(1977) Articles divers (1974-1977) « Denis de Rougemont : le retour d’un hérétique (3 octobre 1977) » pp. 97-132

Denis de Rougemont : le retour d’un hérétique (3 octobre 1977)af

Cela vous fait plaisir de redevenir un penseur à la mode ?

La mode ? Je ne sais pas très bien ce que c’est !

Tout de même, avec la naissance d’une nouvelle sensibilité écologique, avec le retour en force d’une certaine tradition humaniste et antitotalitaire, vous vous retrouvez, bon gré mal gré, dans l’air du temps…

J’ai plutôt l’impression que l’air du temps retrouve un certain nombre d’idées pour lesquelles je me bats obstinément depuis près de cinquante ans. Évidemment, cette convergence m’émeut car ça fait toujours plaisir de constater qu’on n’a pas parlé dans le vide. Mais, parmi tous ceux qui défendent aujourd’hui les thèmes que je défendais moi-même dans les années 1930, combien m’ont vraiment lu ? Combien savent seulement que j’existe ?

Tout de même… L’Amour et l’Occident fut un best-seller mondial traduit en dix-sept langues. Et le titre de votre dernier livre — L’Avenir est notre affaire — sert déjà de slogan à un nouveau courant de pensée33.

En fait, il s’agit moins d’un slogan que d’un appel au bon sens. Car il ne faut pas s’y tromper : ou bien notre mode de développement continue sur sa lancée productiviste et c’est la catastrophe à brève échéance. Ou bien nous réagissons et, alors, il faut faire vite. Cela dit, il y a un vieux proverbe latin que je me répète souvent : « Plaise aux dieux que je sois un faux prophète. »

Le drame, aujourd’hui, c’est que la prophétie est devenue un exercice assez rigoureux. Regardez les conclusions des experts du club de Rome : dans la mesure où les hommes persévéreront dans leur démission, ces conclusions se vérifieront. C’est de l’ordre de l’incontestable. Grâce à ces experts — et à d’autres —, on sait désormais que le pire, s’il n’est pas sûr, est en tout cas probable. Or, actuellement, il n’y a guère que les écologistes pour percevoir et pour essayer de prévenir cette probabilité.

Ainsi, par le biais de la protestation écologique, vous retrouvez les thèmes que vous aviez formulés dans les années 1930, puisque pour vous, fascisme, stalinisme et libéralisme n’étaient alors que les variantes d’une même tendance productiviste…

Absolument. J’ajouterai cependant que ce qui, dans les années 1930, pouvait passer pour une intuition est devenu aujourd’hui une évidence.

Et que répondez-vous à l’objection classique selon laquelle, finalement, cette critique de la croissance n’est qu’un luxe de nantis ? Après tout, le club des pays industrialisés est plutôt restreint et les deux tiers de l’humanité n’en font pas partie…

C’est un sophisme. Car si les deux tiers de l’humanité sont encore dans un état de sous-développement industriel, c’est précisément à cause du type de croissance que les pays riches ont choisi pour eux. Ce type de croissance suppose nécessairement un pillage du tiers-monde et une spoliation généralisée. C’est parce que nous nous développons à l’excès que nous maintenons d’innombrables pays d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine dans la misère.

Aujourd’hui, le tiers-monde s’imagine que le bonheur passe non seulement par l’automobile mais aussi par les embouteillages. Tant qu’il n’aura pas l’un et l’autre, il se sentira frustré, exclu. Je pense donc qu’après l’avoir exploité pendant plusieurs siècles l’Occident pourrait au moins lui épargner de nouvelles désillusions. Pour ce faire, il faudrait que nous commencions par changer de cap nous-mêmes. Il faudrait que nous imaginions une forme de développement moins démente, moins suicidaire. Bref, après avoir donné tant de leçons à l’humanité, nous pourrions, peut-être, pour une fois, lui donner l’exemple.

Bien sûr, on peut rêver…

On peut aussi limiter les dégâts. D’ailleurs, nous y serons contraints ; les experts américains, qui adorent les scénarios « absurdes », ont calculé que, si notre démographie n’était pas maîtrisée, il suffirait de quelques siècles pour que chaque mètre carré de notre planète soit occupé par une dizaine d’individus. On ne pourra même plus s’allonger…

L’autre grande critique que vous avez été l’un des premiers à formuler concerne l’État-nation. Avec sa volonté de puissance et son égoïsme sacré, il serait le grand responsable de l’apocalypse qui se prépare…

Qui pourrait en douter ? Les États, qui sont des entités absurdes, n’en finissent pas de se multiplier, de fortifier leurs frontières et de s’y cramponner comme si elles étaient le bord incontestable de leur identité. Or qu’est-ce qu’une frontière ? C’est, généralement, le résultat d’une guerre ou l’expression d’un rapport de force.

Tout se passe donc comme si la surface de la Terre se laissait découper par des abstractions guerrières, et ce au mépris des réalités de sous-sol, de langue, de culture ou de région. Il ne faut pas s’étonner si les économistes ont tant de mal à faire fonctionner les économies nationales car la seule idée d’« économie nationale » est une absurdité. Prenons l’exemple du lac Léman, puisque nous l’avons sous les yeux : il est en train de se polluer, et d’une manière dramatique. Or personne ne se décide à intervenir car son administration relève de deux souverainetés nationales. Les frontières — c’est-à-dire les idéologies nationales et nationalistes — rendent impossible une gestion raisonnable de la nature. On pourrait faire le même constat pour le Rhin, qui est actuellement pollué par cinq pays. Vous voyez donc comment l’idée européenne, le régionalisme et l’écologie sont, pour moi, des thèmes très étroitement liés. En face, il n’y a que des illusions « stato-nationales ». Il est plaisant d’observer qu’aujourd’hui, en France, ce sont les deux grandes traditions jacobines — les gaullistes et les communistes — qui se retrouvent pour brandir des slogans, incapables qu’ils sont de voir plus loin que l’Hexagone.

Vous dites également que la finalité de l’État-nation, c’est la guerre et que la seule façon de prévenir celle-ci consiste à bâtir une Europe supranationale au sommet et régionaliste à la base…

En effet, depuis Hegel qui en fit la philosophie, on sait que l’État-nation est génétiquement lié à la guerre : « C’est par la guerre au-dehors qu’il trouve la tranquillité qu’il n’a plus au-dedans. »

À cet égard, on peut dater avec précision la naissance de l’État-nation : c’est le 20 avril 1792, lorsque les girondins — et non les jacobins — déclarèrent la guerre « aux rois de l’Europe » parce que la guerre était devenue pour eux le seul moyen de tenir leur monde, de contrôler la société française, afin de lui imposer un carcan étatique et uniforme.

Au fond, la guerre c’est, pour l’État, le moyen idéal de parvenir à ses fins ; dès que la patrie est en danger, il n’y a plus ni catholiques, ni protestants, ni ouvriers, ni patrons, ni paysans, ni bourgeois, il n’y a plus que des sujets dociles et mobilisés.

La guerre permet de gommer toutes les différences de culture, de région, de classe ou de langue. Elle est le creuset où tous deviennent identiques. Par conséquent, on comprend pourquoi, tôt ou tard, l’État-nation aura besoin d’y recourir. La guerre, par essence, le fortifie puisqu’elle lui permet d’imposer sa loi et son autorité sur une population disciplinée. Toutes les institutions stato-nationales — que ce soit le centralisme, les méthodes de répression, ou la destruction des cultures locales — sont nées de la guerre et, fatalement, y conduisent.

Vous voici, soudainement, bien anarchiste, c’est plutôt inattendu de la part d’un homme qui cite plus souvent Luther que Bakounine…

Je ne suis pas anarchiste dans la mesure où je sais qu’un minimum d’État est nécessaire à l’organisation de la société. En revanche, ce qui me semble important, c’est de hâter la désacralisation de cet État. Au xvie siècle, Jean Bodin avait défini celui-ci comme le souverain capable de « poser et de casser les lois », de « commencer et de finir les guerres ». Au nom de quoi devrions-nous, toujours et encore, subir la tyrannie de cette définition ? L’urgence, aujourd’hui, passe donc non pas par une destruction de l’État mais par sa redistribution. Les régions, les collectivités humaines ou professionnelles, les groupes de base doivent se réapproprier le pouvoir dont l’État jacobin les a dépossédés.

Or l’obstacle majeur à cette redistribution du pouvoir, c’est le mythe nationaliste pour lequel il faut toujours « rester maître chez soi ». La seule façon d’user cette souveraineté interne, asphyxiante, c’est de la dissoudre au profit, d’une part, d’une entité plus vaste et, d’autre part, au profit de pouvoirs locaux. Tant que l’Europe n’existera pas politiquement, il n’y aura pas de régionalisme possible.

Comment expliquez-vous que l’idée européenne soit malgré tout cela si peu populaire ?

Rien n’est moins sûr. Il y a quelques années, j’ai mêmeag écrit un livre intitulé Vingt-huit siècles d’Europe dans lequel je m’étais amusé à collectionner tous les textes où s’exprimait une nostalgie de l’Europe, depuis Hésiode jusqu’à Jean Monnet… À relire tous ces textes, on a le sentiment très vif que, contrairement à ce que vous semblez croire, l’idée d’une Europe unie n’a jamais cessé de hanter l’imagerieah populaire. Et, de nos jours, c’est encore plus sensible car, qu’on le veuille ou non, c’est parce que l’idée européenne est tacitement acceptée que plus personne n’imagine qu’une guerre soit possible entre pays d’Europe.

À la Libération, l’idée européenne — qui avait été un grand espoir de la Résistance — aurait dû s’imposer tout de suite et, avec quelques amisai, j’avais milité en ce sens. Il se trouve que des manœuvres politiques ont empêché ce vaste mouvement d’aboutir. Ce fut un rendez-vous manqué dont nous payons encore le prix.

J’ai l’impression qu’il y a un malentendu : dans votre jeunesse, disiez-vous, vous étiez résolument anticapitaliste. Or l’Europe qui se fait aujourd’hui est une Europe taillée à la convenance des multinationales. Si cette Europe-là se réalise, ce sera pour le plus grand profit d’un mode de production et de civilisation qu’en outre vous condamnez. Alors, pourquoi soutenez-vous une telle entreprise ?

De ce point de vue, il n’y a rien à craindre. L’Europe des marchands ne se fera pas car son principe repose sur une idée empruntée au marxisme vulgaire, et d’ailleurs curieusement revendiquée par les grands bourgeois autant que par les socialistes : c’est l’idée selon laquelle l’économie commande tout. Jean Monnet, quels que soient ses mérites, ne raisonnait pas autrement. En gros, cela voulait dire : si l’on tient les gens par le fric, on les tiendra par la peau.

À l’inverse, quand de Gaulle a bloqué la construction de l’Europe, ce fut pour des raisons strictement politiques ou culturelles. On a alors pu constater combien celles-ci étaient efficaces et mobilisatrices. Si, aujourd’hui, les princes qui nous gouvernent voulaient vraiment faire l’Europe, ils invoqueraient, d’abord, des raisons politiques et culturelles. À partir de là, l’intendance suivrait… L’économie, c’est l’intendance.

Sinon, comment oserions-nous attendre des populations qu’elles s’enthousiasment pour les marathons de Bruxelles, qui, dans le meilleur des cas, ne fixeront jamais que le prix du seigle ou de la betterave ?

L’enthousiasme pour l’idée européenne est plutôt rare de nos jours. Même pour les « grands intellectuels », ce n’est pas un thème très mobilisateur…

À vrai dire, on a l’impression que leurs idées sur le sujet ne sont pas très précises. Prenez l’exemple de Sartre : en 1949, à l’époque où je créais le Centre européen de la culture, il m’avait envoyé un long rapport dans lequel il expliquait que la culture française n’avait pas d’avenir en dehors de la culture européenne et que celle-ci ne pourrait voir le jour que si l’Europe politique devenait une réalité. J’étais ravi.

Or, peu de temps après, Sartre devient, comme l’on sait, le compagnon de route du PCF. Du même coup, l’antieuropéanisme devient un article de foi de son nouveau credo. Il alla même jusqu’à écrire une préface fort célèbre pour le livre de Franz Fanon, Les Damnés de la terre, dans laquelle il déclare, en gros, que les Africains auraient raison de « tirer à vue » sur tout Européen qui se présenterait à eux. C’était pour le moins curieux car, d’une part, il affirmait que l’Européen, en tant que tel, n’existe pas, mais dès qu’il s’adressait au tiers-monde, il accréditait l’idée d’une « nature européenne » (comme on dit « nature humaine ») que les colonisés auraient raison de haïr. Aujourd’hui, Sartre signe des manifestes contre l’élection au suffrage universel du parlement européen qui affirment que l’Europe ne sera jamais qu’une modalité de l’impérialisme germano-américain, ce qui, à mon sens, témoigne d’une grande méconnaissance des réalités et des forces en présence. Mais, ce faisant, il obéit sans le savoir à un vieux réflexe de chauvinisme dont il se croit sincèrement incapable.

L’« impérialisme germano-américain » n’est tout de même pas une abstraction. Pourquoi parler d’une « méconnaissance des réalités » sitôt qu’on entreprend de le dénoncer ?

Certes, ce n’est pas une abstraction, mais il est désolant que de grands esprits ne lui opposent qu’une sorte de poujadisme instinctif. Depuis 1945, on sait que le « péril allemand » sera d’autant moins probable que l’on s’engagera plus franchement dans le processus d’une fédération européenne. Le dénoncer, comme ça, en se crispant sur son État-nation, ce n’est pas une façon de le conjurer, au contraire… C’est en refusant l’Europe qu’on renforcera l’axe germano-américain. De même, c’est en refusant l’Europe que notre vieux continent s’achemine vers les totalitarismes locaux et, à terme, vers la catastrophe écologique.

Manifestement, la prophétie est un genre qui ne vous déplaît pas…

… Surtout quand je m’aperçois, quarante ans après, que les jeunes gens suivent presque à la lettre ce que vous appelez mes « prophéties ». Tenez, en mai 1968, ça m’a fait une bien curieuse impression de voir tant de jeunes gens — qui n’avaient probablement pas lu une seule ligne de moi, ni d’Arnaud Dandieu, ni de Robert Aron — reprendre en chœur ce que nous écrivions, à l’époque, dans L’Ordre nouveau .

Avouez que, pour une revue dont le premier numéro paraît en 1933, au moment où Hitler prend le pouvoir, c’était un titre bien fâcheux…

Tout d’abord, je vous rappellerai que Gramsci, dans les années 1920, avait intitulé sa revue Ordine nuovo. De plus, personne ne pouvait alors prévoir que Hitler aurait, un jour, l’impudence de s’approprier l’expression. Quant au fond, il ne faut pas se méprendre : l’expression « ordre nouveau » n’avait pas du tout le sens qu’on lui prête aujourd’hui. Nous ne ressemblions vraiment pas à ces petites brutes d’extrême droite pour qui « nouveau » veut dire « ancien » et pour qui l’ordre se confond avec la tyrannie. Dans les années 1930, notre grand souci, c’était d’abord la Révolution…

Laquelle ?

Les révolutions qui avaient déjà eu lieu — comme celle de 1917, en Russie, ou comme celle qui se déployait, sous nos yeux, en Allemagne — ne nous convenaient guèreaj. De plus, l’état de décomposition dans lequel se trouvaient alors les démocraties occidentales était pour nous comme l’aveu, la preuve de l’essoufflement du libéralisme. Nous étions donc anticapitalistes, anticommunistes et antifascistes parce que nous pensions que ces trois systèmes, par leur logique interne, nous conduisaient droit à la guerre et au totalitarisme…

Pourtant, si l’on ouvre le premier numéro de L’Ordre nouveau, on y trouve des choses assez déplaisantes, surtoutak si on les replace dans leur contexte. Ainsi, en 1933, vousal trouvez opportun d’écrire un article sur « la faillite du marxisme et du libéralisme en Allemagne », et de le faire précéder d’une longue citation de Proudhon dans laquelle l’idée même de suffrage universel est tournée en dérision. À l’époque, cela cadrait tout à fait avec la propagande nazie.

Peut-être, mais c’était un malentenduam. Ce sur quoi je voulais mettre l’accent — quand je dis « moi », je pense aussi aux intellectuels « personnalistes » regroupés par Emmanuel Mounier autour de la revue Esprit , — c’était sur le drame d’une jeunesse européenne qui avait été abusée par les grandes doctrines du moment. Cette jeunesse avait faim de communauté, de rassemblement, voire de religion, et Hitler, Staline ou Mussolini, en vrais charlatans, se taillaient des triomphes faciles parce qu’ils arrivaient et disaient : « Moi, je vais vous offrir du communautaire, du religieux. » Et, en histoire, quand une jeunesse a faim, elle ne regarde pas ce qu’elle mange.

Dans ces conditions, l’antifascisme et l’anticommunisme étaient, pour nous, des urgences. Mais attention : notre critique du communisme ne reposait pas sur la peur bourgeoise du rouge ou du partageux. C’était un refus devant la forme moderne des religions d’État. C’est pour cela que j’ai souvent défini le marxisme comme « l’opium de la révolution ».

Quant à la démocratie et à notre scepticisme devant les vertus du suffrage universel, je reconnais que c’était un diagnostic trop abrupt. Mais n’oubliez pas qu’en 1933 c’était un mécanisme démocratique et une élection parfaitement régulière qui avaient permis à Hitler de devenir chancelier.

Au fond, je faisais partie d’un groupe d’intellectuels pour lesquels le phénomène totalitaire incarnait le mal absolu ; pour lesquels le marxisme n’était qu’une variante du productivisme dont nous, Occidentaux, pouvions déjà constater la faillite. En ce temps-là, Bakounine et Proudhon me semblaient plus toniques que l’auteur du Capital. On passait donc pour des anarchistes, des libertaires. Aujourd’hui, on dirait « nouveaux philosophes »an

C’est tout de même Otto Abetz, dont vous faites alors la connaissance, qui vous procure un poste de lecteur de français à l’Université de Francfort…

C’est vrai. C’est grâce à Abetz que j’ai pu voir de près l’horreur hitlérienne à ses commencements. Bien sûr, en m’offrant ce poste à Francfort, il s’imaginait que je ne tarderais pas à me convertir à l’idéologie du IIIe Reich. Pourtant, il n’ignorait rien de mes prises de position antinazies. Voulait-il donc me convertir ou m’éclairer ? De ce point de vue, il ne faut pas oublier qu’Otto Abetz lui-même n’était qu’à demi nazi.

Une moitié suffit…

Je vous l’accorde. Toujours est-il que, dès 1932, il avait témoigné un certain intérêt à notre petit groupe. Plus tard, il en parla même à Ribbentrop à l’occasion d’un congrès de la jeunesse européenne qui s’était tenu à Francfort, et auquel participèrent des gens aussi différents que Philippe Lamour, Harro Schulze Boysen, le premier chef de l’Orchestre rouge, et Otto Strasser. C’est donc par Ribbentrop que l’expression « ordre nouveau » parvint à Hitler, qui en fit le mauvais usage que l’on sait.

Au fond, vous ne cessiez pas de jouer avec la politique sans jamais choisir votre camp. C’était une position délicate, inconfortable…

L’inconfort ne nous gênait pas. Notre grande idée à l’époque, c’était la suppression de la condition prolétarienne et des idéologies stato-nationales qui portaient en elles la guerre « comme la nuée porte l’orage ». À cette fin, nos interlocuteurs s’appelaient aussi bien Blumao que Caillaux.

Là-dessus, il y a eu la guerre, puis la Résistance. Certains d’entre nous, comme Mounier, s’engagèrent d’abord dans des organisations vaguement pétainistes (je pense surtout aux fameux Chantiers de jeunesse d’Uriage), mais, pour l’essentiel, nous nous sommes tous retrouvés dans le combat antinazi. Par le biais de la presse clandestine et des mouvements de Résistance, toutes les idées que nous défendions dans L’Ordre nouveau ou dans Esprit ont retrouvé une audience et une actualité formidables. Relisez les éditoriaux de Combat , ils étaient visiblement inspirés par les idées personnalistes. En Hollande, à la Libération, il y eut même un parti « socialiste personnaliste » au pouvoir.

À ce moment-là, n’avez-vous pas eu envie de vous engager plus directement dans l’action politique ?

Étant suisse, je ne pouvais pas prétendre à une carrière politique en France. De plus, j’ai toujours eu horreur des partis. Ce qui ne m’a pas empêché de militer un peu partoutap afin de conjurer, de différer les apocalypses qu’on nous prépare.

D’après vous, l’« apocalypse » pourrait être différée ?

Plus exactement, je crois que l’histoire se réserve toujours le droit de nous surprendre en enchevêtrant des séries causales dont rien, au départ, ne laissait prévoir le croisement. Prenez l’exemple de Ford, l’inventeur de l’automobile, et de Hitler. À priori, rien de commun. Pourtant… Le premier, avec son obstination géniale, impose à notre civilisation un type de transport qui, par conséquences secondaires, amène les États à accorder une énorme importance au pétrole, donc aux pays qui en produisent. Parallèlement, Hitler, en organisant un effrayant génocide, devient la cause indirecte de la création de l’État d’Israël. Or cet État, par son implantation géographique, provoque des conflits incessants avec les pays arabes producteurs de pétrole. D’où la crise de 1973, qui aboutit à la hausse des prix que l’on sait et qui, en retour, met en péril les industries occidentales de l’automobile, ce qui, finalement, peut être un bienfait pour notre mode de développement.aq ar

Ainsi, si l’on considère rétrospectivement ces chaînes de causalités, il apparaît que l’abomination du génocide hitlérien a peut-être, pour ultime conséquence, notre survie écologique, alors que Ford aurait pu, à lui seul, nous conduire à l’asphyxie et à l’embouteillage mondial. Bien sûr, je caricature. Mais enfin… Cela me fait penser au vers de Hölderlin, « Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve. »as

D’où l’ambiguïté fondamentale de votre rapport à la politique…

Pourquoi parler d’ambiguïté ? Fidèle à mes premières intuitions, je crois, et de toute mon énergie, à la possibilité d’une politique de la personne et de l’individu qui sont les seuls pôles de résistance à la terreur d’Étatat. Même si le but est commun, chacun doit inventer son chemin, car, si l’on prend les routes nationales, on arrive toujoursau à la capitale, au centre, et alors, au lieu de prendre le pouvoir, c’est le pouvoir qui nous prend et nous phagocyte.

Vous parlez du pouvoir comme vous parliez de la passion dans L’Amour et l’Occident

C’est absolument exact puisque, dans ce livre, je me livrais à une étude du couple à travers l’histoire de l’Occident. Or qu’est-ce qu’un couple ? C’est l’assemblage d’un certain nombre de différences et, de ce point de vue, ça fonctionne exactement comme une fédération de groupes ayant chacun ses lois propres. Ce type de contrat exclut, par définition, l’uniformisation et la fusion. L’homme et la femme y sont libres, ensemble, parce queav irréductibles l’un à l’autre. L’union, au lieu d’y exclure l’autonomie, la garantit.

Or il existe en Occident ce que l’on appelle la passion et qui, en fait, n’est qu’une sorte d’utopie unificatrice. Tristan en est l’archétype. Manifestement — et je l’ai prouvé —, Tristan n’aime pas Iseut. Il aime l’amour dans lequel l’identité d’Iseut s’anéantit et disparaît. Tristan pénètre dans cet état passionnel grâce à un philtre dont les chroniqueurs, depuis Gottfried de Strasbourg, décrivent les effets dévastateurs. Sa passion devient donc une passion subie, au nom, de laquelle il détruit Iseutaw sans pour autant se sentir coupable. « C’est le philtre, dit-il, je n’y suis pour rien… »

C’est exactement ainsi que procèdent les États-nations. Comme Tristan, ils disent « seul je suis, moi,ax le monde » et, face à cette certitude, il n’est pas de réalité qui vaille… Tout doit leur être subordonné et s’anéantir au nom du Pouvoir, cet analogue de la passion dévastatrice. Ce faisant, les États-nations ne se sentent même pas coupables puisqu’ils proclament n’être que des instruments de la raison d’Étatay, cet analogue du philtre, de la drogue.

Comme Tristan, l’État-nation veut être seul au monde. Il ne reconnaît rien au-dessus de lui et cela a commencé, chez nousaz, avec Philippe le Bel, qui s’est laissé persuader par ses légistes que « le roi de France est empereur en son royaume ».

C’est pour cela que, lorsque de Gaulle est mort, vous avez écrit un article intitulé « La mort de Tristan » ?

La comparaison s’imposait… De Gaulle était une sorte de Tristan dont l’Iseut aurait été la France. Il le dit d’ailleurs dès les premières lignes de ses Mémoires : « De tout temps, la France ne fut pour moi qu’une princesse de légende vouée à des malheurs exemplaires. »ba Et de même que Tristan n’aimait pas Iseut mais l’amour, de Gaulle méprisa les Français pour n’adorer que la France. Pensez encore à sa haine des « barons félons » (qui jouent un si grand rôle dans toutes les versions du mythe de Tristan), n’était-ce pas ainsi qu’il désignait les hommes de parti qui risquaient de s’interposer entre lui-même et sa passion ?

Tout cela pour dire que l’État-nation accomplit dans l’ordre de la politique des ravages comparables à ceux de la passion dans l’ordre de l’amour. Ils ont en commun le mépris de l’autre et la volonté de puissance. Certes, ils ont affaire avec le sublime mais aussi, toujours, avec la mort.

Si l’on prolongeait cette analogie, on en viendrait à dire que l’impérialisme, par exemple, n’est jamais que l’histoire d’une grande passion…

Disons plutôt que la passion n’est jamais qu’une forme de l’impérialisme.

Au fond, depuis L’Amour et l’Occident jusqu’à votre actuel militantisme d’écologiste, vous n’auriez fait que l’apologie de la mesure contre l’excès et de la loi contre la violence ?

Dès que l’on se prononce sur les affaires humaines, je pense qu’il vaut mieux être du côté du roi Marcbb, qui symbolise la légalité, que du côté de Tristan. Le drame, c’est que le roi Marc est plutôt ennuyeux… Ennuyeux comme la prudence, comme trop de mariages, comme un certain classicisme de pensée et de style. On peut refuser tout cela mais il faut savoir ce qu’il en coûte.

Avant la guerre, Emmanuel Mounier avait dit ; « Denis de Rougemont écrit avec un œil sur l’absolu et un œil sur Jean Paulhan. » À l’évidence, vous n’avez pas changé…

C’est vrai. Qu’y puis-je ? Le classicisme, en morale, c’est aussi une forme d’espoir. À cet égard, il y a une phrase de Luther que je me répète souvent : « Si l’on m’apprenait que la fin du monde est pour demain, je planterais quand même un pommier. »