André Gide, Retour de▶ ◀l’▶URSS (décembre 1936)aa
Quel que soit ◀le▶ domaine qu’il aborde, ◀la▶ merveilleuse précision ◀de▶ son vocabulaire sauvera Gide du journalisme. Car ce n’est pas ◀l’▶actualité toute passagère ◀de▶ son objet qui fait ◀la▶ faiblesse ◀d’▶un ouvrage, mais bien ◀l’▶insuffisance ou ◀le▶ mensonge ◀d’▶une langue — celle du reporter par exemple — inapte à traduire ◀le▶ concret, ◀le▶ particulier ◀de▶ cet objet, je veux dire son message unique et par là même généralement humain. Gide retrouve ◀la▶ manière classique ◀d’▶humaniser ◀l’▶anecdote, ◀l’▶aperçu. C’est qu’il ne cherche pas ◀le▶ pittoresque, ni ◀le▶ sentiment pour lui-même, mais ◀l’▶enseignement objectif, au sens goethéen ◀de▶ ce terme. Ce n’est pas là, je crois, sa pente naturelle ; plutôt ◀l’▶effet ◀d’▶une permanente correction que par scrupule humain, et par prudence aussi, il oppose à ses entraînements.
◀L’▶âge venant, je me sens moins ◀de▶ curiosité pour ◀les▶ paysages, beaucoup moins, et si beaux qu’ils soient ; mais de plus en plus pour ◀les▶ hommes. Voilà bien ◀la▶ vision classique : « Cessons ◀de▶ regarder ◀les▶ maisons : ce qui m’intéresse ici, c’est ◀la▶ foule. » Je me souviens alors ◀de▶ Goethe à Venise : « Je ne suis encore entré dans aucun bâtiment, excepté Saint-Marc. Il y a ◀de▶ quoi faire au-dehors, et ◀la▶ foule m’intéresse infiniment… » Goethe poursuit : « Aujourd’hui je me suis longuement attardé au marché ; j’ai observé ◀les▶ gens, comment ils marchandaient et achetaient avec une convoitise, une attention et une astuce inexprimables…63 »
Mais voici Gide ◀de▶ son côté, observant ◀les▶ acheteurs et ◀l’▶étalage du bazar ◀de▶ Moscou : « ◀Les▶ marchandises sont, à bien peu près, rebutantes. On pourrait croire, même, que, pour modérer ◀les▶ appétits, étoffes, objets, etc., se fassent inattrayants au possible, de sorte qu’on achèterait par grand besoin, mais non jamais par gourmandise. » (Il est plaisant ◀de▶ rapprocher Goethe et Gide ; mais comparez aussi, Venise et Moscou — 1786 et 1936 —, et ces deux peuples : ◀la▶ convoitise et ◀l’▶astuce attentive ◀de▶ l’un, ◀la▶ résignation ◀de▶ l’autre… Nathanaël, gourmand, aurait choisi Venise, en dépit du progrès historique.)
Pour qui lirait, sans bien connaître Gide, ◀l’▶avant-propos ◀de▶ son petit livre et cette espèce ◀de▶ happy end que figure le dernier paragraphe, il paraîtrait qu’il s’agit là ◀d’▶une description un peu plus qu’amicale du régime ◀de▶ ◀l’▶URSS, ◀d’▶une fervente autocritique, voire ◀d’▶un éloge adroitement pimenté ◀de▶ réserves. Préface : « ◀Les▶ réalisations ◀de▶ ◀l’▶URSS sont ◀le▶ plus souvent admirables. » Épilogue : « ◀L’▶URSS n’a pas fini ◀de▶ nous instruire et ◀de▶ nous étonner. »
Précautions, je sais bien. Mais ici, sont-elles efficaces ? Empêcheront-elles personne, à droite, ◀d’▶abuser des textes ◀les▶ plus clairs, ni personne, du côté stalinien, ◀de▶ crier au trotskiste, au bourgeois ? (Si toutefois c’est encore une injure…) Pour moi, elles me donneraient envie ◀de▶ simplifier ◀le▶ contenu réel du texte en deux petites phrases : l’une prononcée par Gide au début ◀de▶ son voyage, l’autre écrite au retour en France. Point ◀de▶ départ : « ◀Le▶ sort ◀de▶ ◀la▶ culture est lié dans nos esprits au destin même ◀de▶ ◀l’▶URSS » (discours aux obsèques ◀de▶ Gorki). Point ◀d’▶arrivée : « Rien, plus que cet état d’esprit (◀de▶ ◀la▶ même URSS) ne met en péril ◀la▶ culture. »
Naturellement, c’est plus complexe que cela. Mais c’est aussi plus clair que ◀la▶ préface et ◀l’▶épilogue ne ◀le▶ donneraient à penser. Parlons net : il s’agit ici ◀d’▶un dégonflage impitoyable ◀de▶ ce qu’il faut bien appeler ◀le▶ bluff stalinien ; et je ne dis pas du tout : ◀d’▶une critique ◀de▶ ce qu’il y a ◀de▶ profond dans ◀le▶ marxisme, mais ◀d’▶une dénonciation des slogans ◀d’▶exportation qui ont fait, et font encore, ◀les▶ trois-quarts du succès ◀de▶ ◀l’▶URSS auprès des intellectuels français.
Liberté en URSS ? « Je doute qu’en aucun autre pays aujourd’hui, fût-ce dans ◀l’▶Allemagne de Hitler, ◀l’▶esprit soit moins libre, plus courbé, craintif (terrorisé), plus vassalisé. » — Dictature du prolétariat ? « Nous sommes loin de compte. Oui, dictature, évidemment ; mais celle ◀d’▶un homme, non plus celle des prolétaires unis, des Soviets. » — Internationalisme ? « ◀L’▶important, ici, c’est ◀de▶ persuader aux gens qu’on est moins heureux qu’eux partout ailleurs. ◀L’▶on n’y peut arriver qu’en empêchant soigneusement toute communication avec ◀le▶ dehors… On sourit avec scepticisme, lorsque je dis que Paris a, lui aussi, son métro. » — Égalité, société sans classes ? « Comment n’être pas choqué par ◀le▶ mépris, ou tout au moins ◀l’▶indifférence, que ceux qui sont et qui se sentent du “bon côté”, marquent à l’égard des “inférieurs”, des domestiques, des manœuvres, des hommes et femmes “◀de▶ journée”, et j’allais dire : des pauvres. Il n’y a plus ◀de▶ classes en URSS, c’est entendu. Mais il y a des pauvres. Il y en a trop, beaucoup trop. » — Suppression ◀de▶ ◀la▶ propriété privée ? « Avec ◀la▶ restauration ◀de▶ ◀la▶ famille (en tant que « cellule sociale »), ◀de▶ ◀l’▶héritage, et du legs64, ◀le▶ goût du lucre, ◀de▶ ◀la▶ possession particulière, reprennent ◀le▶ pas sur ◀le▶ besoin ◀de▶ camaraderie, ◀de▶ partage et ◀de▶ vie commune. » On ricanait quand Berdiaev prophétisait ◀l’▶apparition prochaine, en URSS, ◀d’▶une mentalité petite-bourgeoise. Mais Gide : « Je crains que ne se reforme bientôt une nouvelle sorte ◀de▶ bourgeoisie ouvrière satisfaite…, trop comparable à ◀la▶ petite bourgeoisie ◀de▶ chez nous. J’en vois partout ◀les▶ symptômes annonciateurs. » — On pourrait allonger ◀la▶ liste65.
Mais en voilà assez, ◀la▶ cause est jugée, dira-t-on. Voire ! Gide reproche à ◀la▶ fameuse autocritique soviétique ◀de▶ ne consister « qu’à se demander si ceci ou cela est dans ◀la▶ ligne ou ne ◀l’▶est pas. Ce n’est pas elle, ◀la▶ ligne, que ◀l’▶on discute. Ce que ◀l’▶on discute, c’est ◀de▶ savoir si telle œuvre, tel geste ou telle théorie est conforme à cette ligne sacrée. Et malheur à qui chercherait à pousser plus loin ! » Je demande alors si Gide pratique cette espèce-là ◀d’▶autocritique, — ou s’il entend pousser plus loin ?
Si Gide reste marxiste en devenant antistalinien, il se met dans une situation qu’on ne peut comparer qu’à celle du chrétien anticlérical. Seulement, ◀la▶ dissociation ◀de▶ ◀la▶ foi et des œuvres ◀de▶ ◀l’▶Église est relativement aisée pour un esprit qui reconnaît ◀la▶ transcendance ◀de▶ Dieu, seul auteur ◀de▶ ◀la▶ foi. Tandis que dissocier ◀la▶ doctrine ◀de▶ Marx ◀de▶ ses applications historiques, c’est en définitive critiquer ◀le▶ marxisme lui-même. En effet, dès lors qu’une doctrine se veut purement humaine, et historiquement valable, elle est comptable ◀de▶ ses déviations humaines et historiques. Elle est jugée par ces déviations. Elle est jugée par ce que ◀les▶ hommes en ont fait, et par ◀la▶ réussite ou bien ◀l’▶échec ◀de▶ ses prévisions pratiques. Gide ◀le▶ sent-il ? « D’autres plus compétents que moi diront si ce changement ◀d’▶orientation [◀le▶ stalinisme par rapport au marxisme] n’est peut-être qu’apparent, et si ce qui nous apparaît comme une dérogation n’est pas une conséquence fatale ◀de▶ certaines dispositions antérieures. » Phrase équivoque, malheureusement. ◀Le▶ stalinien ◀l’▶entendra comme une excuse : ◀le▶ changement n’est qu’apparent, ◀la▶ ligne sauvée. Mais cela peut signifier aussi : ◀le▶ mal qui apparaît maintenant était en germe dès ◀le▶ principe. (Ce que nous écrivions ici ◀le▶ mois dernier.)
C’est ici tout ◀le▶ problème que pose ce livre, et qu’il laisse encore en suspens. ◀Les▶ staliniens auront beau jeu : ils traiteront Gide ◀de▶ bourgeois libéral, ◀de▶ monsieur susceptible et réactionnaire. Si ◀l’▶on accepte vraiment ◀le▶ marxisme, pourquoi s’indigner ◀d’▶une tactique qui paraît seule capable ◀de▶ ◀l’▶imposer ? Ce n’est pas là toucher ◀le▶ fond réel ◀de▶ ◀la▶ situation historique. Et ◀la▶ droite, si elle était honnête, serait encore plus gênée que ◀la▶ gauche par ce portrait ◀de▶ ◀l’▶URSS fascisée et embourgeoisée.
Mais nous, personnalistes, que dirons-nous ?
◀Le▶ livre s’ouvre par une fable. ◀L’▶enfant Démophon est soigné par Déméter, déguisée en nourrice. Elle veut en faire un dieu, et pour cela ◀le▶ couche chaque soir sur un lit ◀de▶ braises. « Il supporte ◀l’▶ardeur des charbons, et cette épreuve ◀le▶ fortifie. » Mais ◀la▶ mère, Métaneire, fait irruption. « Elle repoussa ◀la▶ déesse et tout ◀le▶ surhumain qui se forgeait, écarta ◀les▶ braises et, pour sauver ◀l’▶enfant, perdit ◀le▶ dieu. » ◀La▶ légende est belle. C’est une légende… Elle traduit à mes yeux ce fait ◀d’▶expérience : toute tentative ◀de▶ déification (ici, ◀la▶ création ◀d’▶un « homme nouveau ») se termine par ◀d’▶horribles brûlures — ou par ◀l’▶intervention ◀de▶ Staline-Métaneire. Pourquoi Gide continue-t-il à croire qu’en d’autres circonstances, ◀l’▶expérience marxiste eût réussi ? Sa croyance est ◀d’▶ordre mystique, contredite par ◀les▶ faits connus. C’est une espèce ◀d’▶acte ◀de▶ foi. Ou mieux : un négatif ◀de▶ ◀l’▶acte ◀de▶ foi chrétien. Si ◀l’▶enfant se brûle, ou si Staline ne peut ◀le▶ sauver qu’au prix de ◀la▶ vie du Dieu qui est en lui, c’est que ◀l’▶homme est pécheur, et ne peut pas outrepasser ◀les▶ limites ◀de▶ sa condition. Qui veut faire ◀l’▶ange — ◀l’▶Homme nouveau — appelle ◀la▶ bête, ◀le▶ dictateur. Gide voudrait ne pas croire au péché. Mais moi, je ne crois pas aux dieux.
Pour nous, ◀la▶ révolution ne créera pas un homme nouveau ou un surhomme, mais un ordre nouveau à hauteur ◀d’▶homme. Voilà ◀le▶ point ◀de▶ notre différend. Nous n’y insisterons jamais assez.
Mais il faut dire aussi ◀la▶ joie que nous éprouvons à voir Gide, en dépit de tout, et avec tant de courage malgré tant de prudences, persévérer dans une volonté révolutionnaire dont ◀le▶ marxisme s’est détourné parce qu’il a fait erreur sur ◀l’▶homme. ◀La▶ phrase finale ◀de▶ ce livre sur ◀l’▶URSS, c’est à ◀l’▶auteur que nous ◀l’▶appliquerons : c’est lui, c’est Gide « qui n’a pas fini ◀de▶ nous instruire et ◀de▶ nous étonner ».