Vues sur le▶ national-socialisme (1er juin 1938)f
◀Les▶ notes qui suivent sont extraites d’un « journal » tenu en 1935 et 1936 par ◀l’▶auteur, alors chargé de cours dans une Université allemande de ◀l’▶Ouest. On a choisi parmi ces observations celles qui paraissent garder leur signification et leur actualité après deux ans.
I. — À quoi pensent…
◀Les▶ bourgeois. — J’arrivais de Paris persuadé que ◀l’▶hitlérisme est un mouvement « de droite », une dernière tentative pour sauver ◀le▶ capitalisme et ◀les▶ privilèges bourgeois, comme disent ◀les▶ socialistes, ou encore : un rempart contre ◀le▶ bolchévisme, comme disent ◀les▶ réactionnaires.
Je vois beaucoup de bourgeois : professeurs, médecins, commerçants, industriels, avocats, employés, rentiers plus ou moins ruinés : il me faut bien reconnaître qu’ils sont tous contre ◀le▶ régime. C’est un bolchévisme déguisé, répètent-ils. Drôle de « rempart ». Ils se plaignent de ce que toutes ◀les▶ réformes soient en faveur des ouvriers et des paysans ; et que ◀les▶ impôts prennent ◀les▶ proportions d’une confiscation de capital ; et que ◀la▶ vie de famille soit détruite, ◀l’▶autorité des parents sapée, ◀la▶ religion dénaturée, éliminée de ◀l’▶éducation, persécutée par mille moyens sournois, méthodiquement.
Mais si je ◀les▶ interroge sur leurs projets de résistance, ils se dérobent. Je parviens à leur faire avouer que ◀le▶ bolchévisme brun est tout de même, à leurs yeux, moins affreux que ◀le▶ rouge. Il n’y a pas eu de massacres. Tout se passe d’une manière progressive et ordonnée : bientôt ils n’auront plus de fortune, mais ils conserveront pour la plupart leurs titres et leurs fonctions, sous des maîtres nouveaux. (◀Le▶ gouverneur de ◀la▶ province est un ancien employé de postes, ventripotent et qu’on juge très vulgaire.)
Partout, ◀la▶ même crainte paralyse en germe tout essai de résister : si ce n’étaient pas ◀les▶ bruns qui avaient ◀le▶ pouvoir, ce seraient ◀les▶ rouges. Ils n’imaginent pas d’autre alternative. De fait, ces « possédants » n’ont jamais gouverné. Et ils n’ont jamais cru au régime de Weimar. Il n’y a sans doute pas, en Europe, de classe plus indifférente à ◀la▶ vie politique, plus passive vis-à-vis de ◀l’▶État, plus lâche devant ◀le▶ fait accompli — et toujours accompli par d’autres, forcément — plus dénuée d’esprit civique, pour tout dire.
Par un curieux paradoxe, c’est ◀le▶ régime national-socialiste qui est en train de leur faire découvrir ◀le▶ fait social et ◀les▶ problèmes qu’il pose. D’une part, ◀la▶ force et ◀la▶ rapidité de ◀l’▶ascension hitlérienne ont été ◀l’▶expression directe d’une carence du sens civique, loi générale qui se vérifie dans tout pays totalitaire. D’autre part, ◀le▶ régime nouveau a pris à tâche d’éduquer tout ce monde : d’où ◀le▶ didactisme pesant des innombrables discours politiques et des leaders de ◀la▶ presse mise au pas.
Certes, ◀les▶ Allemands ont toujours eu ◀le▶ sens du groupe, et ◀l’▶on est trop souvent tenté d’expliquer ◀le▶ national-socialisme par ce besoin de marcher ensemble, de chanter ensemble, de boire et de penser ensemble. En réalité, ce phénomène est aussi vieux que ◀les▶ Allemagnes ; il ne peut donc rien expliquer de ce qui s’y passe de tout nouveau. Un régime totalitaire n’exprime point tant ◀l’▶âme collective d’un peuple que ◀le▶ besoin de porter remède à ses carences profondes, et de ◀les▶ compenser. Hitler est en train d’opérer un dressage du peuple allemand (comme Staline, un dressage du russe), dressage dont ◀les▶ buts n’ont rien de traditionnel, bien au contraire. Tous ◀les▶ efforts de ◀la▶ propagande pour restaurer je ne sais quel hypothétique et préhistorique germanisme sont destinés — plus ou moins consciemment — à masquer ◀le▶ caractère antiallemand des méthodes qu’on applique en fait. Méthodes prussiennes, disent ◀les▶ Allemands du Sud ; méthodes slaves, grognent ◀les▶ Prussiens. Méthodes jacobines, à mon sens3. Car ce qu’il s’agit d’inculquer à cette inerte bourgeoisie, ce n’est pas ◀le▶ sens du groupe qu’elle avait, mais ◀le▶ sens de ◀l’▶État, qu’elle n’a pas. ◀Le▶ sens de ◀l’▶unité allemande, de ◀la▶ prépondérance de ◀l’▶intérêt allemand sur ◀les▶ intérêts de classe, et sur tout intérêt privé.
Voilà ◀la▶ grande révolution, dans un pays ou ◀la▶ vie intérieure d’une part, et ◀la▶ séparation des classes de l’autre, étaient ◀les▶ vrais fondements des mœurs.
Seulement, il y a cette différence profonde entre ◀le▶ jacobinisme et ◀le▶ national-socialisme : c’est que le premier parlait des droits du citoyen, tandis que le second ne parle que de ses devoirs.
Serais-je déjà contaminé par ◀l’▶optimisme de commande en ce pays ? Je me dis parfois que si ◀l’▶on parvient à éviter de nouveaux conflits armés, il se peut que ◀l’▶hitlérisme apparaisse aux yeux des historiens futurs, comme une école civique élémentaire qui aura donné au peuple allemand ce qui lui manquait pour désirer ◀la▶ vraie démocratie. Et pour réaliser ses premières conditions, qui sont ◀le▶ sens vulgarisé de ◀l’▶État et ◀le▶ sens du service social.
Staline proclame une religion du travail, et ◀les▶ Russes sont ◀les▶ plus paresseux des hommes ; Mussolini une religion de ◀l’▶Empire, et c’est à peine si ◀les▶ Italiens avaient jamais été une nation ; Hitler une religion de ◀l’▶État, et ◀les▶ Allemands ◀l’▶apprennent péniblement, avec un pédantisme pathétique… N’allons pas faire, nous, une religion de ◀la▶ Liberté ! Ce serait ◀le▶ signe que nous en perdons ◀le▶ goût et ◀l’▶usage naturel, spontané.
Un petit industriel. — Avant 1933, sa vie était impossible : grèves, menaces de mort de la part des extrémistes, discussions épuisantes avec ◀le▶ syndicat, trésorerie en délire. C’était ◀la▶ « liberté ». Maintenant, plus rien n’est libre, mais tout marche. Plus de discussions. ◀Le▶ « Führer d’entreprise » n’a pas ◀le▶ droit de renvoyer ses ouvriers, mais ceux-ci n’ont pas ◀le▶ droit de se mettre en grève. ◀La▶ paix sociale a été obtenue par ◀la▶ fixation des devoirs réciproques à un niveau de justice fort médiocre, mais stable. — En somme, vous êtes content ? Il sourit, hausse un peu ◀les▶ épaules, fait oui de ◀la▶ tête. Demain, il doit partir pour un Schulungslager (camp d’éducation sociale). Ça ne ◀l’▶enchante pas.
Je ◀le▶ revois trois semaines plus tard.
— Ce camp ?
— Eh bien voilà : nous étions dans une grande maison, logeant deux par deux dans des chambres confortables. J’avais pour compagnon un ouvrier de mon usine. On apprend à se connaître en partageant ◀la▶ même chambre. Nous suivions des cours de politique et d’économie. Nous chantions ensemble. On nous interrogeait. La plupart des soirées libres, nous ◀les▶ passions en commun, à ◀l’▶auberge du village…
Je ◀le▶ sens tout rajeuni : il est retourné à ◀l’▶école ; et tout délivré : ces ouvriers sont au fond des braves types, on peut leur parler sans relever ◀le▶ menton…
Un « opposant ». — Je me promène avec un de mes étudiants. Il est déjà doktor phil., et il voudrait se perfectionner en français, en attendant une situation. Il craint d’ailleurs de n’en point trouver, n’étant pas du Parti. Il a fait beaucoup de psychanalyse : « Cela m’avait même complètement démoli, un temps. On ne peut plus croire à rien. » Maintenant il est disciple de Nicolaï Hartmann : ◀la▶ volonté, ◀le▶ réel, ◀l’▶orgueil de ◀l’▶homme… ◀Le▶ régime ◀le▶ dégoûte et ◀le▶ repousse. C’est ◀la▶ dictature des butors et des imbéciles. Je lui pose ma question habituelle : Que comptez-vous faire contre ces gens, contre cet état de choses ? — On ne peut rien faire. Et en tout cas, je suis déjà trop vieux. — Trop vieux, vous ? Quel âge avez-vous ? — 27 ans. Mais ◀le▶ Führer ◀l’▶a bien dit, l’autre jour : ◀les▶ hommes qui avaient plus de vingt ans en 1933 ne comprendront jamais ◀les▶ temps nouveaux.
Il prépare pour ◀le▶ séminaire un travail sur Barrès : « ◀la▶ terre et ◀les▶ morts », c’est à peu près ◀le▶ Blut und Boden (sang et sol) des nazis. Comme il aime Barrès, cela ◀le▶ rassure. C’est une voie d’approche, un compromis avec ◀le▶ régime détesté.
(Note de 1938 : cet étudiant vient d’entrer dans ◀le▶ Parti.)
Parents et enfants. — Déjeuner chez un avocat. Madame se plaint : « Il n’y a plus de vie de famille possible, avec ce système. Tous ◀les▶ soirs, deux de mes enfants sur trois sont pris par ◀le▶ Parti. Ma fille aînée a 18 ans. Elle est Führerin d’un groupe de jeunes filles qu’elle doit commander deux fois par semaine : gymnastique et culture politique. De plus, elle a ◀la▶ charge de trouver des places pour ses subordonnées, de s’occuper des secours à donner aux plus pauvres, de ◀les▶ visiter quand elles sont malades (c’est un contrôle), et même, c’est arrivé une ou deux fois, de régler des questions très délicates, enfants naturels, etc., vous me comprenez. Vous imaginez qu’avec cela, nous ne ◀la▶ voyons plus guère. Et comment voulez-vous que ◀les▶ parents gardent leur autorité ? ◀Le▶ Parti passe avant tout. Si nous voulions empêcher notre fils, qui a 15 ans, de sortir un soir qu’il est un peu malade, par exemple, nous risquerions une mauvaise histoire avec ◀les▶ autorités du Parti. Nous ne sommes que des civils pour nos enfants. Eux, ils se sentent des militaires. »
Plainte vingt fois entendue. ◀Les▶ enfants sont ravis, naturellement. Ils se sentent libres. Car ◀la▶ liberté, pour un adolescent, c’est tout ce qui ne dépend pas de ◀la▶ famille, fut-ce ◀la▶ plus dure discipline, pourvu qu’elle soit extérieure au foyer.
Je ne dirai plus que ◀le▶ « fascisme » tue ◀l’▶esprit d’initiative. C’est ◀le▶ contraire. Comparez ◀la▶ jeune Führerin à une jeune fille du même âge, chez nous ! Mais ◀l’▶initiative qu’on exige, c’est celle qui sert ◀l’▶État et qui est prévue par lui ; c’est celle que ◀la▶ tactique moderne exige du soldat dans ◀le▶ terrain. Contraindre, ce serait peu. Mais s’emparer de ◀la▶ liberté même des jeunes, voilà ◀le▶ totalitarisme.
Un communiste. — Dans sa petite cuisine, où nous sommes attablés, depuis deux heures il me raconte ses bagarres avec ◀les▶ nazis, avant 1933, quand il était en feldgrau (◀l’▶uniforme des communistes) et ◀les▶ autres en brun. C’est un dur. Chômeur depuis sept ans. Ancien chef d’une Kameradschaft (compagnie de miliciens rouges). Irréductible, il me ◀l’▶affirme solennellement. Mais lui aussi se sent trop vieux pour continuer ◀la▶ lutte, il a 50 ans. Se bagarrer encore ? Ils ne sont pas comme ça, ◀les▶ ouvriers allemands. « Vous autres Français, me dit-il, vous ne rêvez que révolutions et émeutes. Vous ne savez pas ce que c’est. Nous en avons eu assez chez nous. Maintenant nous voulons du travail et notre tasse de café au lait ◀le▶ matin. Qu’on nous donne ça, Hitler ou un autre, ça suffira. ◀La▶ politique n’intéresse pas ◀les▶ ouvriers quand ils ont de quoi manger et travailler. Hitler ? Il n’a qu’à appliquer son programme, maintenant qu’il a gagné. C’était presque ◀le▶ même programme que le nôtre ! Mais il a été plus malin, il a rassuré ◀les▶ bourgeois en n’attaquant pas tout de suite ◀la▶ religion… » Tout d’un coup il se lève de son tabouret et avec un grand geste, ◀le▶ doigt pointé en ◀l’▶air : « Je vais vous dire une chose : si tous ◀l’▶abandonnent, tous ces gros cochons qui sont autour de lui (et il nomme ◀les▶ principaux chefs du régime) eh bien moi ! (il se frappe ◀la▶ poitrine) moi je me ferai tuer pour lui ! » Et il répète : « Lui au moins, c’est un homme sincère, et c’est ◀le▶ seul… »
II. — ◀Le▶ fait central
J’en étais là de mes étonnements. Je collectionnais des observations de détail et des interprétations théoriques, vraies et vraisemblables une à une, mais dont ◀l’▶ensemble me laissait une impression assez confuse. Capitalisme et socialisme, bellicisme et passivité, esprit spartiate et goût du confort, jeunesse cynique et vieux bateaux réactionnaires, bourgeois inquiets, opposants complices. Et seuls mes amis juifs me donnaient du régime une interprétation étonnamment conforme aux préjugés français-moyen, comme s’ils ne sentaient rien de ce qui se vivait autour d’eux, comme s’ils ne sentaient pas ce je ne sais quoi dans ◀l’▶atmosphère qui faisait que toutes ◀les▶ descriptions « objectives » de nos journalistes paraissaient, lues d’ici, décrire un monde factice, où nul Allemand ne pouvait reconnaître ni ses souffrances secrètes ni son espoir. « Il doit y avoir une clé », écrivais-je à ce moment.
C’est alors que se produisit ◀le▶ coup d’audace du 7 mars, ◀l’▶occupation de ◀la▶ Rhénanie par ◀la▶ Reichswehr. Deux jours plus tard, des affiches rouges annonçaient pour ◀le▶ surlendemain : « ◀Le▶ Führer parle ! » On plantait des mâts sur ◀les▶ places. On installait des haut-parleurs tous ◀les▶ cent mètres le long des avenues. Et ◀le▶ tambour se mit à battre — deux coups lents, trois coups rapprochés — on ◀l’▶entendait encore au milieu de ◀la▶ nuit.
Je reprends mes notes du 11 mars 1936.
Une cérémonie sacrée. — Trois heures de ◀l’▶après-midi, dans un café près de ◀l’▶Opéra. Je dis à mon compagnon, ◀le▶ dramaturge allemand L. :
— Vous y croyez, vous, à ◀l’▶âme collective ? Est-ce que ce n’est pas une formule grandiloquente pour désigner ◀l’▶absence d’âme personnelle chez ◀les▶ individus charriés par ◀les▶ mouvements mécaniques d’une foule ?
— Allez écouter ◀le▶ Führer, nous en reparlerons demain. Seulement allez-y tout de suite, car ◀les▶ portes s’ouvrent à 5 heures.
— Mais il n’est annoncé que pour 9 heures.
— Venez voir !
Du seuil du café, ◀l’▶on aperçoit toute ◀la▶ place de ◀l’▶Opéra. Des milliers de SA et de SS y sont déjà rangés, immobiles. ◀Le▶ Führer viendra au balcon à 11 heures. D’ici là, ces hommes ne bougeront pas.
Je me perds dans des labyrinthes de barrages jusqu’aux abords de ◀la▶ Festhalle — tout un peuple campe alentour, depuis ◀le▶ matin — et je ne puis franchir ◀les▶ portes qu’à 5 heures 10. Comment fait-on pour occuper en dix minutes 30 000 places assises ? Je me glisse dans des rangs compacts derrière ◀les▶ bancs. Je verrai très bien ◀la▶ tribune, qui se dresse au centre de ◀l’▶ovale, comme une tour carrée, tendue de rouge et violemment éclairée par des projecteurs convergents. Des masses brunes s’étagent jusqu’à la troisième galerie, ◀les▶ visages indistincts. Immense roulement de tambour, rarement interrompu par une fanfare. On attend, on se serre de plus en plus. Des formations du front de travail viennent occuper ◀les▶ couloirs, ◀la▶ pelle sur ◀l’▶épaule. ◀Les▶ affiches annonçaient un appel général du Parti, dans ◀les▶ 45 salles de ◀la▶ ville, pour ◀la▶ même heure. Avec tout ce que ◀les▶ trains spéciaux ont déversé depuis ◀la▶ veille dans cette cité de 700 000 habitants, et ◀les▶ autocars, et ◀l’▶afflux des campagnards venus à pied, il y aura un million d’auditeurs immédiats.
Quelques femmes s’évanouissent, on ◀les▶ emporte, et cela fait un peu de place pour respirer. Sept heures. Personne ne s’impatiente, ni ne parle. Huit heures. ◀Les▶ dignitaires du Reich apparaissent, annoncés par ◀les▶ clameurs de ◀l’▶extérieur. Goering, Blomberg, des généraux, salués par des heil joyeux. ◀Le▶ gouverneur de ◀la▶ province nasille des lieux communs, mal écouté. Je suis debout, malaxé et soutenu par ◀la▶ foule, depuis bientôt quatre fois soixante minutes. Est-ce que cela vaut ◀la▶ peine ?
Mais voici une rumeur de marée, des trompettes au-dehors. Toutes ◀les▶ lumières s’éteignent dans ◀la▶ salle, tandis que des flèches lumineuses s’allument sur ◀la▶ voûte, pointant vers une porte à ◀la▶ hauteur des premières galeries. Un coup de projecteur fait apparaître sur ◀le▶ seuil un petit homme en brun, tête nue, au sourire extatique. Quarante mille hommes, quarante mille bras se sont levés d’un coup. ◀L’▶homme avance très lentement, saluant d’un geste lent, épiscopal, sous un tonnerre assourdissant de heil rythmés. (Je n’entends bientôt plus que ◀les▶ cris rauques de mes voisins.) Pas à pas il s’avance, il accueille ◀l’▶hommage, le long de ◀la▶ passerelle qui mène à ◀la▶ tribune. Pendant six minutes, c’est très long. Personne ne peut remarquer que j’ai ◀les▶ mains dans mes poches : ils sont dressés, immobiles et hurlant en mesure, ◀les▶ yeux fixés sur ce point lumineux, sur ce visage au sourire extasié, et des larmes coulent sur ◀les▶ faces, dans ◀l’▶ombre.
Et soudain tout s’apaise. Il a étendu ◀le▶ bras énergiquement — ◀les▶ yeux au ciel — et ◀le▶ Horst Wessel Lied monte sourdement du parterre. « ◀Les▶ camarades que ◀le▶ Front rouge et ◀la▶ Réaction tuèrent — marchent en esprit dans nos rangs. »
J’ai compris.
Cela ne peut se comprendre que par une sorte particulière de frisson et de battement de cœur — cependant que ◀l’▶esprit demeure lucide. Ce que j’éprouve maintenant, c’est cela qu’on doit appeler ◀l’▶horreur sacrée.
Je me croyais à un meeting de masses, à quelque manifestation politique. Mais c’est leur culte qu’ils célèbrent ! Et c’est une liturgie qui se déroule, ◀la▶ grande cérémonie sacrale d’une religion dont je ne suis pas, et qui m’écrase et me repousse avec bien plus de puissance même physique, que tous ces corps horriblement tendus.
Je suis seul et ils sont tous ensemble.
III. — Une religion nouvelle
Si ◀l’▶on n’a pas senti cela, on ne comprendra jamais ◀la▶ raison simple des triomphes totalitaires.
Évidemment, il sera toujours possible d’invoquer ◀les▶ lois économiques, ◀les▶ forces relatives des partis et des classes avant 1933, ◀les▶ circonstances politiques de ◀l’▶Europe, ◀le▶ traité de Versailles, ◀la▶ décomposition des gauches, ◀le▶ double jeu du grand capital soutenant Hitler contre ◀les▶ marxistes et papen contre Hitler : tout cela est bel et bon, et fournit de ◀la▶ copie aux marxistes et aux libéraux. À ◀les▶ lire, on conçoit très bien comment ◀la▶ mécanique a joué en fait, et que c’était fatal, et que c’est très dangereux. Reste à savoir pourquoi cela s’est réalisé. Car on ne nous parle jamais que du comment. Et ◀les▶ « explications » qu’on nous fournit se réduisent en définitive à une reconstruction plus ou moins cohérente des phénomènes apparents, c’est-à-dire à une description. Et dès lors qu’il s’agit de phénomènes aussi complexes, on n’a pas de mal à faire « coller » cette description avec telle doctrine qu’on voudra : il suffit de choisir ses exemples. Mais ce qu’on laisse toujours échapper, c’est ◀le▶ principe d’actualisation des phénomènes, ou si j’ose dire : c’est ◀la▶ grâce efficace. ◀Les▶ choses ont tourné de telle sorte ; et ◀l’▶on explique au nom d’une doctrine convenablement réadaptée, qu’elles ne pouvaient tourner que de cette sorte. Voilà pourquoi votre fille est muette. ◀Les▶ mêmes théoriciens, en 1932, vous démontraient, ◀le▶ Capital en main, que ◀la▶ situation allemande conduisait droit au communisme. Ce qui m’effraye, c’est leur souplesse dans ◀l’▶erreur. Il a fallu si peu changer pour « expliquer » à ◀l’▶aide des mêmes schémas que ◀le▶ contraire se soit produit en fait… Dernière défense du capital, récitent sans se lasser ◀les▶ marxistes. Hystérie collective, disent ◀les▶ rationalistes. Tyrannie, disent ◀les▶ démocrates. Autant de mots vides ou de mensonges pour ◀les▶ fidèles du culte allemand. Il ne s’agit ici que de religion.
Ce n’est pas pour défendre ◀le▶ capitalisme que ◀les▶ mineurs de ◀la▶ Sarre ont voté leur rattachement au IIIe Reich. Ce n’est pas en parlant d’hystérie qu’on peut comprendre ◀le▶ phénomène fondamental de ◀la▶ reconstruction d’une communauté autour d’un sentiment « sacré ». Et ce n’est pas ◀la▶ soif d’une tyrannie, au sens politique et légal, qui a jeté ◀l’▶Autriche dans ◀les▶ bras du Führer. Mais c’est ◀l’▶attraction passionnée qu’exerce une religion naissante, si basse qu’elle soit, sur ◀les▶ masses décomposées par des siècles d’individualisme.
Dans une société où tous ◀les▶ liens originels sont dissous ; où ◀les▶ religions n’apparaissent plus au peuple et aux élites que sous ◀l’▶aspect de survivances sociales ; où ◀les▶ classes nées du développement économique rassemblent abstraitement des masses inorganiques, dont ◀les▶ individus n’ont en commun que ◀l’▶argent ou ◀le▶ défaut d’argent ; où ◀les▶ partis se multiplient et s’entredéchirent au hasard d’un jeu politique de surface ; où ◀les▶ élites parlent un langage que ◀les▶ masses sont en mesure d’entendre, mais non pas de comprendre ; où ◀l’▶État devient ◀le▶ seul représentant du bien commun, mais ne se manifeste plus que par ◀les▶ feuilles d’impôt, ◀l’▶armée et ◀la▶ police ; où tout principe d’union sociale et spirituelle, toute commune mesure a disparu, — il est fatal que se répande dans ◀les▶ masses et que s’installe au cœur de chaque individu une angoisse, — d’où naît un appel.
C’est à ce formidable appel des peuples vers un principe d’union, donc vers une religion, que ◀les▶ dictateurs ont su répondre. Tout ◀le▶ reste est littérature, bavardage de théoriciens, ou ce qui est pire, de « réalistes ».
◀L’▶auteur de cet article a reçu récemment d’Allemagne (janvier 1938) une lettre qui résume tout ceci. Elle est d’un jeune national-socialiste qui, ayant lu par hasard un de ses livres, entreprend de réfuter ◀les▶ critiques qui s’y trouvent formulées à ◀l’▶endroit du régime hitlérien. Il explique tout d’abord que ce régime est né de ◀la▶ pauvreté et du malheur de son pays, — ce qui est très juste. Et il ajoute :
Mais ◀la▶ pauvreté et ◀le▶ malheur ne peuvent expliquer que des phénomènes extérieurs. ◀La▶ raison profonde d’un mouvement comme le nôtre est irrationnelle. Nous voulions croire à quelque chose, nous voulions vivre pour quelque chose. Nous avons été reconnaissants à celui qui nous apportait cette possibilité de croire. ◀Le▶ christianisme, probablement par ◀la▶ faute de ses ministres, ne satisfaisait plus depuis bien longtemps au besoin de croire de ◀la▶ majorité du peuple. Nous voulons croire à ◀la▶ mission du peuple allemand. Nous voulons croire à ◀l’▶immortalité du peuple (un arbre dont nous ne sommes que ◀les▶ feuilles qui tombent à chaque génération) et peut-être réussirons-nous à y croire.
Ruine des croyances communes, carence du christianisme, appel irrationnel à de nouvelles raisons de vivre, volonté angoissée de croire à la première qui se présente — fût-elle aussi invraisemblable que « ◀l’▶immortalité » d’un peuple — on ne peut pas exprimer d’une manière plus précise et ramassée ◀la▶ nature proprement religieuse du phénomène totalitaire allemand. (Et cela vaut, avec des nuances, pour ◀l’▶Italie et ◀la▶ Russie.)
Mesurons maintenant ◀la▶ naïveté des libéraux qui tiennent fréquemment ce propos : « Tout n’est pas mal de ce qui se fait là-bas. Il y a bien des choses à y prendre. » Certes, Hitler a rétabli ◀l’▶ordre dans ◀la▶ rue. Il fait régner ◀la▶ paix sociale. Il y avait six millions de chômeurs en 1933, tandis qu’on manque de main-d’œuvre en 1938. ◀La▶ dignité de ◀la▶ nation est rétablie. ◀L’▶autorité est restaurée. « Et nous voici sauvés du communisme. » C’est ainsi que beaucoup de braves gens croient trouver un terrain d’entente avec ◀les▶ dictatures qu’ils condamnent en principe. C’est ainsi qu’ils apportent leur petite contribution, toute bénévole, à ◀l’▶effort de ◀la▶ propagande totalitaire dans nos pays. Ils ◀le▶ font sans malice, et au nom du bon sens. Ils me rappellent cette bonne vieille femme qui apportait pieusement son petit fagot au bûcher du supplice de Jean Huss : ce que voyant, ◀le▶ martyr prononça : O sancta simplicitas !
Oui, réellement, il faut une sainte simplicité pour croire encore qu’on puisse détacher telle ou telle mesure prise par ◀le▶ régime pour ◀l’▶admirer isolément, ou pour essayer de ◀l’▶imiter. C’est une belle ironie sur ◀le▶ libéralisme impénitent que cette manière libérale de « rendre justice » au totalitarisme. Comme si ◀le▶ mot totalitaire ne signifiait pas, justement, que tout se tient dans ce régime, et que rien ne peut en être détaché sous peine de perdre toute espèce de sens ! Croit-on que ◀l’▶ordre social qu’on admire en Allemagne puisse être obtenu à bas prix, par des méthodes plus ou moins « habiles », ou « rationnelles » ou « politiques » ? Ne voit-on pas que cet ordre est simplement ◀la▶ suppression brutale et militaire de toute expression libre des antagonismes qui chez nous sont encore ◀la▶ réalité même du social ? Que ◀la▶ paix est obtenue par ◀l’▶écrasement des faibles ? Que ◀l’▶unanimité des ouvriers résulte de ◀la▶ mise au pas des syndicats ? Que tout cela n’est devenu possible que par ◀le▶ fait d’une complicité quasi universelle et inconsciente, fût-ce de la part des opposants ? Que cette complicité elle-même procède d’une angoisse religieuse plus puissante que toutes ◀les▶ « raisons », que tous ◀les▶ « intérêts » du monde ? Et qu’enfin ce qui importe au dictateur, ce n’est pas telle mesure en soi, mais au contraire ◀le▶ sens qu’elle prend par rapport au mouvement total, à ◀la▶ religion de ◀la▶ nation, et au contenu de cette religion, ◀la▶ volonté collective de puissance ?
Devant cette volonté religieuse, toutes ◀les▶ résistances ont cédé. ◀L’▶internationale ouvrière s’est effondrée sans faire usage de ses armes. ◀Le▶ capital est en bonne voie d’étatisation sans douleur. Idéalisme et réalisme ont fait faillite. ◀Le▶ seul adversaire du régime demeure, en fait, ◀l’▶Église confessionnelle ; c’est-à-dire qu’à ◀la▶ religion de ◀la▶ nation et de ◀la▶ Race ne s’oppose plus que ◀la▶ foi proprement dite : contre-épreuve du diagnostic que ◀l’▶on vient d’esquisser.
IV. — Perspectives
À Berlin, ◀les▶ milieux qui se disent bien informés prophétisent ◀la▶ chute du régime pour ◀le▶ mois suivant, — depuis cinq ans. Or, chaque mois apporte, régulièrement, une extension précise des pouvoirs du Führer, une consolidation de son prestige. On ne voit aucune raison pour qu’Hitler tombe. Mais on ne voit pas beaucoup de raisons de douter que son régime ne conduise à ◀la▶ guerre.
Non pas que ◀les▶ chefs et ◀les▶ troupes veuillent ◀la▶ guerre ! ◀Les▶ hommes ne sont pas si méchants, ni même si bêtes. Mais ce qu’il faut voir, c’est que ◀la▶ volonté des hommes n’a jamais pesé si peu que dans ◀les▶ régimes totalitaires. Ce n’est pas ◀le▶ chef qui commande, et ce ne sont pas ◀les▶ désirs conscients et avoués qui sont puissants. Ce qui est puissant, ce qui commande tout, c’est ◀le▶ mécanisme de ◀la▶ dictature totalitaire, c’est ◀la▶ structure du régime.
Or, ◀la▶ structure de ◀l’▶État totalitaire — quelle que soit sa doctrine — c’est ◀l’▶état de guerre. Tout ce que ◀l’▶on fait là-bas se fait au nom de ◀l’▶union sacrée, morale de guerre ; et toutes ◀les▶ mesures d’oppression sont « joyeusement acceptées » pour peu que ◀l’▶union sacrée ◀les▶ légitime. Ils ont des canons, mais pas de beurre, dit-on en France d’un air malin. On oublie que ◀le▶ mot est de Goering lui-même. « Du beurre ou des canons », c’est un slogan de ◀la▶ propagande nazie, et qui déchaîne régulièrement ◀l’▶enthousiasme des foules allemandes — pour ◀les▶ canons. Ces foules peuvent très bien être composées de pacifistes. Cela n’a aucune importance. Car ce qui compte, c’est ◀la▶ Nation, et non pas ◀les▶ individus. Or ◀la▶ Nation, pratiquement c’est ◀l’▶État. Et cet État est né de ◀la▶ guerre ; il y prépare du simple fait que ses conditions d’existence sont celles d’une mobilisation ; il compte à chaque instant avec ◀l’▶éventualité d’une guerre, et il y puise sa force de cohésion. Quelle que soit donc ◀la▶ volonté consciente et avouée du Führer et du peuple, il n’y a pas de raison de penser que ◀l’▶aventure puisse bien finir.
Tout se ramène donc, pour nous, à un problème de force. Mais non pas de forces pour « gagner » ◀la▶ guerre : car toute guerre engagée avec ◀les▶ États totalitaires est une guerre perdue, quelle que soit son issue, pour ◀les▶ nations démocratiques. D’une guerre totale, telle que nous imposerait ◀l’▶Allemagne, ne peut sortir qu’un État totalitaire. Il s’agit donc d’empêcher cette guerre, de se montrer assez forts pour ◀l’▶empêcher, et de condamner ainsi ◀le▶ régime adverse à une autodestruction de ses énergies belliqueuses.
Or, se montrer fort, ce n’est pas s’armer jusqu’aux dents. Réagir au péril totalitaire par des plans de « réarmement », c’est introduire chez nous ◀le▶ Cheval de Troie. Car pour s’armer autant que ◀l’▶adversaire, il faudrait imposer au pays une discipline équivalente à celle qui régit ◀les▶ Allemands. À supposer que ◀l’▶on y réussisse, on se trouverait encore en arrière : de deux grands pays également surarmés, c’est celui qui dispose de ◀la▶ plus forte mystique qui doit fatalement triompher. Et en s’armant autant que ◀l’▶État totalitaire, ◀l’▶État démocratique perdrait ses meilleures forces morales ; sa « mystique » de ◀la▶ liberté.
Il n’y a de solution pratique que dans un vaste effort moral des grandes et des petites démocraties pour résoudre à leur manière propre ◀le▶ problème religieux (plus que social) qu’ont résolu, vaille que vaille, ◀les▶ dictateurs.
Refaire une commune mesure vivante. Restaurer ◀le▶ sens civique décadent. Retrouver une foi qui ne soit pas cette volonté anxieuse de croire à ◀la▶ Nation…
◀Le▶ seul problème pratique, sérieux, urgent et réellement fondamental, c’est celui que nous pose ◀l’▶angoisse des individus isolés, et ◀l’▶appel religieux qui naît de cette angoisse — même s’il est encore inconscient.
Toute ◀la▶ question est de savoir si nous saurons mettre à profit pour ◀le▶ résoudre ◀le▶ délai que nous accordent encore une situation matérielle supportable, et quelques restes de traditions civiques.