C’est jeune (10 avril 1937)l
L’ironie est parfois la meilleure des prudences. C’est la conclusion que▶ je tire d’un article de M. Vandérem (dans Candide) où la critique des critiques actuels ◀que▶ j’avais esquissée, ici même, se trouve citée et commentée, et sans doute approuvée in petto… Mais M. Vandérem est réaliste : il trouve ◀que▶ j’en prends à mon aise et ◀que▶ je néglige un peu cavalièrement les contingences.
Si j’étais plus avancé dans la vie — écrit-il —, je me rendrais compte de tous les aléas ◀que▶ représenteraient pour la critique un chambardement de ce genre. Ce serait toute une série de notions à acquérir, d’opinions à se former, de classements à établir, bref une réinstallation complète demandant des mois.
On ne saurait mieux dire ◀que▶ le mal est aussi grave ◀que▶ je l’indiquais.
Et si l’on en doutait encore, c’est M. Fernandez qui me fournirait le plus savoureux argument. Dans sa chronique littéraire de Marianne, il reprochait tout récemment à l’un de nos bons écrivains, M. Arnoux, de n’avoir pas su s’imposer « avec assez de force au public ». Car, précisait-il, « on sait ◀que▶ la force, en ces matières, cela veut dire surtout la chance et la tactique, il me semble ◀que▶ le talent de M. Amoux est supérieur à sa tactique ». Faut-il être jeune, tout de même, et peu avancé dans la vie, pour s’ébahir, comme je le fais, d’une… « constatation » de cet ordre ! Comprenez-vous ce ◀qu’▶elle suppose, ce ◀qu’▶elle avoue sereinement, ce ◀qu’▶elle déclare avec tant de naturel ? Sentez-vous, à la lire, quelque chose qui s’agite en vous, entre le rire, l’inquiétude, et le dégoût ? Partagez-vous ma naïveté ? Et M. Fernandez, ◀qu’▶en pensait-il, écrivant cela ?
Dans quelle illusion ai-je vécu ? Ce n’est rien d’écrire, de faire une œuvre, de croire ◀qu’▶on a quelque chose à dire ; le but de l’écrivain, c’est de s’imposer avec force au Public. Et cela demande de la tactique ! Je le vois bien. Je supplie donc ◀qu’▶on m’explique la tactique. En quoi cela peut-il consister ? Aucune idée. L’angoisse m’étreint. Je suis comme un enfant devant le mystère de « la vie… ».
Profitant de mon innocence, ◀que▶ j’espère d’ailleurs provisoire, — je vieillirai — je voudrais dire ceci à M. Vandérem : la « réinstallation complète » dont nous parlions ne demandera pas seulement des mois, ni même des années ou des siècles, mais quelque chose de beaucoup plus dangereux et difficile ◀que▶ l’avancement dans la vie : quelque chose ◀que nous autres appelons, dans ce journal, une révolution.
Quand les clercs en sont arrivés — et l’élite — à subordonner leur mission à la « tactique » du succès commercial, c’est le moment de fourrer les pieds dans le plat et d’éclabousser les convives. Nous ferons notre pain nous-mêmes.