

Il en est d’autres cependant qui ne peuvent nous laisser indifférents, et ce sont ceux de notre économie, puisque, comme le note M. Rappard, notre commerce extérieur avec les six pays du plan Schuman ne représentait l’an dernier que le 40 % du volume de nos échanges.

C’est donc, de la part de M. Rappard, juger de la viabilité de l’Europe d’après le volume des échanges de la Suisse ! Mais à notre point de vue, ce 40 % est-il vraiment si négligeable ? Est-il proportionnellement inférieur à notre commerce avec d’autres fédérations comme les États-Unis ou le Commonwealth britannique qui se partagent avec la Scandinavie, les pays de l’Est, la péninsule Ibérique, l’Amérique du Sud, l’Égypte et les pays asiatiques, le 60 % restant de notre commerce extérieur ?

Et je ne vois vraiment pas pourquoi, si la Haute Autorité se solidifie toujours plus, la Suisse serait coupée de tout accès à la mer et réduite à l’état de province enclavée. Sur quoi, le professeur Rappard fonde-t-il cette déclaration, je ne le comprends pas, et l’argument de cette finis Helvetiae me semble un rien démagogique.

Non, rien ne sera fait contre nous si nous gardons un contact actif au lieu de nous contenter de traiter de chimère ce plan qui est entré maintenant dans sa phase de réalisation.

Mais ne croyez-vous pas, qu’isolés de la mer et de ceux qui furent toujours à travers l’histoire nos grands amis politiques, nous risquons fort de perdre notre autonomie extérieure ?

Quels sont, à travers l’histoire, nos grands amis de toujours ? L’Angleterre et les États-Unis ? Vraiment, voilà qui surprend, et de la part du professeur Rappard encore plus. Je ne sache pas que le Royaume-Uni ait joué un grand rôle dans la constitution de la Suisse, ou que l’Amérique du Nord ait eu une grande influence sur le cours de notre histoire. Et si cela était, et si comme le prétend M. Rappard l’idée de cette fédération européenne est une idée américaine, notre adhésion à l’Europe unie ne pourrait que combler les vœux américains. Alors comment oser sincèrement prétendre que nous serions isolés d’eux, même sur le plan économique ?

Et sa comparaison d’un Sonderbund européen me semble tout aussi erronée. Cette fédération n’est pas une ligue séparée, elle n’est pas en révolte contre une ligue plus vaste : elle est un début, et non seulement elle ne s’oppose pas à ce que d’autres pays lui donnent leur adhésion, mais elle le souhaite. Elle n’est pas plus opposée à une fédération plus vaste que la Confédération des huit ou des treize cantons ne pouvait être opposée à celle des vingt-deux cantons.

Et pourquoi pas l’Europe ?

La France, l’Allemagne, l’Italie et les trois pays du Benelux trouvent assurément dans leur passé singulièrement plus de raisons de se redouter et de se méfier… que de s’aimer et de se fondre en une seule patrie commune, constate M. Rappard.

Eh ! oui. Un grand économiste anglais, Josiah Tucker, doyen de Gloucester, n’écrivait-il pas un an avant l’adoption par les États-Unis de leur constitution fédérale que « L’idée que l’Amérique pourrait devenir, soit sous la forme républicaine, soit sous la forme monarchiste, une grande puissance, constitue une rêverie extrêmement ingénieuse, mais beaucoup plus illusoire que toutes les inventions d’un romancier. Les antipathies réciproques et les intérêts contradictoires des Américains, les différences qui existent entre leurs gouvernements, leurs usages, leurs habitudes nous donnent une certitude, c’est qu’ils ne pourront jamais trouver un centre d’union et un seul intérêt commun » !

Et dans un de ses ouvrages, M. Rappard ne manque pas de relever, avec l’ironie qu’il faut, quelques prédictions identiques de Cherbuliez ou de Pyrame de Candolle…

Renoncer à notre neutralité ?

Reste le problème de notre neutralité dans une fédération européenne ?

Reconnaissons qu’à suivre les suggestions de M. Rappard, elle courrait un grave danger. Ne dit-il pas en effet : « Au lieu d’isoler quelques pays de l’Europe continentale (face au péril bolchévique) de leurs alliés naturels d’outre-Manche et d’outre-mer, en cherchant à en faire une seule et même patrie, ne vaudrait-il pas mille fois mieux les unir tous dans une seule et même alliance ? » Alors quoi : est-ce à dire que nous devions entrer dans l’Alliance atlantique, avec ceux qui « furent toujours à travers l’histoire, nos grands amis politiques » ? Certes non ! Ce serait, pour le coup, renoncer à notre neutralité. Or, la neutralité ne doit pas nous empêcher de collaborer ; mais pourquoi renoncerions-nous à cet avantage, et contre quoi, je vous le demande ? Encore une fois, non. Il ne s’agit pas de renoncer à cette neutralité, mais il ne faut pas non plus qu’elle nous empêche de collaborer sur le plan européen. À nous de rechercher une adaptation.

Mais ce que je trouve le plus étonnant dans ces déclarations de M. Rappard, c’est précisément que sa conclusion est en contradiction avec tout ce qui a précédé, puisqu’il ne craint pas d’inclure l’alliance militaire. Mais il a raison d’insister sur le fait que ces problèmes sont vitaux pour notre pays, et, contre M. Rappard antieuropéen, j’en appelle à M. Rappard, fédéraliste suisse : nul mieux que lui ne sait que les intérêts de la Suisse ne peuvent être dissociés de ceux de l’Europe.

Ainsi prend fin cet entretien dont nous avons essayé de rendre compte aussi fidèlement que possible.