(1977) Bulletin du Centre européen de la culture, articles (1951–1977) « Relance européenne ? (février 1956) » pp. 1-2

Relance européenne ? (février 1956)ac

Le terme de « relance européenne » est apparu dans la presse aux lendemains de l’échec de la CED devant le Parlement français. Cette origine de l’expression en indique le sens véritable : une certaine forme d’union partielle ayant échoué, on en essaie une autre. Le but ultime, bien entendu, reste le même : créer une autorité supranationale qui sera finalement capable de parler au nom des quelque 330 millions d’Européens vivant aujourd’hui à l’ouest du rideau de fer. Mais la méthode, au fond, n’est pas renouvelée.

Ce qui a échoué, c’est un essai de faire l’Europe par le moyen d’un traité militaire liant plus étroitement un premier groupe de six États, déjà signataires du traité économique instituant la CECA. On tente de créer maintenant d’autres « autorités spécialisées », de nature économique, visant à ouvrir un grand marché commun (plan de Messine) ou à permettre une production commune de l’énergie (Euratom). En somme, ce qu’on « relance », c’est la méthode qui a réussi une première fois pour la CECA, échoué ensuite à l’occasion de la CED.

La question que l’on peut se poser, c’est de savoir si la méthode elle-même est la meilleure. Ceux qui pensent surtout au succès de la CECA répondent oui, ceux qui pensent davantage à l’échec de la CED répondent non, et ceux qui pensent à la succession chronologique des deux événements hésitent, voire penchent pour la négative.

Mais quelles sont les autres méthodes proposées ?

Il y a celle qui consisterait à faire l’Europe non par pièces et morceaux peu à peu imbriqués, mais d’un seul coup, par une révolution d’ordre essentiellement politique. Ses partisans demandent l’élection au suffrage universel d’une Constituante européenne, d’où sortiraient un gouvernement et un parlement supranationaux. Cet extrémisme politique correspond à un certain tempérament latin, voire jacobin. On enregistre l’échec global jusqu’à ce jour (l’Europe n’est pas encore unie) des approches partielles ou indirectes, des manœuvres diplomatiques, des compromis entre partis traditionnels. On demande donc que la question européenne soit posée ouvertement, dans son ensemble, à tous les citoyens d’Europe, sous la forme d’un dilemme vital : s’unir immédiatement, ou périr en ordre dispersé.

Quant à la méthode proprement fédéraliste, elle semble s’apparenter également à celle des autorités spécialisées et à celle de la Constituante. Elle préconise, en effet, à l’instar de la première, des unions fonctionnelles et progressives (entre communes, régions, professions), tandis qu’à l’instar de la seconde, elle réclame une solution globale, d’un type bien défini, dont les unions fonctionnelles ne seraient que les moyens. Mais en fait, l’attitude fédéraliste diffère en esprit des deux autres. Elle ne cherche pas à fabriquer une Europe articulée comme une machine, ni à imposer à nos pays le cadre abstrait d’États-Unis politiques. Elle cherche à construire une union qui serait l’expression organique d’une vaste et complexe réalité humaine.

Disons, pour simplifier excessivement, que la méthode des autorités spécialisées est surtout économique ; celle de l’agitation pour une Constituante essentiellement politique ; et celle du fédéralisme, sociologique.

Les trois méthodes peuvent être défendues et critiquées à l’infini, pour des raisons théoriques ou pratiques, de tempérament ou d’opportunité, de doctrine ou d’efficacité. Il est impossible de peser ces raisons parce qu’elles ne sont pas de même nature : les meilleures pourraient être sans poids et les plus lourdes sans valeur. Même si l’on arrivait à se mettre d’accord sur l’une des formules à réaliser (États-Unis, fédération ou confédération), il resterait à savoir laquelle des trois méthodes a le plus de chances de mener rapidement au but choisi, à ce but-là précisément, et non point à tout autre chose qu’on n’aurait pas prévu ni souhaité. Il se peut que l’application simultanée des trois méthodes reste la seule possibilité pratique, — et que l’Histoire seule parvienne (peut-être) à les départager un jour…

Ce qui nous semble sûr, c’est qu’aucune de ces méthodes n’a de chances d’aboutir à la création d’une Europe vivante, sans le soutien d’une œuvre en profondeur d’information des esprits, d’éducation du sens civique, et de dés-éducation des préjugés acquis par les élites et par les masses.

Pour nous donc, il ne s’agit pas de choisir une formule de « relance », mais d’accentuer notre effort pour préparer les responsables de demain à vivre l’union nécessaire.

Notre méthode éducative et culturelle n’exclut, certes, aucune des trois autres (nonobstant ses affinités profondes avec la méthode fédéraliste), mais au contraire, elle nourrit l’ambition de les servir toutes. Nous semons, que d’autres récoltent ! L’essentiel est que l’Europe ne meurt pas, c’est-à-dire qu’elle rayonne à nouveau, foyer de liberté et d’invention de l’homme, dans un monde qui l’attaque quand elle faiblit, mais ne cesse d’avoir besoin d’elle.