(1981) Articles divers (1978-1981) « Un autre avenir pour la planète (février 1978) » pp. 19-22

Un autre avenir pour la planète (février 1978)i

Nous allons tous vers une catastrophe !

Si nous ne choisissons pas librement notre avenir, il n’y aura pas d’avenir humain au-delà d’un cataclysme inévitable que les rares survivants ne raconteront pas, faute de public… C’est ce que j’essaie d’expliquer dans mon livre.

Nous reviendrons longuement là-dessus… Auparavant, j’aimerais que nous parlions un peu de vous, Denis de Rougemont, de votre itinéraire. Depuis quelques mois vous êtes à la une de l’actualité où vous apparaissez tour à tour comme un sage, un prophète de malheur, un gourou… Finalement, qui êtes-vous ?

Fils d’un pasteur, je suis arrivé à Paris dans ces années 1930-1931, qu’un certain nombre de critiques et d’historiens considèrent comme les premières années de la contestation. Je venais de ma Suisse natale, après des années d’études passées à Genève, en Autriche, en Allemagne… Sans argent, sans relations. Mais, tout de suite j’ai fait la connaissance de jeunes gens de mon âge, dont l’un des tracts qu’ils distribuaient m’était un jour tombé entre les mains. « Nous ne sommes ni individualistes, ni collectivistes, nous sommes personnalistes », y lisais-je. Ce fut comme un déclic chez moi.

Nous nous rencontrions une fois par mois dans une salle de café de la rue du Moulin Vert pour des discussions « œcuméniques ». À une cinquantaine, croyants de différentes confessions ou agnostiques. Parmi eux : Jacques Maritain, Emmanuel Mounier, Robert Aron, Alexandre Marc, Nicolas Berdiaev, le mathématicien Claude Chevalley, le père Boulgakov, le pasteur Visser ’t Hooft… Finalement, c’est ce « club du Moulin Vert » qui fut le berceau du personnalisme.

Précisément, que disaient les personnalistes dont vous étiez ?

Nous disions qu’il fallait être à la fois contre le capitalisme, contre le fascisme et contre le communisme, parce que ces trois systèmes, par leur logique interne, nous conduisaient droit à la guerre et au totalitarisme. Quarante ans plus tard, « les nouveaux philosophes » ne diront donc rien de très nouveau.

À l’individualisme bourgeois — « l’individualisme atomisé » comme a écrit Marx — et à la conception du soldat politique comme on disait du côté des nazis, des fascistes italiens, voire des staliniens, les personnalistes dont j’étais opposaient la conception de la personne. Je la définissais à peu près comme ceci dans l’un de mes premiers articles. Tout être a reçu une vocation unique qui le distingue de tout autre être au monde. Une vocation qu’il ne peut accomplir concrètement que dans la cité, dans la communauté : on ne devient pas une personne tout seul mais on ne le devient pas non plus si l’on est totalement immergé dans la communauté et déterminé par elle. C’était aussi à quelques nuances philosophiques près, la pensée d’Emmanuel Mounier qui publiera un an plus tard son manifeste : Révolution personnaliste et communautaire.

De cette conception, nous tirerons cette conséquence politique : un antiétatisme décidé et conséquent.

Anarchistes ?

Pas anarchistes : nous admettions la fonction étatique ; un minimum d’État est nécessaire à l’organisation de la société. En revanche, nous étions vigoureusement hostiles à ce que nous appelions l’État-nation qui en prenant la place du Roi lors de la Révolution française, s’en est attribué le côté sacré. Pour nous, l’État n’était qu’un service. Au service des citoyens et rien d’autre ! Or, qu’observions-nous ? L’État-nation qui, historiquement, est né de la guerre, a régulièrement augmenté son pouvoir par la guerre à l’extérieur qui lui permet de trouver la tranquillité qu’il n’a plus au-dedans. La guerre donne la possibilité à l’État-nation de décréter l’union sacrée, de gommer les différences de culture, de région et de classe, de limiter les libertés, de prendre des mesures d’exception qui sont rarement rapportées une fois la paix rétablie. Si bien que chaque guerre amène le renforcement de l’État central. Et l’État central prévoyant toujours la guerre finit par l’amener.

Que proposiez-vous à la place de l’État-nation ?

Un redistribution du pouvoir de l’État. Dans les régions d’abord, organisées en un ensemble européen : la grande idée des fédéralistes européens à laquelle je reste attaché. Une redistribution aussi dans la commune, dans l’entreprise et jusque dans les maisons…

Cette redistribution de l’État, autogestionnaire avant la lettre, retrouvait l’intuition de Proudhon. Évidemment nous n’étions pas bien reçus. Ni par la droite ni par la gauche entre qui nous ne voulions pas faire la différence « sacrée ». Pour nous, l’une et l’autre n’étaient que variante de l’État-nation. Troublée, la droite disait que nous étions téléguidés par Moscou, tandis que la gauche répétait que nous étions « manipulés » et que nous faisions « objectivement » le jeu de la droite et du fascisme.

Quarante ans après les arguments ne se sont pas beaucoup renouvelés !

Ils ne peuvent pas se renouveler : il y a une différence cependant par rapport à hier. Un grand nombre de Français — pour ne pas parler des Italiens, des Allemands ou des Anglais — sont en train de faire les analyses que nous faisions avec trente ans d’avance. Dans les mouvements écologistes, les mouvements régionalistes… seuls capables aujourd’hui de mobiliser la jeunesse. Pas les « masses » qui obéissent à des mots d’ordre, mais la foule des citoyens responsables, en particulier les jeunes. À Creys-Malville cet été, il y avait à peu près 80 000 personnes pour protester contre Superphénix, parmi eux 70 000 « moins de 35 ans ». Quelque temps après il y a eu une manifestation beaucoup plus importante encore en Espagne : des régionalistes basques, après une marche de 2000 kilomètres, se sont retrouvés à 350 000 devant Pampelune. Aucune autre cause au monde n’est capable de réunir autant de gens. Spontanément, librement…

Justement, qu’est-ce qui se passe ? Nous revenons là à ce que nous disions en commençant… Qu’est-ce qui fait courir ces foules, ces jeunes ? La peur du cataclysme que vous évoquiez tout à l’heure ?

La crise du pétrole nous a réveillés. Soudain nous avons senti le vent du boulet ! Ce que les écologistes répétaient dans le désert depuis des années est devenu brusquement évident à tous ceux qui voulaient bien voir clair. Ceux-là ont découvert la réalité du monde moderne, en particulier la vulnérabilité extrême de l’énorme industrie occidentale, suspendue à une seule ressource énergétique, le pétrole.

Hélas, ce ne sera pas suffisant ! Il faudra encore beaucoup d’autres événements de ce genre pour que nos pays prennent réellement conscience des catastrophes qui nous menacent. Ce qu’il faut souhaiter, c’est que ces avertissements n’arrivent pas trop tard et qu’ils soient juste assez forts pour nous obliger à réfléchir, juste assez faibles pour ne pas nous écraser…

On ne prend guère le chemin de cette réflexion ! On continue à faire comme si de rien n’était : les constructeurs d’automobiles, soutenus par les gouvernements, continuent à fabriquer de plus en plus de voitures et de plus en plus d’autoroutes…

Nous frisons la démence à force d’inconscience. Tout le monde sait que le pétrole va s’épuiser. D’ici l’an 2000 toutes les sources de pétrole faciles à exploiter seront taries. Ce qui signifie qu’il n’y a de pétrole à un prix abordable que pour dix ou vingt ans ! Qu’après, il sera devenu hors de prix et qu’il faudra le réserver strictement à certains usages. Ça, personne ne peut le nier. Or, je ne vois pas qu’on construise une voiture de moins ou qu’on ralentisse la construction des autoroutes. Personne ni au gouvernement, ni dans les partis politiques, ni dans les syndicats n’ose dire : « Messieurs, vous êtes fous ! D’ici dix ou vingt ans il n’y aura plus sur vos autoroutes que quelques milliardaires. Alors, marquons une pause, réfléchissons, trouvons autre chose, tout de suite ! »

Jusqu’où allons-nous aller comme ça ?

Nous sommes très près de la limite ! Quand je le dis, certains me confient dans le creux de l’oreille : « Ne vous affolez pas, la voiture électrique est presque au point ! » Je réponds : « Si c’est vrai — ce n’est pas vrai, naturellement ! — vous êtes des criminels de ne pas le dire ouvertement et tout de suite afin que nous économisions du pétrole pour deux siècles ! »

Bien sûr, mais il y a de si grands intérêts financiers en jeu !

Pour des intérêts financiers, nous conduisons l’humanité à la catastrophe ! Imaginez dans dix ou vingt ans… Le prix du pétrole ayant décuplé ou vingtuplé, il n’y aura plus que des gens très riches à pouvoir circuler en voiture. Mais ces gens-là se feront lyncher ! Là, la lutte des classes va devenir visible et sans pitié.

Pourquoi les gouvernements continuent-ils à s’aveugler ?

Parce qu’ils ont surtout le souci de tenir jusqu’aux prochaines élections ! Et que les oppositions qui les remplaceront peut-être au pouvoir seront prisonnières de leurs promesses et d’ailleurs partagent leurs superstitions, la croissance indéfinie par exemple.

On s’en sortira, nous promettent-ils, les uns et les autres. Grâce au nucléaire… Mais vous, vous n’y croyez pas. Vous lui êtes même farouchement opposé. Expliquez-moi.

Avec le débat sur le nucléaire, nous sommes au nœud du véritable choix. Quand on nous dit qu’il n’y a que le nucléaire pour nous tirer d’affaire lorsqu’il n’y aura plus de pétrole, on sous-entend : il n’y a que le nucléaire qui peut nous permettre de continuer à vivre comme nous vivons aujourd’hui. Mais c’est précisément ce qu’il ne faut pas faire ! Nous ne le pouvons pas. La croissance indéfinie dans un monde fini est une aberration. Nous le savons désormais. Le club de Rome a suffisamment popularisé cette idée.

Des gens se consolent en se disant : ça durera bien aussi longtemps que moi ! C’est aussi le réflexe des tenants du nucléaire : « On va essayer de pousser ça, on verra bien. » N’hésitant pas à utiliser la démagogie. Ils disent par exemple : « Dans une centrale nucléaire, les risques d’accident ne sont que de un pour cent-mille ! » Les gens qui lisent ça se disent : « Donc il n’y aura pas d’accident avant cent-mille ans ! » Sans s’imaginer que l’accident pourrait arriver avant même que je n’aie fini ma phrase. Trois des accidents qui se sont déjà produits n’avaient une probabilité que d’un sur trois milliards. Et ils sont arrivés. L’année dernière !

À la vérité, tous les arguments sont bons pour ceux qui ont encore la puissance industrielle et financière et qui ont décidé qu’il n’est pas question de remettre en cause la croissance infinie, le gaspillage des ressources non renouvelables, bref ceux qui refusent de calculer ce qu’on va faire dans vingt ans, préférant laisser le public dans l’illusion qu’il peut ou même qu’il doit continuer à doubler sa consommation d’énergie tous les dix ans.

Mais, Denis de Rougemont, vous entendez ces protestations qui montent : « Et les ouvriers au SMIC ? » Et la misère dans les pays du tiers-monde ?

J’entends très bien toutes ces hypocrisies. Allons donc, c’est évidemment pour envoyer de l’électricité en Inde ou au Niger qu’on construit des centrales nucléaires ! Si les deux tiers de l’humanité sont encore dans un état de sous-développement industriel, c’est peut-être leur chance ! Mais si ces deux tiers souffrent de famine, c’est précisément à cause du type de croissance que les pays riches ont choisi pour eux. Car ce type de croissance suppose nécessairement un pillage du tiers-monde et une spoliation généralisée. C’est parce que nous nous développons à l’excès que nous maintenons d’innombrables pays d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine dans la misère.

Pas facile tout de même pour un citoyen moyen de se faire une opinion définitive par rapport au nucléaire. D’un côté des savants qui lui disent que tous les risques sont maîtrisés, de l’autre autant de savants qui affirment qu’il n’en est rien et que nous allons à la catastrophe. Alors, qui croire ?

Écoutez. Un prix Nobel américain, George Wald, et Lew Kowarski, un des trois inventeurs de la fission nucléaire, font tous les deux cette réponse simple : « Il faut croire ceux qui n’ont aucun intérêt à dire ce qu’ils disent ! » Kowarski me dit toujours : « Est-ce que le monsieur qui vous parle est un vendeur ? » On nous pousse au gaspillage pour démontrer ensuite que nous avons besoin de ceci ou de cela. Mais on n’en a pas besoin ! Pas besoin d’autant en tous cas. Il y a quelque temps, le directeur de l’agence nucléaire des Nations unies disait à peu près ceci : « la source d’énergie la plus importante de la fin du xxe siècle sera dans les économies que nous ferons sur le gaspillage ». On pourrait économiser 30 % de la consommation actuelle d’énergie en Occident et vivre aussi bien. Or 30 % c’est plus que les centrales nucléaires pourront jamais fournir. Si tout va bien… Or, cela n’ira pas bien ! Pour Superphénix, par exemple, dont la construction a commencé, la plupart des physiciens que j’ai rencontrés récemment sont pessimistes : — Ça ne pourra pas se faire ! Pour des raisons à la fois techniques et financières. Personne ne peut dire ce que cela va coûter ! Ce qui vaut pour Superphénix vaut ailleurs. Aux États-Unis on a calculé que si l’on devait passer à la réalisation de tous les programmes nucléaires, théoriquement acceptés par les gouvernements, il en coûterait à peu près la moitié de toutes les sommes disponibles à travers le monde. Uniquement pour avoir un peu plus d’électricité.

C’est suicidaire !

En un sens c’est criminel quand on détient de tels pouvoirs.

Derrière ce « on », qui ? Les financiers, les politiciens, les fonctionnaires…

Je ne désigne personne nommément, je dénonce seulement la logique du système des États-nations dans notre société industrielle. Qu’elle soit capitaliste ou socialiste. Il n’y a à cet égard aucune différence. Cette logique est plus forte que tous les hommes d’État, que tous les servants de l’État. Elle les manipule et commande — à leur insu le plus souvent — dans leurs réflexes et finalement dans leurs pensées. Dans ce mythe du progrès défini en fonction de la puissance, de la productivité, de la grandeur… C’est cette logique que je réprouve, pas les hommes. L’État finalement, suit comme il peut. Ça montre d’ailleurs sa vulnérabilité. Prenons l’État français. Il dit : « L’énergie nucléaire assurera notre indépendance énergétique. » Ça ne veut rien dire ! La France n’a presque pas d’uranium. Elle dépendra pour le combustible de ses centrales nucléaires des États-Unis et de l’Union soviétique. Où est l’indépendance ?

La société Framatome est chargée de construire les centrales nucléaires. Société française théoriquement. En fait, elle a acheté des brevets de construction à Westinghouse, multinationale américaine, et son capital est constitué avec seulement 30 % des fonds provenant du Commissariat de l’énergie atomique. Pas même une minorité de blocage. Le reste étant apporté par Westinghouse (actuellement tenté de reprendre ses billes) — et par Siemens, multinationale allemande. Et le président est le baron belge Empain. Qu’y a-t-il de français là-dedans ?

Reste une question. Supposons, pour notre bien, que nous devenions raisonnables, que nous cessions de gaspiller. Se posera quand même le problème de nouvelles sources d’énergie. Pour nous, pour les générations qui nous suivront.

Si nous continuons dans la direction actuelle, nous allons à l’impasse. D’ici quelques années. Même si l’on pousse très fort la construction de centrales nucléaires et de surgénérateurs, puisqu’ils ne produiront au mieux que 30 % de nos besoins d’ici à la fin du siècle. Or nous dépendons à 80 % du pétrole. Restera donc un déficit de 50 %. Autrement dit ce sera la crise totale. Nous sommes donc contraints de ne pas continuer.

Alors que faire ?

D’abord économiser. En nous déplaçant moins, en ne prenant pas notre voiture chaque fois que nous pouvons prendre le train, etc. Mais évidemment il ne s’agit là que de « réformettes ». Il faut aller beaucoup plus loin. Vers le développement d’autres énergies : éolienne, géothermique, marémotrice… Et surtout de l’énergie solaire. Ce que nos gouvernements détestent. « L’énergie solaire ne sera pas compétitive avant la fin du siècle », nous répète-t-on. C’est faux. Des résultats sont déjà acquis et les recherches pourraient se concentrer désormais sur des applications industrielles. Mais il faut des finances, et nos États sabotent, plus ou moins sournoisement, toutes les décisions de principe prises en ce sens. En Europe, le budget de la recherche solaire équivaut à 0,5 % du budget des recherches nucléaires !

Pourquoi freine-t-on ainsi la recherche sur l’énergie solaire ?

Parce que le soleil est à tout le monde et que demain vous pourriez avoir un petit four solaire pour votre maison. Sans demander plus rien à l’EDF et à l’État ! Tant que les États-nations n’auront pas trouvé le moyen d’intercaler un compteur, entre le soleil et les citoyens, ils nous diront qu’il faut encore vingt ans pour que l’énergie solaire soit compétitive ! Vous comprenez, l’énergie solaire ça va avec le reste : la redistribution du pouvoir de l’État, les régions, l’autonomie des communes, le fédéralisme… Tandis que le nucléaire, par son énormité, son prix, son danger qui réclame la présence de la police et de l’armée, va dans le sens de l’État centralisateur.

Le problème-clé aujourd’hui c’est donc de casser cette toute-puissance de l’État ?

Absolument. Une toute-puissance illusoire d’ailleurs, mais qui nous conduit à la catastrophe.

Finalement, vous êtes quelqu’un de très subversif !

J’espère bien. Je suis subversif en ce sens que je suis contre le désordre établi. Mounier a dit exactement les choses et je ne sortirai jamais des idées personnalistes de notre jeunesse dont je vous ai parlé tout à l’heure. Le but de la société c’est l’homme. Donc le contraire du totalitarisme. Dans ce sens je suis aussi subversif pour la gauche que pour la droite.

À ce propos, justement, vous dites des choses un peu « sacrilèges ». Celle-ci par exemple : « le marxisme est l’opium de la révolution ».

La formule n’est pas de moi, mais de mes amis Robert Aron et Arnaud Dandieu. Mais c’est vrai qu’entre personnalistes nous l’utilisions souvent.

Vous le pensez toujours ?

Absolument. Cela a été démontré abondamment depuis à travers le monde. Ceux qui avaient des yeux pour voir et des oreilles pour entendre n’ont pas attendu « les nouveaux philosophes » pour le découvrir…

Alors, votre espérance ?

Des milliers de mouvements sont à l’œuvre. Au premier rang ceux des écologistes. Tous ne sont pas forcément sympathiques à chacun, mais l’avenir est incontestablement de leur côté… Je vois d’autres signes aussi. Des sociologues, des économistes, des politologues commencent à dire que le gigantisme c’est fini, que l’avenir est « aux petites unités intelligibles », « aux petites cellules urbaines », à de « petites régions autonomes, fédérées en ensembles plus vastes… »

Finalement, aujourd’hui, toute la question est de savoir comment nous allons changer de cap…

Oui justement, comment changer de cap ?

Plus jeune, je disais, comme d’autres, qu’il faudrait une révolution. Maintenant, expérience faite et maturation venue, je pense comme Lénine — avant qu’il n’ait pris le pouvoir ! — : « Toutes les révolutions n’ont fait que renforcer l’État et la police ! » Donc il faut autre chose… Ce que j’appelle plus sobrement, changer de cap. Au lieu de viser à toujours plus de puissance collective, à toujours plus de croissance et de richesse, visons à la liberté, à une vie plus saine où l’on ne sera pas sans cesse pourchassé par le temps… Avec la nécessité, pour aller vite, d’utiliser plus de pétrole et plus de centrales nucléaires qui nous tueront tous. Il faut sortir de ce cercle. En sortir, ce n’est pas forcément aller prendre le pouvoir, là où d’ailleurs il n’existe presque plus, ou seulement de manière négative. Moi, je ne pousse personne à aller renverser Valéry Giscard d’Estaing ou Raymond Barre, pour mettre à la place Georges Marchais, François Mitterrand, ou n’importe qui d’autre. Car ceux-ci feront la même chose que ceux-là, tenus qu’ils sont par leurs promesses de se lancer dans les mêmes histoires de courbe de croissance, d’augmentation de niveau de vie… Comme si le club de Rome n’avait jamais existé, comme si les ressources de la terre étaient illimitées, comme s’il y avait de l’aluminium, du pétrole, de l’uranium pour mille ans !

Au fond, qu’est-ce que le progrès ?

C’est le progrès spirituel. L’idée du progrès matériel n’en est qu’une dérivation, qu’une sécularisation. Une déviation du christianisme. Tout comme l’idée de révolution n’est qu’une sécularisation de la conversion : seule une personne, à son plus intime, peut subir cette transformation totale. Or c’est bien une conversion qu’il s’agit d’opérer au cœur de la crise où nous sommes plongés. Pas moyen d’en sortir autrement. Notre génération ne recevra pas d’autre oracle que celui d’Isaïe à Séir. Souvenez-vous : « De Séir une voix crie au prophète : — Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? La sentinelle a répondu : Le matin vient et la nuit aussi. Si vous voulez interroger, interrogez ! Convertissez-vous et revenez. » Autrement dit : interrogez tant que vous voudrez ! Sij vous ne vous convertissez pas, vous pouvez toujours courir.

La sentinelle que vous êtes aujourd’hui, Denis de Rougemont, qu’attend-elle de l’avenir ?

Qu’attendre de l’avenir, sinon d’abord qu’il dure. Pour la première fois dans l’Histoire, cela dépend de nous. Nous en avons la liberté, donc la responsabilité…

J’ai confiance cependant. Ce n’est pas de l’optimisme. Non, je suis comme Martin Luther : même si j’apprenais que la fin du monde est pour demain, je planterai quand même un petit pommier ! C’est une sorte de vitalité, de foi, de confiance profondes sans laquelle on ne peut agir.