I
Journal (1935-1936)
Fin d’▶octobre 1935
Des amis se sont étonnés ◀de▶ me voir accepter ce poste, offert par ◀le▶ hasard ◀d’▶une rencontre, un beau soir ◀de▶ juillet aux Deux Magots. Je leur réponds qu’on ne m’a pas nommé dans ◀l’▶ignorance ◀de▶ mes opinions : c’est ce qui assure ici ma liberté. Mon premier livre dit assez mon amour ◀de▶ ◀l’▶Europe centrale ; et mon deuxième, ◀l’▶idée que je me fais des régimes totalitaires. Je ne sais si ◀l’▶on espère me convertir en m’offrant ◀d’▶en voir un ◀de▶ près. Quand cela serait, pourquoi me dérober ? S’ils sont dans ◀le▶ vrai, il est urgent ◀de▶ ◀le▶ dire, et ◀de▶ me dédire. Et s’ils se trompent, je saurai mieux pourquoi. ◀De▶ toute façon, vivre à ◀l’▶époque ◀d’▶Hitler, et n’aller point ◀l’▶entendre et voir, quand une nuit ◀de▶ chemin de fer y suffirait, c’est se priver ◀de▶ certains rudiments ◀de▶ toute compréhension ◀de▶ notre temps. Mais encore, ce serait peu que ◀le▶ voir ◀de▶ ses yeux. Il faudrait ◀le▶ voir comme à travers son peuple, par ◀les▶ yeux ◀de▶ ses sectateurs et par ◀les▶ yeux ◀de▶ ses victimes, tel qu’on ◀le▶ crée et tel qu’on ◀le▶ subit… J’ai donc accepté pour un an.
Et me voici depuis un mois bientôt dans cette ville ◀de▶ ◀l’▶Ouest, non loin du Rhin. Ancienne ville ◀d’▶Empire, vieille culture, richesse moderne, ◀de▶ ◀la▶ mauvaise époque. Je ◀la▶ connaissais un peu, par quelques brefs passages, un arrêt ◀de▶ deux jours « avant ◀le▶ régime ». Mais je suis arrivé persuadé que tout était changé, depuis janvier 1933, ◀de▶ ce que j’avais aimé dans ce pays. Cette idée m’a peut-être égaré, les premiers jours. Variante moderne ◀de▶ ◀l’▶illusion classique du voyageur. On passe ◀la▶ frontière ◀d’▶une ◀de▶ ces nations neuves : on s’imagine que tout, êtres et choses, va nous montrer des marques ◀de▶ ◀la▶ révolution. Et certes, en ce petit matin ◀de▶ gare, à Saarbrücken, c’est ◀le▶ « Heil’ler » tout machinal (◀le▶ Heil Hitler déjà rodé) des ouvriers entrant dans ◀la▶ buvette qui m’a frappé (huit mois à peine qu’ils sont Allemands du IIIe Reich !). Puis deux ou trois incidents que je vais dire, et ces intérieurs entrevus en cherchant un appartement. Mais au cours des semaines suivantes, il m’a semblé que ◀la▶ révolution redevenait à peu près invisible. ◀Le▶ phénomène est d’ailleurs bien connu : c’est aux premiers contacts que ◀l’▶on perçoit ◀le▶ mieux ◀l’▶étrangeté ◀d’▶un pays étranger ; tout de suite après, par contrecoup, ◀l’▶on devient sensible aux ressemblances. Ainsi j’ai retrouvé ma vieille Germanie dans ◀les▶ cafés, dans ◀la▶ ville médiévale, dans ◀l’▶odeur douce des magasins ◀de▶ tabac, dans ◀la▶ tristesse des ciels pesants sur ◀les▶ rues grises et trop bien astiquées.
Méthode : Se garder ◀d’▶attribuer au national-socialisme tous ◀les▶ traits caractéristiques ◀de▶ ◀la▶ vie allemande ◀d’▶aujourd’hui. C’est ◀l’▶erreur habituelle des reporters qui ont mal ou point connu ◀l’▶Allemagne ancienne.
Voici donc ce que je retiens ◀de▶ mes observations depuis un mois. (Il ne s’agit que ◀de▶ très petits faits, qui peuvent décrire une atmosphère, mais non point fonder un jugement.)
À ◀la▶ douane. — Je vais au Zollamt ◀de▶ ◀la▶ gare pour retirer mes malles et ◀le▶ lit ◀de▶ mon petit garçon. — Si c’était un chariot ◀de▶ bébé, me dit-on, il passerait. Mais c’est un lit, donc c’est un meuble. Il faut payer. — C’est un chariot, dis-je, puisqu’il a des roues. (En effet, il se trouve muni ◀de▶ quatre roulettes ◀de▶ caoutchouc.) Vaincu par cet argument spécieux, ◀le▶ douanier cède. Mais il entend se rattraper sur ◀le▶ reste. On ouvre une malle. Posé sur des vêtements, un livre apparaît. ◀Le▶ douanier s’en empare : — Est-ce ◀de▶ ◀la▶ Hetzpropaganda ?1 demande-t-il ◀d’▶un air menaçant. — Nous ne connaissons pas ce genre ◀de▶ littérature en France. — Traduisez-moi ◀le▶ titre ! — « Petit manuel des mères ». Rageur, il fouille dans ◀les▶ mouchoirs. Nouvelle discussion à propos d’un numéro ◀de▶ revue allemande. ◀Le▶ ton monte. Cela va se gâter, car il y a toute une bibliothèque au fond ◀de▶ ◀la▶ malle. Mais un second douanier s’est approché, attiré par nos éclats ◀de▶ voix. Il coupe court : Nie mehr Krieg. Erledigt ! (Plus jamais ◀de▶ guerre ! C’est en ordre !)
(◀L’▶Anglais noterait dans son carnet : Tous ◀les▶ douaniers allemands sont des espions mais en même temps des pacifistes.)
Appartements. — ◀Le▶ quartier ◀de▶ ◀l’▶Université est ◀le▶ plus riche ◀de▶ ◀la▶ ville. Grandes villas et palais dans des jardins, larges avenues luisantes et ombragées. La plupart des maisons à vendre ou à louer. Sur ◀les▶ plus belles flotte un drapeau à ◀croix▶ gammée, et ◀la▶ plaque ◀de▶ ◀la▶ grille indique ◀le▶ siège ◀d’▶un état-major ◀de▶ SS ou ◀de▶ SA. ◀Les▶ propriétaires juifs qui n’ont pas émigré essaient ◀de▶ louer un ou deux étages. Nous avons visité ◀de▶ beaux appartements, au mobilier trop luxueusement 1900, mais ils sont réservés aux juifs, comme j’aurais dû ◀le▶ voir par cette indication : für n. a. (pour non aryens) que portaient ◀les▶ annonces du journal. On nous reçoit et ◀l’▶on nous renvoie avec un sérieux méfiant et résigné, presque sans nous regarder. À ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶après-midi, nous trouvons enfin un propriétaire aryen. C’est une vieille dame aimable qui parle un français fort passable. Elle n’habite plus qu’une pièce au dernier étage ◀de▶ son hôtel. ◀Le▶ reste est « loti ». Quatre jeunes ménages et trois célibataires. Cuisine commune. Nous aurons ◀le▶ rez-de-chaussée : trois pièces immenses et sombres, un hall à colonnes ◀de▶ marbre. ◀Le▶ tapis luxueux ◀de▶ ◀l’▶entrée porte des traces ◀de▶ pneus : un locataire remise sa moto sous ◀l’▶escalier.
Premier échange. — Trois jours après notre arrivée, j’ai pris contact avec ◀le▶ Séminaire ◀de▶ langues romanes où je vais enseigner. (◀Le▶ semestre s’ouvrira au début ◀de▶ novembre.) Dans ◀la▶ bibliothèque, un seul étudiant. Il a dû penser que j’étais ◀le▶ nouveau professeur. Je ◀l’▶aborde et il se lève brusquement pour me saluer. Il lisait un livre français : ◀La▶ Révolution nécessaire, ◀d’▶Aron et Dandieu.
— Je dois faire, me dit-il, une causerie sur ◀le▶ mouvement personnaliste, ce soir, à ◀la▶ réunion politique des SA.
— Que pensez-vous ◀de▶ ce livre ?
— C’est très bien pour ◀la▶ France, me semble-t-il, mais c’est injuste pour nous. Vous avez vos problèmes et nous ◀les▶ nôtres2.
5 novembre 1935
Séance ◀d’▶ouverture du semestre ◀d’▶hiver, pour notre séminaire. ◀Le▶ Dr N. professeur ordinaire, me reçoit dans son bureau avant ◀la▶ petite cérémonie.
— Combien aurai-je ◀d’▶étudiants ?
— Une quarantaine, probablement. Avant 1933 — (toujours ce seuil !) — il y en avait près de 300. Mais c’était beaucoup trop par rapport aux postes vacants. On a pris des mesures pour enrayer ◀le▶ chômage des intellectuels. On contingente ◀les▶ inscriptions. Et naturellement, ◀les▶ non aryens… (Geste ◀de▶ barrage.)
Nous pénétrons dans ◀la▶ grande salle. Ils sont en effet une quarantaine au plus, trois ou quatre en uniforme brun ou noir. Présentation du nouveau « lecteur », après quoi, ◀le▶ Dr N. prononce son allocution. En terminant, il lève ◀le▶ bras ◀d’▶un geste timide : — « Et en ◀l’▶honneur ◀de▶ nos études romanes, Sieg heil ! » Un court silence, puis il se reprend : — « Et aussi en ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀l’▶Allemagne !… » Gêne. Tous ont senti ◀l’▶hésitation.
Ce n’est guère qu’à ◀de▶ très petits signes ◀de▶ ce genre que j’ai pu distinguer, jusqu’ici, ◀la▶ pensée véritable des hommes avec qui je vais vivre. Comme tous ◀les▶ refoulés, ils ne se trahissent guère que par certains « lapsus révélateurs ». Encore serait-il exagéré ◀de▶ déduire ◀de▶ cette hésitation du Dr N. qu’il est mal disposé pour ◀le▶ régime. Peut-être, simplement, n’a-t-il pas encore pris ◀l’▶habitude du geste par lequel tout discours officiel doit réglementairement se terminer.
6 novembre 1935
Les premiers jours, nous courions aux fenêtres chaque fois que ◀la▶ rue retentissait ◀de▶ chants. C’était une troupe noire ou brune, par rangs ◀de▶ trois, qui défilait ; ou bien une formation ◀de▶ ◀la▶ Hitlerjugend, du Jungvolk ou du BDM, grosses petites filles ou très jeunes garçons3.
Mais déjà ◀le▶ rythme ◀de▶ ces chants — une phrase, puis un silence pendant quatre pas — nous est devenu familier. ◀Le▶ défilé fait partie ◀de▶ ◀l’▶atmosphère allemande comme ◀les▶ embouteillages ◀de▶ ◀l’▶atmosphère parisienne. On ne se retourne même plus.
9 novembre 1935
Ville pavoisée pour ◀l’▶anniversaire du putsch ◀de▶ Munich en 1923. Peu de drapeaux dans ◀les▶ beaux quartiers : un ou deux par villa seulement. Mais ◀les▶ maisons des rues commerçantes et des quartiers populaires sont rouges du haut en bas. Seul ◀le▶ palais Rothschild reste nu, scandaleusement nu, au fond ◀de▶ sa pelouse soignée.
Au coin ◀de▶ ◀la▶ place ◀de▶ ◀l’▶Opéra, une demi-douzaine ◀de▶ SS bottés me barrent ◀la▶ route, agitant des troncs sous mon nez : « Pour ◀le▶ WHW !4 » Mon « Non merci » ◀les▶ laisse sans voix.
J’ai entendu vanter et dénigrer cette œuvre. Selon ◀les▶ uns, ◀le▶ produit ◀de▶ ◀la▶ collecte hebdomadaire sert uniquement à fournir aux pauvres des vêtements, du charbon et du pain. Selon d’autres, une bonne part ◀de▶ ◀l’▶argent extorqué aux passants craintifs « va pour ◀les▶ armements », c’est-à-dire on ne sait où. Quoi qu’il en soit, j’ai déjà pu constater que ◀l’▶État retient 7 % ◀de▶ mon traitement comme « don volontaire » au WHW. Mon devoir est donc fait, si devoir il y a. Et au surplus, je tiens essentiellement à ce qu’un passant sur mille — moi par exemple — oppose un refus ◀de▶ principe à ces bruyantes sollicitations. ◀Le▶ spectacle des pauvres gens assaillis par ces bandes insolentes, et donnant leurs pfennigs par crainte des listes noires, produit un sentiment ◀de▶ honte générale. Tâchons du moins ◀de▶ sauver ◀l’▶honneur. (Il est vrai que mon geste perd beaucoup de sa portée du fait que je suis étranger.)
Au-dessus des grandes artères, on a tendu des calicots rouge brique portant ce slogan ou « Schlagwort » : ◀La▶ lutte contre ◀la▶ faim et ◀le▶ froid est notre guerre. Est-ce une déclaration pacifiste ? Ou bien ne peut-on enthousiasmer ◀l’▶Allemand qu’en lui parlant ◀de▶ « guerre », fût-ce même contre ◀le▶ froid ?
Dimanche dernier, c’était ◀le▶ jour ◀de▶ ◀l’▶Eintopfgericht. Ce jour-là, chaque ménage se restreint à un plat unique, brouet ◀de▶ lard, ◀de▶ choux et ◀de▶ pommes de terre, afin de pouvoir donner ◀la▶ différence au WHW. À titre ◀d’▶exemple et ◀de▶ propagande, ◀les▶ notabilités ◀de▶ ◀la▶ ville tiennent à prendre ce repas en public, à des tables dressées devant ◀l’▶Opéra. Tout cela sans trop ◀de▶ gaieté, avec une sorte ◀d’▶application. Apprentissage du civisme nouveau, avec un regard méfiant vers ◀le▶ voisin qui est membre du Parti. Morale ◀de▶ Sparte embourgeoisée.
◀La▶ Révolution ne serait-elle qu’une façade rouge pour abriter ◀le▶ petit-bourgeois ? Une campagne ◀de▶ propagande confiée aux soins ◀de▶ ◀la▶ police ? Une diversion à ◀la▶ faveur ◀de▶ quoi ◀l’▶armée se reforme et ◀les▶ luttes sociales s’assourdissent ? C’est bien ce qu’on me disait à Paris…
11 novembre 1935
Rencontre. — Ce matin, j’ai ressenti pour la première fois quelque chose ◀de▶ tragique dans ◀la▶ présence du régime, quelque chose qui me révèle sans doute l’un ◀de▶ ses aspects ◀les▶ plus profonds.
Dans cette église baroque ◀de▶ Sainte-Catherine — murs couverts ◀d’▶armoiries et ◀de▶ cimiers vieil or, galeries ◀de▶ bois peintes ◀de▶ scènes ◀de▶ ◀la▶ Bible — c’est à peine si je trouve une place assise. Je note ◀la▶ proportion considérable des hommes dans ◀l’▶assemblée. (Mais où sont ◀les▶ jeunes gens ?) Et ◀le▶ recueillement profond. Il m’a semblé aussi que ◀l’▶on chantait mieux que naguère, sur un rythme moins alangui. ◀Le▶ pasteur a parlé ◀de▶ ◀l’▶héroïsme. ◀Le▶ héros chrétien n’est pas celui qui meurt glorieusement pour ◀la▶ puissance ◀de▶ sa race, mais celui qui croit humblement jusqu’à ◀la▶ mort. ◀Le▶ Christ n’est pas mort en héros, mais en paria, aux yeux de sa nation.
Comme je sortais, vivement impressionné par ◀le▶ courage sérieux (sans nul défi) que suppose hic et nunc une telle prédication, un chant puissant, soudain, a retenti au tournant ◀de▶ ◀la▶ rue. C’était un défilé ◀de▶ chemises brunes. Ils ont passé longuement devant ◀le▶ porche du temple, repoussant ◀le▶ flot des sortants. Je comprenais à peine ◀les▶ paroles ◀de▶ ces phrases brèves, clamées à pleine voix, entrecoupées ◀de▶ pas rythmés. Un voisin me ◀les▶ répète entre ◀les▶ dents : il est question ◀de▶ « notre force » et ◀de▶ drapeaux qu’il faut teindre dans ◀le▶ sang des juifs.
Fin ◀de▶ novembre 1935
Huit semaines ◀de▶ séjour, quatre ◀d’▶enseignement. Essayons ◀de▶ faire ◀le▶ point, parmi tant de petits faits contradictoires, notés au jour ◀le▶ jour et sans souci ◀de▶ leur possible insignifiance5. ◀Le▶ mieux sera sans doute ◀d’▶envisager l’un après l’autre quelques types sociaux très courants, et quelques situations bien circonscrites.
◀Les▶ bourgeois. — J’arrivais ◀de▶ Paris persuadé que ◀l’▶hitlérisme est un mouvement « ◀de▶ droite », une dernière tentative pour sauver ◀le▶ capitalisme et ◀les▶ privilèges bourgeois, comme disent ◀les▶ socialistes ; ou encore : un rempart contre ◀le▶ bolchévisme, comme disent ◀les▶ réactionnaires.
Je vois beaucoup de bourgeois : professeurs, médecins, commerçants, industriels, avocats, employés, rentiers plus ou moins ruinés : il me faut bien reconnaître qu’ils sont tous contre ◀le▶ régime. C’est un bolchévisme déguisé, répètent-ils. Drôle ◀de▶ « rempart ». Ils se plaignent ◀de▶ ce que toutes ◀les▶ réformes soient en faveur des ouvriers et des paysans ; et que ◀les▶ impôts prennent ◀les▶ proportions ◀d’▶une confiscation ◀de▶ capital ; et que ◀la▶ vie ◀de▶ famille soit détruite, ◀l’▶autorité des parents sapée, ◀la▶ religion dénaturée, éliminée ◀de▶ ◀l’▶éducation, persécutée par mille moyens sournois, méthodiquement.
Mais si je ◀les▶ interroge sur leurs projets ◀de▶ résistance, ils se dérobent. Je parviens à leur faire avouer que ◀le▶ bolchévisme brun est tout de même, à leurs yeux, moins affreux que ◀le▶ rouge. Il n’y a pas eu ◀de▶ massacres. Tout se passe ◀d’▶une manière progressive et ordonnée. Bientôt ils n’auront plus ◀de▶ fortune, mais ils conserveront leurs titres et leurs fonctions, sous des maîtres nouveaux. (◀Le▶ gouverneur ◀de▶ ◀la▶ province est un ancien employé ◀de▶ postes, ventripotent et qu’on juge très vulgaire.)
Partout ◀la▶ même crainte paralyse en germe tout essai ◀de▶ résister : si ce n’étaient pas ◀les▶ bruns qui avaient ◀le▶ pouvoir, ce seraient ◀les▶ rouges. Ils n’imaginent pas ◀d’▶autre alternative. ◀De▶ fait, ces « possédants » n’ont jamais cru au régime ◀de▶ Weimar. Il n’y a sans doute pas en Europe ◀de▶ classe plus indifférente à ◀la▶ vie politique, plus passive vis-à-vis de ◀l’▶État, plus lâche devant ◀le▶ fait accompli — et toujours accompli par d’autres, forcément — plus dénuée ◀d’▶esprit civique, pour tout dire.
Par un curieux paradoxe, c’est ◀le▶ régime national-socialiste qui est en train de leur faire découvrir ◀le▶ fait social et ◀les▶ problèmes qu’il pose. D’une part, ◀la▶ force et ◀la▶ rapidité ◀de▶ ◀l’▶ascension hitlérienne ont été ◀l’▶expression directe ◀d’▶une carence du sens civique, loi générale qui se vérifie dans tout pays totalitaire. D’autre part, ◀le▶ régime nouveau a pris à tâche ◀d’▶éduquer tout ce monde : ◀d’▶où ◀le▶ didactisme pesant des innombrables discours politiques et des leaders ◀de▶ ◀la▶ presse mise au pas.
Certes, ◀les▶ Allemands ont toujours eu ◀le▶ sens du groupe, et ◀l’▶on est trop souvent tenté ◀d’▶expliquer ◀le▶ national-socialisme par ce besoin ◀de▶ marcher ensemble, ◀de▶ chanter ensemble, ◀de▶ boire et ◀de▶ penser ensemble. En réalité, ce phénomène est aussi vieux que ◀les▶ Allemagnes ; il ne peut donc rien expliquer ◀de▶ ce qui s’y passe ◀de▶ tout nouveau. Un régime totalitaire n’exprime point tant ◀l’▶âme collective ◀d’▶un peuple que ◀le▶ besoin ◀de▶ porter remède à ses carences profondes, et ◀de▶ ◀les▶ compenser. Hitler est en train d’opérer un dressage du peuple allemand (comme Staline, un dressage du russe), dressage dont ◀les▶ buts n’ont rien ◀de▶ traditionnel, bien au contraire. Tous ◀les▶ efforts ◀de▶ ◀la▶ propagande pour restaurer je ne sais quel hypothétique et préhistorique germanisme sont destinés — plus ou moins consciemment — à masquer ◀le▶ caractère antiallemand des méthodes qu’on applique en fait. Méthodes prussiennes, disent ◀les▶ Allemands du Sud ; méthodes slaves, grognent ◀les▶ Prussiens. Méthodes jacobines, à mon sens. Car ce qu’il s’agit ◀d’▶inculquer à cette inerte bourgeoisie, ce n’est pas ◀le▶ sens du groupe, qu’elle avait, mais ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶État, qu’elle n’a pas. ◀Le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶unité allemande, ◀de▶ ◀la▶ prépondérance ◀de▶ ◀l’▶intérêt allemand sur ◀les▶ intérêts ◀de▶ classe, et sur tout intérêt privé.
Voilà ◀la▶ grande révolution, dans un pays où ◀la▶ vie intérieure d’une part, et ◀la▶ séparation des classes ◀de▶ l’autre, étaient ◀les▶ vrais fondements des mœurs.
Seulement, il y a cette différence profonde entre ◀le▶ jacobinisme et ◀le▶ national-socialisme : c’est que le premier parlait des droits du citoyen, tandis que le second ne parle que ◀de▶ ses devoirs.
Je ne vois pas ◀de▶ raisons théoriques ◀de▶ préférer l’un ◀de▶ ces systèmes à l’autre. Ou plutôt chaque raison qui se présente, aussitôt en évoque une contraire ; c’est un vertige dialectique.
Un petit industriel. — Avant 1933, sa vie était impossible : grèves, menaces ◀de▶ mort de la part des extrémistes, discussions épuisantes avec ◀le▶ syndicat, trésorerie en délire. C’était ◀la▶ « liberté ». Maintenant, plus rien n’est libre, mais tout marche, assure-t-il, ou va marcher. Plus ◀de▶ discussions. ◀Le▶ « Führer ◀d’▶entreprise » n’a pas ◀le▶ droit ◀de▶ renvoyer ses ouvriers, mais ceux-ci n’ont pas ◀le▶ droit ◀de▶ se mettre en grève. ◀La▶ paix sociale a été obtenue par ◀la▶ fixation des devoirs réciproques à un niveau ◀de▶ justice fort médiocre, mais stable. — En somme, vous êtes content ? Il sourit, hausse un peu ◀les▶ épaules, fait oui ◀de▶ ◀la▶ tête. Demain, il doit partir pour un Schulungslager (camp ◀d’▶éducation sociale). Ça ne ◀l’▶enchante pas.
Je ◀le▶ revois trois semaines plus tard.
— Ce camp ?
— Eh bien voilà : nous étions dans une grande maison, logeant deux par deux dans des chambres confortables. J’avais pour compagnon un ouvrier ◀de▶ mon usine. On apprend à se connaître en partageant ◀la▶ même chambre. Nous suivions des cours ◀de▶ politique et ◀d’▶économie. Nous chantions ensemble. On nous interrogeait. La plupart des soirées libres, nous ◀les▶ passions en commun à ◀l’▶auberge du village…
Je ◀le▶ sens tout rajeuni : il est retourné à ◀l’▶école ; et tout délivré : ces ouvriers sont au fond des braves types, on peut leur parler sans relever ◀le▶ menton…
J’ai cru pouvoir déduire des propos ◀de▶ ce petit patron, et ◀de▶ quelques autres, une réponse un peu moins grossière à ◀la▶ question courante : ◀le▶ régime est-il ◀de▶ gauche ou ◀de▶ droite ? Voici : ◀le▶ régime est beaucoup plus à gauche qu’on ne ◀le▶ croit en France, et un peu moins qu’on ne ◀le▶ croit chez ◀les▶ bourgeois allemands. Mais sans doute une réponse exacte ne saurait-elle être donnée, ◀la▶ question étant elle-même fort irréelle dès que ◀l’▶on quitte ◀le▶ plan ◀de▶ ◀la▶ polémique (relative à des partis pris opposés mais incommensurables, et par nature, indépendants ◀de▶ toute information précise).
Un Israélite. — Après ◀les▶ plaisanteries ◀d’▶usage sur ◀les▶ chefs du régime, et quelques indications sur ◀les▶ mesures vexatoires prises à l’égard des juifs (c’est très simple : ils ne peuvent ni rester ni partir), il en vient à me parler non sans une vive nostalgie ◀de▶ ◀l’▶œuvre ◀de▶ rapprochement franco-allemand qu’il avait entreprise dans cette ville. Échange ◀d’▶étudiants, conférences, cercles ◀d’▶études, aide bénévole aux étudiants en langues romanes, voyages, bibliothèques créées ou enrichies, concerts… « Tout cela est passé », conclut-il. Cette petite phrase contient une somme ◀de▶ vérité que ◀l’▶esprit se refuse à concevoir. (◀L’▶esprit répugne à enregistrer ◀le▶ fait accompli, ou à penser ◀l’▶irréversible. Et ◀l’▶esprit juif sans doute plus que tout autre : c’est pourquoi il est libéral. Rien ◀de▶ moins juif, à mon sens, que Marx.)
Ce qui est passé, c’est une forme ◀de▶ culture, séduisante, aimable et « profonde », mais à tel point coupée ◀de▶ ◀la▶ vie « grossière » des masses qu’elle n’a pas résisté un seul jour au réveil brusque ◀de▶ certains instincts. Mais je ne vais pas redire ici ce que je suis en train d’écrire ailleurs6. Je noterai simplement qu’un juif, cultivé, libéral et bourgeois, ne peut vraiment concevoir ◀l’▶hitlérisme qu’en tant qu’absurdité totale. Ce n’est pas ◀l’▶antisémitisme qui lui demeure impénétrable — loin de là ! bien des juifs ◀le▶ partagent — mais c’est une conception du monde fondée sur ◀la▶ force du fait, où sa pensée ne trouve plus ◀de▶ repères.
Il est d’ailleurs injuste, ou inexact, ◀de▶ dire en général : ◀le▶ juif. Ici même, j’en distingue au moins trois espèces des plus diverses. ◀Le▶ juif dont je viens de parler se confond presque avec ◀le▶ type européen du libéral. Il en est d’autres (on ◀le▶ prétend), qui sont devenus marxistes et même staliniens, tant par idéalisme que par ressentiment. Ils chérissent un anti-Führer, qui fera mieux que ◀le▶ Führer des goyes. Mais la plupart de ceux que ◀l’▶on voit encore dans un café ◀de▶ ◀la▶ place ◀de▶ ◀l’▶Opéra paraissent, il faut ◀l’▶avouer, justifier ◀les▶ slogans grossiers ◀de▶ ◀la▶ propagande hitlérienne. Bedonnants et bagués, ◀le▶ cigare au milieu de ◀la▶ bouche, ils représentent ◀le▶ type vulgarisé du capitaliste insolent. Goebbels et ◀les▶ Führers locaux n’ont pas eu ◀de▶ peine à concentrer sur eux ◀la▶ haine envieuse que vouent ◀les▶ petits aux gros à ◀l’▶intérieur des classes bourgeoises. Nul besoin ◀de▶ recourir à des faux manifestes, tels que ◀Les▶ Protocoles des Sages ◀de▶ Sion : il suffisait ◀de▶ montrer du doigt ces ventres, et ◀de▶ rappeler aux parents humiliés que leurs enfants ne sont jamais les premiers dans une classe où se trouvent des juifs…
Ou bien ◀le▶ ressentiment n’est pas ◀le▶ seul fait des gauches ; ou bien ◀l’▶hitlérisme est ◀de▶ gauche. Dans ◀les▶ deux cas, nos droites se trompent.
◀Les▶ étudiants. — Dans la plupart des universités allemandes, ◀le▶ nombre des étudiants en langues romanes est tombé au dixième ◀de▶ ce qu’il était en 1932. Certes, il fallait combattre ◀le▶ chômage. Mais ◀de▶ fait, ◀les▶ jeunes bacheliers sont obligés ◀de▶ faire six mois ◀de▶ camp ◀de▶ travail, deux ans ◀de▶ service militaire, et parfois une année ◀de▶ Lehrakademie (gymnastique et pédagogie) avant ◀d’▶entrer à ◀l’▶Université : ◀d’▶où plusieurs années creuses, au cours desquelles on compte sans doute qu’ils perdront ◀le▶ goût des études. À cela s’ajoute ◀la▶ grande difficulté ◀d’▶obtenir des livres français, à cause du régime des devises. Notre culture perd du terrain dans des proportions inquiétantes. Et ◀la▶ culture en général.
Parmi ceux qui suivent mes cours, la plupart sont des étudiants ◀de▶ quatrième ou ◀de▶ cinquième année. C’est la dernière génération ◀d’▶avant ◀le▶ régime. Ils connaissent Gide, Claudel, Giraudoux, mieux que moi. L’un ◀d’▶eux me présente un travail sur ◀les▶ Nouvelles Nourritures ◀de▶ Gide, que je viens de recevoir et lui ai prêtées. Il s’étonne sincèrement du communisme affiché par ◀l’▶auteur, et conclut que « ce doit être une erreur, de la part de ce poète ». Même réaction à propos de Giono, qu’ils adorent, et qu’ils jugent, non sans raison, plus proche des idéologies préhitlériennes que du socialisme qu’il professe.
◀Les▶ plus jeunes ont l’air moins ouverts. Ils sortent du camp ◀de▶ travail. ◀Le▶ professeur ne leur inspire plus ce respect dû au titre et même à ◀l’▶âge, qui était naguère si frappant en Allemagne. C’est simplement ◀l’▶indispensable technicien — d’ailleurs mauvais gymnaste et vivant à ◀l’▶écart ◀de▶ « ◀la▶ vie » — dont on peut recevoir une certaine somme ◀de▶ « connaissances ».
Je leur demande ◀de▶ répondre par écrit à cette question : « Pourquoi j’étudie ◀les▶ langues romanes ». Trois sur six donnent pour raison que ◀la▶ radio des Jeunesses hitlériennes diffuse des causeries en français et que cela prouve qu’il est « utile » ◀de▶ connaître cette langue du voisin.
Un peu avant ◀le▶ début du semestre, une ordonnance du Führer ◀de▶ ◀l’▶Instruction publique a déclaré dissous et illégaux tous ◀les▶ « corps » ◀d’▶étudiants sans exception. ◀La▶ portée ◀de▶ cette révolution dans ◀les▶ mœurs est soulignée chaque semaine par ◀l’▶organe universitaire du Parti, ◀le▶ Bewegung. Rien en France ne donnerait une idée ◀de▶ ◀la▶ violence démagogique ◀de▶ ces articles. Car elle est moins dans ◀la▶ vivacité, voire dans ◀la▶ grossièreté des termes, que dans ◀la▶ volonté ◀de▶ pourchasser ◀l’▶opposition vaincue jusque dans ses derniers retraits, au plus intime ◀de▶ ◀la▶ vie intérieure. On ne se contente plus ◀d’▶une soumission même exemplaire : on dénonce comme « asocial » celui qui ne manifeste pas une « joyeuse » ardeur au service du Parti. Voici ◀la▶ « Prière ◀d’▶un Philistin » (Spiessers Nachtgebet) publiée par ◀le▶ Bewegung ◀de▶ cette semaine :
J’ai suivi mes cours avec zèle
et j’ai brillé au séminaire.
J’ai sacrifié un demi-sou à ◀la▶ criante misère du peuple
et je n’ai pas manqué ◀le▶ service7, ce soir.
J’ai fait attester ma présence et j’ai lu avec enthousiasme ◀le▶ VB 8.
J’ai payé aujourd’hui ma cotisation à ◀la▶ SA.
Car je suis un ami ◀de▶ ◀l’▶ordre. — Amen.
Dans un autre numéro, ◀l’▶article ◀de▶ tête est intitulé : Arrogance académique. J’en traduis quelques passages :
Il fut un temps en Allemagne où ◀l’▶on se croyait tout permis, et nous pensons avec un doux ricanement à cette époque wilhelminienne où un « Akademiker » (étudiant ◀de▶ ◀l’▶Université) planait à une hauteur infinie au-dessus ◀de▶ ◀l’▶ouvrier ◀d’▶usine, et où n’importe quelle ridicule tête vide toisait avec mépris ceux qui n’appartenaient pas à ◀la▶ « société ». ◀Le▶ national-socialisme a détruit ◀les▶ classes et ◀les▶ castes. Il a libéré ◀l’▶ouvrier ◀de▶ ◀la▶ folle illusion ◀de▶ ◀la▶ classe, corps étranger dans ◀la▶ nation. Et ◀les▶ partis bourgeois, sans qu’il nous en ait coûté beaucoup ◀d’▶efforts, ont tourné en bouillie comme un pudding raté. Pourtant, il nous semble parfois que ◀l’▶épuration n’a pas été poussée aussi loin de ce côté que du côté du marxisme, et que derrière ◀le▶ célèbre col dur se cache encore ◀l’▶opinion des « gens bien ». Ce qui nous choque en particulier, c’est ◀l’▶attitude réticente des universitaires. Tout se passe ici comme s’il n’y avait jamais eu ◀de▶ 30 janvier. Ici plus que partout ailleurs règne ◀l’▶opinion qu’avant “c’était tout de même ◀le▶ bon temps”. Du point de vue égoïste ◀de▶ ces étudiants ◀d’▶hier, c’est compréhensible. Pour eux et leur caste, c’était ◀le▶ bon temps ! Il doit être pénible ◀de▶ « s’abaisser » ◀de▶ ◀l’▶état ◀de▶ demi-dieu académique à celui ◀de▶ « camarade » (!!!) populaire. On fait bonne mine à mauvais jeu. Mais intérieurement on enrage, et à ◀la▶ table ◀de▶ café du “corps” on ne connaît plus ◀de▶ retenue. Certaines déclarations ordurières prononcées là n’ont certes rien ◀d’▶académique…
Un tel article permet ◀de▶ mesurer ◀la▶ nature exacte des résistances au régime qui subsistent encore. On peut à peine parler ◀d’▶opposition. C’est plutôt contre une inertie conservatrice que lutte aujourd’hui ◀le▶ Parti.
Un « opposant ». — Je me promène avec un ◀de▶ mes étudiants. Il est déjà doktor phil., et il voudrait se perfectionner en français, dans ◀l’▶attente ◀d’▶une situation. Il craint d’ailleurs ◀de▶ n’en point trouver, n’étant pas du Parti. Il a fait beaucoup de psychanalyse : « Cela m’avait même complètement démoli, un temps. On ne peut plus croire à rien. » Maintenant il est disciple ◀de▶ Nicolaï Hartmann : ◀la▶ volonté, ◀le▶ réel, ◀l’▶orgueil ◀de▶ ◀l’▶homme… ◀Le▶ régime ◀le▶ dégoûte et ◀le▶ repousse. C’est ◀la▶ dictature des butors et des imbéciles. Je lui pose ma question habituelle : — Que comptez-vous faire contre ces gens, contre cet état de choses ? — On ne peut rien faire. Et en tout cas, je suis déjà trop vieux. — Trop vieux, vous ? Quel âge avez-vous ? — 27 ans. Mais ◀le▶ Führer ◀l’▶a bien dit, l’autre jour : ◀les▶ hommes qui avaient plus ◀de▶ vingt ans en 1933 ne comprendront jamais ◀les▶ temps nouveaux.
Il prépare pour ◀le▶ séminaire un travail sur Barrès : « ◀la▶ terre et ◀les▶ morts », c’est à peu près ◀le▶ Blut und Boden (sang et sol) des nazis. Comme il aime Barrès, cela ◀le▶ rassure. C’est une voie ◀d’▶approche, un compromis avec ◀le▶ régime détesté9.
Un communiste. — Dans sa petite cuisine, où nous sommes attablés, depuis deux heures il me raconte ses bagarres avec ◀les▶ nazis, avant 1933, quand il était en feldgrau (◀l’▶uniforme des communistes) et ◀les▶ autres en brun. C’est un dur. Chômeur depuis sept ans. Ancien chef ◀d’▶une Kameradschaft (compagnie ◀de▶ miliciens rouges). Irréductible, il me ◀l’▶affirme solennellement. Mais lui aussi se sent trop vieux pour continuer ◀la▶ lutte, il a 50 ans. Se bagarrer encore ? Ils ne sont pas comme ça, ◀les▶ ouvriers allemands. « Vous autres Français, me dit-il, vous ne rêvez que révolutions et émeutes. Vous ne savez pas ce que c’est. Nous en avons eu assez chez nous. Maintenant nous voulons du travail et notre tasse ◀de▶ café au lait ◀le▶ matin. Qu’on nous donne ça, Hitler ou un autre, ça suffira. ◀La▶ politique n’intéresse pas ◀les▶ ouvriers quand ils ont ◀de▶ quoi manger et travailler. Hitler ? Il n’a qu’à appliquer son programme, maintenant qu’il a gagné. C’était presque ◀le▶ même programme que le nôtre ! Mais il a été plus malin, il a rassuré ◀les▶ bourgeois en n’attaquant pas tout de suite ◀la▶ religion… » Tout ◀d’▶un coup il se lève ◀de▶ son tabouret et avec un grand geste, ◀le▶ doigt pointé en ◀l’▶air : « Je vais vous dire une chose : si tous ◀l’▶abandonnent, tous ces gros cochons qui sont autour de lui (et il nomme ◀les▶ principaux chefs du régime) eh bien moi ! (il se frappe ◀la▶ poitrine) moi je me ferai tuer pour lui ! » Et il répète : « Lui au moins, c’est un homme sincère, et c’est ◀le▶ seul… »
Un « vieux combattant » du régime. — On ◀les▶ reconnaît tout de suite : un type physique qui tranche sur celui des bourgeois et des ouvriers : plus dur, sportif, ◀le▶ regard froid et « objectif », teint pâle, lunettes, une lourdeur dans ◀le▶ bas du visage10.
Avant 1933, on ne ◀le▶ recevait plus dans ◀la▶ société ◀de▶ ◀la▶ ville ; depuis, il est devenu un personnage, recherché par ceux-là mêmes qui lui avaient fait subir ◀les▶ plus durs affronts en public ; comme par exemple ce grand industriel qu’il a invité ce soir avec nous, et qui posait naguère au social-démocrate. Nous parlons politique, sujet banni chez ◀les▶ bourgeois ◀de▶ ◀l’▶opposition. Notre hôte discute brièvement et poliment mes objections (portant surtout sur ◀le▶ danger ◀de▶ guerre que représente ◀l’▶hitlérisme). Il reconnaît ◀le▶ bien-fondé ◀de▶ plusieurs critiques. Mais il conclut : — Quoi qu’il en soit, vous ne pouvez pas nier que ◀le▶ Führer fait ◀de▶ ◀la▶ grande politique !
Je lui pose la question ◀de▶ ◀l’▶Anschluss. (Tout le monde ici répète : nous n’en voulons pas, ce serait une opération économiquement désastreuse, nous avons déjà assez ◀de▶ catholiques, seul ◀le▶ Führer y pense, etc.)
— ◀L’▶Anschluss ? dit notre hôte. Cela se fera si vite que personne n’aura ◀le▶ temps ◀de▶ bouger. Aucun danger ◀de▶ guerre. Un éclair, et tout sera terminé. N’ayez pas peur pour ◀la▶ paix, nous savons calculer, et tout est calculé dans cette affaire.
Dans ◀la▶ chambre ◀de▶ son fils : il prend ◀le▶ petit et ◀l’▶élève devant lui en disant : — « Oui, toi tu seras un vrai guerrier ! » Sa femme : — « Voyons, tu es stupide ◀de▶ dire des choses pareilles devant des Français ! » Mais il n’a pas l’air ◀de▶ comprendre. Où est ◀la▶ gaffe ?
Parents et enfants. — Déjeuner chez un avocat. Madame se plaint : « Il n’y a plus ◀de▶ vie ◀de▶ famille possible, avec ce système. Tous ◀les▶ soirs, deux ◀de▶ mes enfants sur trois sont pris par ◀le▶ Parti. Ma fille aînée a 18 ans. Elle est « Führerin » ◀d’▶un groupe ◀de▶ jeunes filles qu’elle doit commander deux fois par semaine : gymnastique et culture politique. De plus, elle a ◀la▶ charge ◀de▶ trouver des places pour ses subordonnées, ◀de▶ s’occuper des secours à donner aux plus pauvres, ◀de▶ ◀les▶ visiter quand elles sont malades (c’est un contrôle), et même, c’est arrivé plus ◀d’▶une fois, ◀de▶ régler des questions très délicates, enfants naturels, etc., vous me comprenez. Vous imaginez qu’avec cela, nous ne ◀la▶ voyons plus guère. Et comment voulez-vous que ◀les▶ parents gardent leur autorité ? ◀Le▶ Parti passe avant tout. Si nous voulions empêcher notre fils, qui a 15 ans, ◀de▶ sortir un soir qu’il est un peu malade, par exemple, nous risquerions une mauvaise histoire avec ◀les▶ autorités du Parti. Nous ne sommes que des civils pour nos enfants. Eux, ils se sentent des militaires. » Plainte vingt fois entendue. ◀Les▶ enfants sont ravis, naturellement. Ils se sentent libres. Car ◀la▶ liberté, pour un adolescent, c’est tout ce qui ne dépend pas ◀de▶ ◀la▶ famille, fût-ce ◀la▶ plus dure discipline, pourvu qu’elle soit extérieure au foyer.
Je ne dirai plus que ◀le▶ « fascisme » tue ◀l’▶esprit ◀d’▶initiative. C’est ◀le▶ contraire. Comparez ◀la▶ jeune Führerin à une jeune fille du même âge, chez nous ! Mais ◀l’▶initiative qu’on exige, c’est celle qui sert ◀l’▶État et qui est prévue par lui ; c’est celle que ◀la▶ tactique moderne exige du soldat dans ◀le▶ terrain. Contraindre, ce serait peu. Mais s’emparer ◀de▶ ◀la▶ liberté même des jeunes, voilà ◀le▶ totalitarisme.
◀La▶ presse. — Il faut porter à ◀l’▶actif du régime hitlérien ◀le▶ fait ◀d’▶avoir su rendre ◀la▶ presse ennuyeuse. Car elle est ennuyeuse, tout le monde ◀le▶ dit ; et qu’un lecteur comme moi ne partage point cet avis confirme sa justesse en général. J’appartiens en effet à ◀l’▶espèce rare ◀de▶ ceux qui voudraient lire ◀les▶ journaux comme une page ◀d’▶histoire. Mais il faut reconnaître que la plupart des hommes ne demandent à leur quotidien qu’un feuilleton tragi-comique, non pas seulement celui du « rez-de-chaussée », mais celui que composent ◀les▶ agences et ◀les▶ rédacteurs politiques.
Or un journal allemand :
1° ne contient pas ◀de▶ récits ◀de▶ crimes ;
2° ne calomnie que pour des raisons ◀d’▶État, jamais pour des raisons privées ;
3° ne donne ◀de▶ fausses nouvelles que dans une intention politique clairement définie, connue ◀de▶ tous, et constituant par là même une clé ◀de▶ correction très facile à manier ;
4° fournit beaucoup plus ◀de▶ texte que ◀d’▶images ;
5° s’exprime sur ◀les▶ mêmes sujets, dans ◀les▶ mêmes termes que ses confrères ;
6° ne dénigre jamais sa nation et ses chefs ;
7° demande des articles à des écrivains et à des savants plutôt qu’à des acteurs ou à des coureurs cyclistes.
Toutes ces raisons rendent ◀la▶ presse allemande assommante pour ◀le▶ grand public. ◀Les▶ tirages baissent, ◀le▶ nombre des organes diminue, contrairement à ce qui se passe en France. C’est un résultat magnifique. (Il y a longtemps que Kierkegaard a vu que ◀l’▶existence ◀de▶ ◀la▶ presse quotidienne « rend ◀le▶ christianisme impossible ».) De plus, ces journaux « mis au pas » se trouvent contenir bien plus ◀de▶ renseignements sur ◀l’▶état du monde que ◀les▶ « libres » journaux français. ◀L’▶Allemand sait ce qui se passe au Japon, en Amérique du Sud, et même en France. ◀Le▶ Français ◀l’▶ignore sereinement, mais par contre, il est au courant des faits et gestes ◀de▶ Mademoiselle Darrieux, ◀la▶ star. On nous affirme aussi qu’il est prêt à se faire tuer pour assurer ◀la▶ liberté ◀de▶ sa presse : ◀le▶ droit pour un journal ◀de▶ se vendre à qui il veut, et ◀d’▶inventer lui-même ses fausses nouvelles.
Économie. — Mon incompétence en ce domaine n’ayant ◀d’▶égale que celle ◀de▶ reporters qui ◀l’▶exploitent ◀d’▶ordinaire, je me contenterai ◀de▶ corriger certaines observations banales souvent reproduites par ◀la▶ presse étrangère.
S., directeur ◀d’▶un des plus grands trusts du Reich, naguère socialisant, aujourd’hui membre des SA, me dit qu’à son avis, Hitler était ◀le▶ seul homme capable ◀d’▶assurer des relations équilibrées (?) entre ◀la▶ France et ◀l’▶Allemagne, et cela en instituant un contrôle des marchés. Il me rappelle aussi qu’il y avait en janvier 1933 plus ◀de▶ 6 millions ◀de▶ chômeurs, chiffre réduit à 1 million deux ans plus tard. — Mais ils font tous des armements ! — Si ◀la▶ France n’en faisait plus, me répond S., combien aurait-elle ◀de▶ chômeurs ?
◀Les▶ journaux français sont pleins ◀d’▶allusions ironiques au mot ◀de▶ Goering sur ◀le▶ beurre remplacé par ◀les▶ canons. Voici ◀la▶ réalité : ◀le▶ beurre est contingenté, on ne peut en acheter qu’un demi-quart à la fois. Si ◀l’▶on en désire un second, il faut aller à ◀la▶ boutique suivante. C’est ce que nous faisons.
◀Les▶ magasins sont magnifiques à voir. Perfection des vitrines, des installations matérielles. Tout cela doit entraîner ◀de▶ gros frais généraux, ◀d’▶où ◀les▶ prix ◀de▶ détail fort élevés. ◀Les▶ étalages des boutiques ◀d’▶alimentation sont maigres : pas un melon de plus qu’on est certain ◀d’▶en vendre dans ◀la▶ journée. Quand rien ne se perd, quand il n’y a plus ◀d’▶excès possible, c’en est fait ◀de▶ ◀la▶ douceur ◀de▶ vivre. Mais ◀le▶ tout est ◀de▶ savoir pour quels excès ◀l’▶on se réserve.
◀L’▶argent liquide est fort rare. Presque tous ◀les▶ achats ◀de▶ quelque importance se payent par un système fort compliqué ◀de▶ billets à terme. Aux fins de mois, ◀la▶ caisse ◀de▶ ◀l’▶Université a peine à faire face à ses obligations. On ◀la▶ ferme sous ◀les▶ moindres prétextes, pour gagner un jour, un week-end. Je me suis laissé dire aussi que ◀la▶ police des rues feint ◀de▶ relâcher sa surveillance au cours de la quatrième semaine du mois, en sorte que ◀les▶ passants enhardis traversent ◀la▶ rue avec témérité aux moments interdits, et ce piège rapporte à ◀l’▶État beaucoup de pièces ◀de▶ 1 mark. Comme, au surplus, ◀les▶ porte-monnaie sont souvent vides à cette époque, c’est triple gain pour ◀la▶ police, car une amende dont on ne peut se libérer séance tenante est portée à 3 marks payables à domicile.
Voici un trait caractéristique ◀de▶ ◀la▶ hiérarchie des besoins élémentaires chez ◀les▶ Allemands. ◀Les▶ propriétaires ◀de▶ notre maison sont ruinés. Ils n’ont plus ◀d’▶autre argent liquide que celui que leur rapporte ◀la▶ location des chambres. Ils se nourrissent fort mal, n’achètent ni vin, ni fruits, et rarement ◀de▶ ◀la▶ viande. Mais ils viennent ◀d’▶acquérir une lessiveuse mécanique au prix de 120 marks (c’est deux mois ◀de▶ ménage).
Durant ◀les▶ années qui précédèrent ◀l’▶avènement ◀d’▶Hitler, j’ai souvent constaté dans d’autres provinces allemandes, ◀la▶ propension des gens ruinés à bâtir, à agrandir leur maison, à perfectionner leurs appareils ménagers. C’est un des secrets ◀de▶ ◀l’▶endettement monétaire ◀de▶ ◀l’▶Allemagne, et ◀de▶ sa richesse réelle.
Propagande. — Nous oublions trop souvent que ◀la▶ propagande hitlérienne flatte un des goûts profonds ◀de▶ ◀l’▶Allemand : celui ◀d’▶apprendre. Rosenberg, Goebbels, ◀les▶ théoriciens racistes, cherchent moins à enivrer ◀les▶ foules ◀d’▶éloquence (à ◀la▶ française), qu’à enseigner des faits et une morale civique présentée comme réaliste et « scientifique ». On n’imagine pas en France ◀le▶ sérieux et ◀l’▶application qu’apportent ◀les▶ partisans du national-socialisme à vous expliquer leur situation, telle que ◀le▶ Führer ◀l’▶a révélée à leur raison. Ils vous expliquent ◀les▶ lois biologiques ◀de▶ ◀la▶ race, ◀la▶ nécessité ◀de▶ ◀l’▶eugéniea, ◀le▶ fonctionnement avantageux des restrictions économiques « provisoires », ◀les▶ clauses du Diktat, ◀l’▶état démographique ◀de▶ ◀l’▶Europe centrale, ◀le▶ rôle des camps ◀de▶ travail dans ◀la▶ création ◀d’▶une éthique communautaire, ◀l’▶erreur des conceptions sociales sur lesquelles ils vivaient « avant janvier 1933 », etc., etc. Ils vous expliquent surtout quels sont ◀les▶ devoirs très rationnels (à leurs yeux tout au moins) qu’exige ◀d’▶eux ◀le▶ nouvel ordre social. Ce qui était révoltant dans ◀les▶ discours lancés comme des défis à ◀l’▶étranger, devient presque touchant, à force de bonne volonté, dans ◀la▶ bouche ◀d’▶un SA convaincu, ou ◀de▶ sa femme !
Serais-je contaminé par ◀l’▶optimisme ◀de▶ commande en ce pays ? Je me dis parfois que si ◀l’▶on parvient à éviter ◀de▶ nouveaux conflits armés, il se peut que ◀l’▶hitlérisme apparaisse aux yeux des historiens futurs, comme une école civique élémentaire qui aura donné au peuple allemand ce qui lui manquait pour désirer ◀la▶ vraie démocratie. Et pour réaliser ses premières conditions, qui sont ◀le▶ sens vulgarisé ◀de▶ ◀l’▶État et ◀le▶ sens du service social.
Compensations. — Staline proclame une religion du travail et ◀les▶ Russes sont ◀les▶ plus paresseux des hommes ; Mussolini une religion ◀de▶ ◀l’▶Empire, et c’est à peine si ◀les▶ Italiens avaient jamais été une nation ; Hitler une religion ◀de▶ ◀l’▶État, et ◀les▶ Allemands ◀l’▶apprennent péniblement, avec un pédantisme pathétique… N’allons pas faire, nous, une religion ◀de▶ ◀la▶ Liberté ! Ce serait ◀le▶ signe que nous en perdons ◀le▶ goût et ◀l’▶usage naturel, spontané.
Vertige ◀de▶ ◀la▶ relativité historique. — On est tenté ◀de▶ s’imaginer que certains choix entre deux causes sont simples, parce que des hommes n’ont pas hésité un instant à se faire tuer pour l’une ou l’autre ◀de▶ ces causes.
Pourquoi se fait-on tuer ? Dans ◀la▶ mesure où on ◀l’▶accepte, c’est par une sorte ◀d’▶acte ◀de▶ foi. Mais alors tout dépend ◀de▶ ◀la▶ vérité ◀de▶ cette foi. ◀Les▶ « camarades » dont parle ◀le▶ Horst Wessel Lied, et qui moururent sous ◀les▶ coups ◀de▶ ◀la▶ « Reaktion » et du « Rotfront », savaient-ils ce que serait ◀le▶ régime pour lequel ils se sacrifiaient ? Seuls leurs descendants ◀le▶ sauront. Et encore, ◀d’▶un savoir bien relatif, car il n’est pas ◀de▶ mesure constante dans cet ordre. Ils sont donc morts pour une idée que son triomphe tuera peut-être, ou révélera fausse et mauvaise.
Pour mourir « en connaissance de cause », il faudrait être à même ◀d’▶anticiper prophétiquement sur au moins quelques siècles ◀d’▶histoire.
◀Le▶ chrétien seul meurt dans ◀la▶ certitude, parce que sa foi lui a révélé ◀la▶ fin absolue ◀de▶ ◀l’▶Histoire : ◀la▶ catastrophe et ◀la▶ résurrection pour ◀le▶ Jugement. Et derrière lui retentit cette parole : « Tout est accompli » — sur ◀la▶ ◀Croix▶.
Fin ◀de▶ décembre 1935
Noël. Et ◀le▶ régime, de nouveau, qui s’efface : ◀la▶ vieille Allemagne pieuse et forestière ressuscite à tous ◀les▶ foyers, et c’est encore ◀la▶ vie ◀de▶ ces foyers qui se répand par ◀les▶ rues marchandes, aux devantures illuminées en plein midi, dans un parfum ◀de▶ sapin frais. « O Heil’ge Nacht ! », ô sainte nuit ◀d’▶intimité, où de nouveau j’entends battre ◀le▶ cœur ◀de▶ mon ancienne « Germanie aimée »…
2 janvier 1936
◀Le▶ fils ◀de▶ ◀la▶ propriétaire est un maigre blafard, blessé ◀de▶ guerre, et qui ne peut plus s’occuper que ◀de▶ ◀la▶ maison et des comptes ◀de▶ location. Il a coutume ◀de▶ descendre ◀les▶ escaliers en sifflant un air martial chaque fois que quelqu’un est sorti, pour vérifier si ◀la▶ porte a été refermée à clé. Hier soir, il m’avait remis ◀la▶ note du mois ◀de▶ décembre. En plus des 70 marks prévus : 45 marks pour ◀l’▶électricité et ◀le▶ gaz depuis trois mois. Dans ◀l’▶idée qu’il y avait erreur, je ◀l’▶ai fait venir ce matin.
— Il ne s’agit pas ◀d’▶une erreur, me dit-il, c’est exactement ce que j’ai dû payer pour vous, d’après ◀le▶ compteur !
— Mais notre contrat prévoyait ◀l’▶éclairage et ◀le▶ gaz compris ?
— Possible, mais c’est ce que vous m’avez coûté.
— Je ◀le▶ regrette pour vous, cher Monsieur, mais vous auriez dû ◀le▶ prévoir dès ◀le▶ début. Je m’en tiens à notre contrat. (J’ai pris ◀la▶ pose ◀de▶ Poincaré.)
— Dans ces conditions, je ne peux plus vous louer ◀l’▶appartement.
— Et moi, je ne puis plus ◀le▶ payer.
Voilà bien mes Allemands ! Au début, par désir ◀de▶ se rendre sympathiques, par générosité ou maladresse, ils font des offres trop avantageuses, sans calculer ◀les▶ risques qu’ils encourent. ◀L’▶expérience leur montrant qu’ils y perdent, au lieu de proposer un arrangement nouveau, ils perdent ◀la▶ tête, font un coup ◀de▶ bluff, et voilà ◀la▶ guerre déclarée.
3 janvier 1936
« Nie mehr Krieg ! ». Nous avons transigé. Morale :
Un Français né juriste et malin aurait essayé ◀de▶ me rouler en interprétant adroitement ◀la▶ lettre du contrat. ◀L’▶Allemand préfère en appeler à ◀la▶ nécessité qui ne connaît plus ◀de▶ contrat. Difficulté ◀de▶ prononcer où est ◀la▶ plus grande injustice. Et au surplus, dans l’un et l’autre cas, c’est ◀le▶ perdant seul qui parle ◀d’▶injustice, alors que l’autre est en droit ◀d’▶affirmer : point ◀de▶ justice sans révision des clauses devenues inadéquates.
10 janvier 1936
Un film ◀de▶ propagande. — Destin ◀d’▶une commune ◀d’▶Allemands ◀de▶ ◀la▶ région ◀de▶ ◀la▶ Volga, pendant ◀la▶ révolution russe.
◀L’▶officier soviétique a une tête ◀de▶ faux Chinois et ◀de▶ Chinois faux (infériorité morale des non aryens). ◀La▶ seule fille du village qui trahisse son honneur : c’est qu’elle est née ◀d’▶une mère russe. (Tout métis a ◀la▶ trahison dans ◀le▶ sang.) On voit un vieux pasteur qui a ◀la▶ faiblesse ◀de▶ prier pour ◀les▶ ennemis (sabotage moral) et ◀de▶ condamner ◀la▶ violence (libéralisme morbide). ◀Le▶ jeune paysan brutal qui lui tient tête figure ◀l’▶Allemagne nouvelle. Grâce à lui, ◀le▶ village sera sauvé, ◀les▶ Russes proprement massacrés. Dans une scène pathétique avec ◀le▶ vieux pasteur, ce champion des vertus germaniques s’écrie : « Je ne crois qu’à un Dieu qui sauve ◀l’▶honneur ◀de▶ mon peuple ! » ◀Le▶ village enfin délivré ◀de▶ ◀la▶ racaille asiatique, ◀les▶ jeunes gens se réunissent sur ◀les▶ ruines fumantes du temple11 et prient : « Ô Dieu, qui nous a faits libres et forts, reste avec nous, Amen ! » C’est ◀la▶ prière au dieu ◀de▶ ◀la▶ tribu. Quant au Livre qui dit : « Aimez vos ennemis », on nous explique que c’est une lettre morte (toter Buchstabe), et qui ne peut plus « nous aider ». En effet.
Tout cela précise opportunément ◀le▶ sens des déclarations du Führer, lorsqu’il se donne pour ◀le▶ protecteur ◀de▶ ◀la▶ « religion » contre ◀les▶ sans-Dieu bolchéviques.
15 janvier 1936
Conversation avec un SA. — Il vient de passer son doctorat, et fréquente encore, par occasion, mon séminaire. Comme il se montre curieux ◀de▶ mes réactions vis-à-vis du régime, je ◀l’▶emmène parfois à ◀la▶ maison pour bavarder.
Lui. — Quoi ◀de▶ neuf depuis notre dernière rencontre ?
Moi. — Quelques observations, en flânant dans vos rues… Flâner, c’est une activité plutôt « réactionnaire », n’est-ce pas ?
Lui. — Ah ! oui… (silence poli).
Moi. — Allons au fait. Je vous disais l’autre jour : Comment voulez-vous que ◀les▶ Français ne vous accusent pas ◀d’▶ardeur belliqueuse, quand ils voient vos jeunes gens se passionner pour ◀le▶ « Wehrsport »12 ? Cette manie ◀de▶ porter des bottes sans aller à cheval, ces uniformes, ces poignards qui pendent à vos ceinturons, ces défilés farouches — tout cela signifie guerre en français. Il n’y a rien à faire contre ce jugement. Je vous ◀le▶ disais : quand des Français voient des jeunes gens marcher au pas par rangs bien alignés, et surtout, faire cela pour ◀le▶ plaisir, il n’y a qu’une seule explication possible : c’est que ces types se préparent à ◀la▶ guerre.
Lui. — Ce n’est là, tout simplement, qu’un goût que nous avons. Cela n’a rien à voir avec ◀la▶ guerre, ◀la▶ guerre contre un pays déterminé. ◀De▶ tous temps, ◀les▶ jeunes Allemands ont aimé ◀la▶ marche et ◀le▶ chant par groupes. Ainsi, tenez, ◀les▶ Suisses se passionnent pour ◀le▶ tir au fusil. Vous n’irez pas leur reprocher, tout de même, ◀d’▶être un danger pour leurs voisins.
Moi. — Bon. Admettons. C’est là que nous en étions restés. Je vous avais dit pour conclure : Souhaitons que vous arriviez à faire comprendre, hors ◀d’▶Allemagne, que votre goût du décor guerrier est un goût pacifique somme toute, sportif, artistique si j’ose dire !
Lui. — Eh bien, et maintenant ?
Moi. — Je crois maintenant que c’est plus grave. Une chose me frappe : ce mot Kampf, lutte, qu’on entend et qu’on lit partout, ici, dans tous ◀les▶ articles ◀de▶ journaux, dans tous ◀les▶ discours politiques, à tout propos. J’admire votre « Secours ◀d’▶hiver », mais je remarque que toutes ◀les▶ banderoles rouges tendues au-dessus des rues et qui portent des devises ◀de▶ propagande pour ◀l’▶œuvre contiennent ◀le▶ mot Kampf, quand ce n’est pas ◀le▶ mot Krieg. « ◀La▶ lutte contre ◀la▶ faim et ◀le▶ froid est notre guerre. » Je sais bien ce que vous entendez par là : « ◀Les▶ autres peuples en sont encore à ◀la▶ guerre armée, nous, nous luttons pour édifier un monde sans misère : voilà notre guerre ! » Mais pourquoi faut-il que votre paix soit encore une guerre ? Ne pouvez-vous vraiment enthousiasmer vos concitoyens qu’en ◀les▶ appelant à ◀la▶ guerre, même si c’est pour ◀la▶ paix ? Voyez ◀la▶ différence : quand Briand voulait soulever ◀l’▶enthousiasme des Français, il « déclarait ◀la▶ Paix » au monde entier.
Lui. — Mais il n’y avait aussi que des Français pour ◀le▶ croire. Et cela ne gênait pas beaucoup votre Comité des forges. Parlons sérieusement. D’abord, ◀l’▶abus ◀de▶ ce mot Kampf s’explique facilement : c’est ◀le▶ Führer qui ◀l’▶a introduit dans nos habitudes ◀de▶ langage, avec sa fameuse autobiographie. Mais peu importe. ◀La▶ vérité, c’est que nous avons une conception héroïque ◀de▶ ◀la▶ vie. Tout dépend ◀de▶ cela.
Moi. — Nous y voilà. Je ne vais pas combattre votre conception du monde dans ◀la▶ mesure où elle se veut héroïque, comme celle des jeunes Russes d’ailleurs. Je voudrais bien que ◀la▶ jeunesse française se montre un peu plus héroïque, moins exclusivement passionnée pour ◀le▶ cinéma et ◀les▶ prouesses « sportives » des coureurs du Tour ◀de▶ France, par exemple. Seulement nous avons deux conceptions radicalement opposées ◀de▶ ◀l’▶héroïsme. Vous mettez vos bottes et vous allez faire ◀l’▶exercice dans ◀la▶ campagne. Bon, voilà qui est simple. Moi, c’est plus compliqué à expliquer… et peut-être aussi à faire. J’ai à me battre, aussi, contre un régime économique et culturel, contre une masse ◀de▶ préjugés politiques antédiluviens qui encombrent ◀la▶ vie publique et qui empoisonnent ◀la▶ pensée. J’ai à lutter, aussi, contre tous ◀les▶ entraînements ◀de▶ gauche ou ◀de▶ droite, pour avancer, pour dépasser ces vieilles hantises sentimentales, pour rester maître ◀de▶ ma pensée et ◀de▶ mes actes au milieu de ◀l’▶excitation générale et stérile qui caractérise ces années. Nous avons à construire un ordre. Cela me paraît bien plus urgent que ◀d’▶aller faire ◀la▶ petite guerre dans ◀les▶ bois ◀de▶ Meudon. Et c’est plus dangereux aussi.
Lui. — Bien sûr. Mais n’oubliez pas que nous avons fait notre révolution, nous. Nous avons un autre problème à résoudre maintenant. ◀Le▶ spirituel est réglé… officiellement du moins. Mais qu’allons-nous faire ◀de▶ notre énergie physique ? Et c’est plus grave encore. Voyez-vous, nous ne pouvons pas échapper à cette espèce ◀de▶ hantise, comme vous dites : ◀les▶ Anciens Combattants à côté de nous. Ils ont subi une épreuve formidable, ils ont fait une expérience maximum, ils ont vécu quelque chose ◀d’▶extrême, et rien ne peut remplacer cela pour nous. Nous avons honte devant eux. Nous sentons que nous ne sommes jamais allés jusqu’au bout de nos forces. Il y a un instinct profond, dans tout homme, qui réclame cette épreuve totale ◀de▶ ses forces. Comment ◀le▶ satisfaire ?
Moi. — Je vous aurais dit, il y a dix ans : ◀le▶ sport…
Lui. — C’est quelque chose. Ce n’est pas assez, ce n’est pas sérieux. ◀L’▶adversaire n’est pas un vrai adversaire, comme à ◀la▶ guerre. Nous avons besoin ◀de▶ sentir devant nous un adversaire vraiment dangereux, il nous faut cela pour provoquer ◀le▶ déploiement ◀de▶ toutes nos forces viriles. On ne peut pourtant pas ◀le▶ nier, purement et simplement, au nom du « pacifisme », au nom d’une théorie quelconque…
Moi. — Admettons même que votre Wehrsport développe réellement votre virilité. À quoi cela vous mènera-t-il, sinon à ◀la▶ guerre ?
Lui. — Peut-être qu’il faut cela…
Moi. — Vous ne ◀le▶ disiez pas tout à ◀l’▶heure ! Je vais sans doute vous étonner. Ce que je reproche à votre « peut-être qu’il faut cela », ce n’est pas son cynisme, c’est bien plutôt son idéalisme lamentable. ◀La▶ guerre actuelle n’est pas du tout un appel à ◀la▶ virilité. Nous ne sommes plus au temps de Frédéric le Grand. ◀La▶ guerre actuelle n’est pas une éducation ◀de▶ ◀la▶ violence physique, c’est une machine à tuer chimiquement, et à grande distance, c’est un massacre mécanique, un point c’est tout. ◀Le▶ tout au bénéfice du trust des armements, vous ◀le▶ savez bien. Je ne comprends pas votre jalousie à ◀l’▶endroit des Anciens Combattants. Ils ont subi une épreuve inutile et mauvaise. Ils ont été victimes ◀d’▶un effroyable accident. Une épreuve pareille n’est pas humaine, elle n’a aucune valeur pour ◀la▶ vie normale ◀de▶ ◀l’▶homme. Et ils ◀le▶ disent bien ! C’est une mutilation. C’est une catastrophe cosmique, comme une avalanche qui passe sur un village des Alpes : je vous demande un peu quelle gloire et quel bénéfice en retirent ◀les▶ survivants ! Allez-vous déclencher exprès une nouvelle avalanche pour vivre aussi cela, cette « expérience héroïque », cet Erlebnis admirable qui consiste à échapper avec un membre sur deux à une destruction imbécile ?
Lui. — Et alors, quelle solution proposez-vous ? Écrire des articles pacifistes, ou traîner dans ◀les▶ cafés, ou gagner ◀de▶ ◀l’▶argent, ou même faire ◀la▶ théorie ◀d’▶un ordre nouveau ? Vous n’êtes pas trop réalistes, en France.
Moi. — Vous savez que je ne suis pas « pacifiste ». Je reconnais ◀la▶ réalité et ◀la▶ nécessité ◀de▶ conflits humains. Mais il y a d’autres solutions que ◀la▶ guerre. Faire valoir toutes ◀les▶ différences, tous ◀les▶ contrastes, à ◀l’▶extrême, s’affirmer Français en face des Allemands, par exemple, cela peut conduire à une lutte ouverte, mais pas nécessairement à une destruction matérielle. Au contraire : nous autres personnalistes, nous avons un trop grand besoin des différences et des oppositions naturelles pour vouloir ◀les▶ anéantir. Nous sommes fédéralistes, c’est-à-dire que nous voulons que toutes ◀les▶ différences s’exaltent mutuellement par leur opposition, et créent des tensions fécondes. ◀La▶ civilisation et ◀la▶ culture naissent et vivent ◀de▶ tensions ◀de▶ ce genre. Prenez ◀l’▶exemple ◀d’▶un tableau. Il ne s’agit pas ◀de▶ mélanger toutes ◀les▶ couleurs pour aboutir à ◀l’▶harmonie. Il faut au contraire poser à côté ◀d’▶un rouge vif un vert violent pour que ◀l’▶ensemble « chante ».
Lui. — Belle composition esthétique ! Je vous dis que vous manquez ◀de▶ réalisme. Vous êtes encore disciple ◀de▶ Rousseau plus que vous ne ◀le▶ croyez ! Dans ◀la▶ réalité humaine, ◀l’▶exaltation des différences aboutit à ◀la▶ guerre, forcément.
Moi. — Dans votre réalité, oui ! Parce que vous placez tous ◀les▶ conflits dans ◀le▶ cadre rigide des nations. ◀La▶ nation-bloc, telle que vous ◀la▶ concevez, est un danger dès qu’elle est forte et armée. C’est bien pourquoi j’estime que votre « sport armé » est une menace pour ◀la▶ paix, que vous ◀le▶ vouliez ou non, parce qu’il est au service ◀de▶ ◀l’▶État.
Lui. — Ach ! C’est uniquement pour notre éducation intérieure. Vous savez bien que nous n’avons aucune raison ◀de▶ vouloir ◀la▶ guerre avec ◀la▶ France. Qu’aurions-nous à y gagner, je vous ◀le▶ demande ?
Moi. — En effet. Mais avec ◀la▶ Russie ?
Lui. — C’est autre chose. Il faut être prêt à tout, bien qu’il y ait encore ◀la▶ Pologne entre deux. Mais surtout il nous faut une force, à ◀l’▶intérieur, pour assurer ◀la▶ défense du régime.
Moi. — J’en reviens à notre problème ◀de▶ ◀la▶ guerre en soi. Quelle solution donnez-vous à cette question ◀de▶ ◀l’▶utilisation des forces obscures, brutales, ◀de▶ ◀l’▶homme ? ◀La▶ préparation à ◀la▶ guerre. Et quand je vous dis que c’est un danger européen, vous ◀le▶ niez, avec une sincérité que je ne puis mettre en doute, mais que je n’arrive pas à concevoir. Je suis sans doute trop rationaliste encore ?
Lui. — Je ne nie pas ◀la▶ difficulté. Mais est-ce qu’il n’y en a pas aussi dans votre système « fédéraliste » ? Et, de plus, vous laissez ◀de▶ côté cette nécessité du déploiement physique ◀de▶ ◀l’▶homme…
Moi. — Nous ne ◀la▶ laissons pas ◀de▶ côté. Nous voulons lui créer un autre champ que celui ◀de▶ ◀la▶ guerre moderne. Nous nions que ◀la▶ guerre soit jamais une solution, étant donnés ses instruments actuels. Nous voulons une lutte créatrice, et non pas destructrice. Tout ◀l’▶effort ◀de▶ ◀la▶ civilisation est là : rendre féconds ◀les▶ conflits nécessaires. Et non pas aboutir à ◀la▶ suppression ◀d’▶un des antagonistes. Je sais bien que ◀le▶ mot civilisation est mal vu chez vous. Mais nous ne renoncerons pas à ◀la▶ civilisation sous prétexte que ◀les▶ juifs allemands en ont donné, selon vous, une caricature. Il faut que ◀les▶ luttes deviennent des luttes spirituelles, dans ◀le▶ sens où Rimbaud a dit : « ◀Le▶ combat spirituel est aussi brutal que ◀la▶ bataille ◀d’▶hommes. »
Lui. — Et pour ceux qui n’arrivent pas si haut ? Pour ◀la▶ grande masse des hommes qui ne comprennent ◀la▶ violence que sous ses formes physiques, que ferez-vous ? Allez-vous au moins réserver un terrain concret, un pays où ceux qui en auront envie pourront… comment dites-vous en français « sich austoben ? »
Moi. — S’en donner à cœur joie ! Ou à mort, plutôt… Je veux bien, pourvu que ce ne soit pas en France. Mais je vous répondrai plus sérieusement, ◀d’▶un seul mot : c’est une question ◀d’▶éducation. Pour nous, éduquer ◀les▶ hommes, ce n’est pas leur bourrer ◀le▶ crâne ◀de▶ notions inutiles, ni même ◀de▶ notions dites pratiques. Mais c’est encore moins ◀les▶ dresser à ◀la▶ brutalité. Éduquer ◀les▶ hommes, c’est leur donner ◀les▶ moyens, justement, ◀de▶ transporter leur violence naturelle dans des domaines où elle devienne féconde.
Lui. — Je vous souhaite bonne chance !
25 janvier 1936
Anas. — ◀L’▶avocat me questionnait sur ◀la▶ politique extérieure ◀de▶ ◀la▶ France. ◀Le▶ pacte avec ◀les▶ Soviets ◀l’▶irrite vivement. « Si ◀la▶ France, comme vous ◀l’▶affirmez, préfère en général ◀les▶ principes à ses intérêts, pourquoi s’allie-t-elle avec Staline ? Il a fait pire que nous contre ◀la▶ liberté. »
Chaque fois que ◀l’▶on m’envoie un livre ◀de▶ France, je dois aller ◀le▶ retirer au bureau ◀de▶ douane. Ce matin, il s’agissait ◀de▶ ◀l’▶innocente biographie ◀d’▶une femme ◀de▶ bien…
— Est-ce un ouvrage politique ? me demande ◀l’▶employé.
— Comment voulez-vous que je ◀le▶ sache ? Donnez-le-moi d’abord, s’il vous plaît, et je vous répondrai dans huit jours. D’ailleurs tout est politique chez vous, même ◀les▶ biographies ◀de▶ sœurs ◀d’▶hôpital, je pense.
◀L’▶insolence paralyse un fonctionnaire allemand. Il se met à suer à grosses gouttes. Il cherche une chicane… Voilà : son index inquisiteur désigne ◀les▶ mots dix hors-textes, sur ◀la▶ couverture. Je lui donne une explication technique aussi pédante que possible.
— Il y a donc des papiers joints à ce livre ?
— Oui, des papiers secrets comme vous ◀le▶ voyez, puisque c’est imprimé sur ◀la▶ couverture.
Il lance ◀le▶ livre sur ◀la▶ banquette et bat en retraite.
— Phrases souvent entendues chez des bourgeois ◀de▶ ◀l’▶espèce « grand bourgeois » : « ◀Le▶ peuple est favorable au régime. ◀Les▶ employés et ◀les▶ ouvriers y trouvent mille occasions ◀de▶ s’élever. Voyez notre Gauleiter 13 : un employé ◀de▶ postes ! Et voyez nos domestiques : ils ne nous respectent plus. » (Cela signifie qu’ils sont devenus moins serviles, qu’ils se respectent davantage.)
— Je me promène dans ◀les▶ grandes artères, je regarde ◀les▶ gens, je me dis : au fond, il n’y a pas eu ◀de▶ révolution. Tout est à peu près comme avant, sauf qu’on ne tue plus dans ◀la▶ rue. (Je crois que c’est cela que ◀les▶ bonnes gens baptisent « ◀l’▶ordre ».) Ils n’ont fait que rétablir ◀la▶ situation capitaliste, et retarder ◀l’▶inévitable, j’entends ◀le▶ règlement ◀de▶ comptes avec ◀les▶ erreurs économiques du xixe siècle. Mais il faut reconnaître que leur révolution sociale a plus ◀de▶ réalité que ◀l’▶économique : c’est que la première dépend en somme ◀d’▶une propagande habile, elle est morale d’abord, égalisatrice et corrective ; la seconde exigerait un esprit créateur. Or ils ont plus ◀de▶ maçons que ◀d’▶architectes ; plus ◀d’▶orateurs que ◀de▶ penseurs.
Mais encore, tout cela ne me satisfait guère : il doit y avoir une clé. Quelque chose là-dessous. Quelque chose ◀d’▶invisible, justement, et qui prime tout, à leur estime…
Février 1936
À Francfort pour ◀le▶ Carnaval. — En 1932, à cette époque, j’écrivais à ◀la▶ fin ◀d’▶une étude sur Goethe : « ◀Les▶ temps nous pressent de toutes parts au choix, jusque dans nos admirations, nous pressent ◀d’▶affecter toutes choses, même spirituelles ◀d’▶une sorte ◀de▶ coefficient ◀d’▶utilité. En ce jour ◀de▶ février 1932, dans ce Francfort en proie au Carnaval et à ◀l’▶angoisse, ce n’est pas moi qui pose la question : elle m’assiège. Le dernier Carnaval, peut-être, pour cette bourgeoisie dont je viens ◀d’▶admirer ◀les▶ trésors patinés, dans ◀la▶ haute demeure familiale ◀de▶ Goethe14. »
C’était au terme ◀d’▶un court séjour en cette ville où je reviens aujourd’hui, après trois ans, constater sans plaisir que je ne me trompais pas. J’ai revu ◀le▶ noble escalier, ◀les▶ pièces aux meubles rares ◀de▶ ◀la▶ maison ◀de▶ Goethe, plus isolée encore et plus intime dans ce temps.
◀Le▶ Goethe de Francfort et des premières années ◀de▶ Weimar, avant ◀le▶ voyage ◀d’▶Italie : c’est celui-là que j’aime ◀d’▶une amitié vivante, et qui n’a pas cessé ◀de▶ me nourrir depuis dix ans. Kierkegaard est ma démesure, Goethe mon équilibre. Contemporains, ils se seraient détestés. Et c’est moins un dialogue en moi qu’une lutte quotidienne qu’ils poursuivent, avec des succès alternés. Mais ici et maintenant, et sous ◀la▶ menace ◀d’▶un régime qui n’eût pas manqué ◀de▶ réduire l’un et l’autre au silence, me verrai-je contraint ◀de▶ choisir celui qui résiste ◀le▶ mieux ? Cet humaniste tourmenté mais trop habile, serait-il un obstacle sérieux pour ◀l’▶entreprise ◀de▶ glorification des forces humaines, purement humaines, que représente ◀l’▶hitlérisme ? Ne trouverait-il pas vingt raisons ◀d’▶accepter comme tant de bourgeois une tyrannie prétendue provisoire, ◀d’▶où naîtra peut-être un homme neuf, un bonheur neuf, un orgueil mieux fondé ? C’est Goethe le premier qui nous apprit à considérer notre vie dans une durée biographique et historique où ◀l’▶instant se relativise. Ainsi ◀les▶ décisions dernières perdent leur urgence absolue. Il faudrait tout savoir pour calculer son acte, et ce savoir est accessible : il est au terme du progrès, ◀de▶ ◀l’▶évolution ◀de▶ notre individu. ◀Les▶ nazis corrigent : ◀de▶ ◀la▶ race. C’est encore un progrès « scientifique »… Que pourrait objecter Monsieur le Ministre ? Mais Kierkegaard nous dit : c’est dans ◀l’▶instant présent, dans ◀la▶ décision immédiate et prise au nom de ◀l’▶Absolu, non ◀d’▶une Histoire hypothétique, que se joue ◀le▶ salut ◀de▶ ton être. Alors il n’y a plus ◀de▶ prétextes. Ou bien tu crois, ou bien tu te révoltes. — Et je vois que ◀les▶ seuls qui résistent sont en fait ceux qui communient dans ◀la▶ foi où vivait ◀le▶ Danois.
Mais moi qui ne suis pas ◀de▶ ce pays, moi qui ne vis pas encore sous ◀la▶ menace directe, dans ◀la▶ question tragique ◀de▶ ce régime, je puis encore — et je ◀le▶ dois sans doute — méditer sur ◀le▶ cours ◀de▶ ◀l’▶Histoire. Préparation aux décisions prochaines.
Je vois se former un abîme entre ◀la▶ jeunesse hitlérienne qui va sortir des camps ◀de▶ travail, et ◀la▶ jeunesse des démocraties. Laquelle des deux est en retard sur ◀la▶ « vérité » historique ? Sur ◀la▶ marche « fatale » des choses ?
Faut-il penser que ◀les▶ régimes totalitaires ne sont que des folies passagères ? Ou bien sont-ils ce que ◀l’▶on nommera ◀la▶ vérité politique ◀de▶ ce temps, celle qui s’impose déjà à ◀la▶ moitié ◀de▶ ◀l’▶Europe, et qui demain ◀la▶ dominera ?
Si ◀le▶ régime totalitaire est ◀le▶ châtiment qu’a mérité ◀l’▶Europe, si plus rien ne peut s’opposer à son triomphe tôt ou tard, il nous faut ◀l’▶étudier ◀de▶ très près, sur place, avec une passion froide. Car il y va ◀de▶ toute notre culture. Comment sauver au plus secret ◀d’▶un tel régime ◀les▶ valeurs qui nous sont vitales ? Pour un chrétien, il y va ◀de▶ bien plus : ◀de▶ ◀la▶ forme que pourra revêtir ◀la▶ prédication ◀de▶ ◀l’▶Évangile, ◀le▶ témoignage des fidèles. ◀Le▶ grand danger serait ◀de▶ lier sa foi à des valeurs humaines périmées. C’est pourquoi ◀la▶ lutte que poursuit ◀la▶ chrétienté allemande sous ◀la▶ ◀croix▶ est pour nous ◀d’▶une valeur exemplaire : jusqu’où peut-on céder à ce César sans rien céder ◀de▶ ce qui est à Dieu ? Tragique révision des valeurs, qui nous oblige à dépouiller enfin tout ◀l’▶élément humain ◀de▶ nos religions. Il fallait cette épreuve du feu pour ◀les▶ chrétiens embourgeoisés.
7 mars 1936
Comme je traversais ◀la▶ place ◀de▶ ◀l’▶Opéra, hier vers minuit, des camelots criaient une édition spéciale du journal local du Parti : « Convocation du Reichstag pour demain ! »
Onze heures du matin. J’entends ◀la▶ radio à ◀l’▶étage supérieur, sans comprendre. Ce doit être ◀le▶ discours du Führer. Personne dans ◀la▶ maison ne répond plus aux sonneries, et toutes ◀les▶ portes ont été fermées à double tour.
Une heure. ◀Le▶ discours vient de prendre fin. Un chant : ◀le▶ Deutschland über alles. Des portes claquent à ◀l’▶étage. Des pas précipités dans ◀l’▶escalier. ◀Le▶ fils ◀de▶ ◀la▶ propriétaire sort ◀de▶ ◀la▶ cave en gesticulant, une bouteille à ◀la▶ main, et remonte quatre à quatre en sifflant ◀le▶ Horst Wessel Lied. Conversation excitée chez ◀les▶ voisins. Je distingue ◀le▶ mot « Frankreich » crié à plusieurs reprises. Déjà des drapeaux paraissent aux balcons. Qu’a-t-il dit ?
Après-midi. ◀Les▶ éditions spéciales annoncent ◀la▶ « libération ◀de▶ ◀la▶ Rhénanie ». Libérer, c’est armer, dans ce pays. Nous voici reportés au temps des Francs et Wisigoths, où ◀la▶ dignité ◀d’▶homme libre était attestée par ◀le▶ droit ◀de▶ porter une arme à ◀la▶ guerre et ◀de▶ ◀la▶ conserver à son foyer en temps ◀de▶ paix.
◀La▶ ville entière est pavoisée. Des cortèges bruns circulent en chantant. Je n’ai pas vu ◀les▶ troupes : elles ont passé à ◀l’▶aube, en direction du Rhin.
— Est-ce ◀la▶ guerre ? m’a demandé ◀le▶ vendeur du kiosque à journaux. — ◀La▶ guerre, grands dieux ! Parce que vous mettez quelques soldats à vos frontières ? ◀Les▶ Français ne sont pas si fous !
Il a paru complètement déconcerté.
9 mars 1936
Journaux français. « Nous opposerons ◀la▶ force du droit au droit de ◀la▶ force ! » Signifie : nous opposerons ◀de▶ ◀la▶ rhétorique à des canons. C’était couru.
Pourtant, ils ont eu peur, ici. Une dame me téléphone, encore anxieuse : « Dès que ◀le▶ discours a été terminé, je me suis précipitée à ◀la▶ fenêtre pour voir s’il n’y avait pas ◀d’▶avions français dans ◀le▶ ciel ! »
Extraordinaire affectivité qui s’attache dans ce pays aux armes, à ◀la▶ chose guerrière. Je ne puis m’empêcher ◀de▶ trouver vaguement obscène ◀l’▶excitation ◀de▶ ces populations « libérées ». Je songe que « freien » (libérer) signifie aussi : épouser. ◀La▶ réoccupation ◀de▶ ◀la▶ Rhénanie est une espèce ◀d’▶acte sexuel, au moins autant qu’un acte politique. Comment expliquer autrement cette euphorie bizarre qui est dans ◀l’▶air ◀de▶ ◀la▶ ville, dans ◀la▶ circulation ◀de▶ ◀la▶ foule, dans ◀les▶ regards croisés, ◀les▶ propos égarés ?
On est en train de coller sur ◀les▶ piliers ◀de▶ publicité ◀d’▶énormes affiches rouges : « ◀Le▶ Führer parle ! » C’est pour après-demain, à ◀la▶ Festhalle. ◀Les▶ places sont déjà plantées ◀de▶ hauts mâts blancs. Des équipes du service ◀de▶ travail installent des haut-parleurs tous ◀les▶ cent mètres, entre ◀les▶ tilleuls des avenues.
◀L’▶allure des passants s’accélère. ◀Les▶ glandes endocrines sécrètent. Il serait curieux ◀de▶ mesurer ◀l’▶augmentation du volume des affaires dans une ville qui attend son Maître.
Nuit du 10 au 11 mars 1936
◀Le▶ tambour des SS, deux coups lents, trois coups rapprochés, n’a cessé ◀de▶ battre hier par toute ◀la▶ ville. Il est trois heures du matin : j’ai été réveillé par son roulement proche, et je ◀l’▶entends encore au loin. Cette fois-ci nous y sommes. C’est ◀le▶ grand tam-tam ◀de▶ ◀la▶ tribu qui est déclenché. ◀Le▶ sommeil même doit être mis au pas, et ◀l’▶inconscient rythmé lugubrement.
11 mars 1936
Une cérémonie sacrée. — Trois heures ◀de▶ ◀l’▶après-midi, dans un café près de ◀l’▶Opéra. Je dis à mon compagnon, ◀le▶ dramaturge suisse allemand L. :
— Vous y croyez, vous, à ◀l’▶âme collective ? Est-ce que ce n’est pas une formule grandiloquente pour désigner ◀l’▶absence ◀d’▶âme personnelle chez ◀les▶ individus charriés par ◀les▶ mouvements mécaniques ◀d’▶une foule ?
— Allez écouter ◀le▶ Führer, nous en reparlerons demain. Seulement allez-y tout de suite, car ◀les▶ portes s’ouvrent à 5 heures.
— Mais il n’est annoncé que pour 9 heures, et j’ai une carte.
— Venez voir !
Du seuil du café, ◀l’▶on aperçoit toute ◀la▶ place ◀de▶ ◀l’▶Opéra. Des milliers ◀de▶ SA et ◀de▶ SS y sont déjà rangés, immobiles. ◀Le▶ Führer viendra au balcon à 11 heures. D’ici là, ces hommes ne bougeront pas.
Je me perds dans des labyrinthes ◀de▶ barrages jusqu’aux abords ◀de▶ ◀la▶ Festhalle — tout un peuple campe alentour, depuis ◀le▶ matin — et je ne puis franchir ◀les▶ portes qu’à 5 heures 10. Comment fait-on pour occuper en dix minutes 35 000 places assises ? Je me glisse dans des rangs compacts derrière ◀les▶ bancs. Je verrai très bien ◀la▶ tribune, qui se dresse au centre ◀de▶ ◀l’▶ovale, comme une tour carrée, tendue ◀de▶ rouge et violemment éclairée par des projecteurs convergents. Des masses brunes s’étagent jusqu’à la troisième galerie, ◀les▶ visages indistincts. Immense roulement ◀de▶ tambour, rarement interrompu par une fanfare ◀de▶ fifres. On attend, on se serre de plus en plus. Des formations du front du travail viennent occuper ◀les▶ couloirs, ◀la▶ pelle sur ◀l’▶épaule. ◀Les▶ affiches annonçaient un appel général du Parti dans ◀les▶ 45 salles ◀de▶ ◀la▶ ville, pour ◀la▶ même heure. Avec tout ce que ◀les▶ trains spéciaux ont déversé depuis ◀la▶ veille dans cette cité ◀de▶ 700 000 habitants, et ◀les▶ autocars, et ◀l’▶afflux des campagnards venus à pied, il y aura un million ◀d’▶auditeurs immédiats.
Je suis venu avec ◀l’▶idée ◀d’▶écouter aussi ◀la▶ foule. Je me trouve au milieu d’ouvriers, ◀de▶ jeunes miliciens du Service ◀de▶ travail, ◀de▶ jeunes filles, ◀de▶ femmes pauvrement vêtues : ils ne disent presque rien. On se passe une lorgnette, une saucisse. On se demande ◀l’▶heure. Parfois un bruit ◀de▶ houle parvient par ◀les▶ baies ouvertes, cent-mille hommes battent ◀les▶ murs ◀de▶ ◀la▶ halle.
Quelques femmes s’évanouissent, on ◀les▶ emporte, et cela fait un peu de place pour respirer. Sept heures. Personne ne s’impatiente, ni ne plaisante. Huit heures. ◀Les▶ dignitaires du Reich apparaissent, annoncés par ◀les▶ clameurs ◀de▶ ◀l’▶extérieur. Goering, Blomberg, des généraux, salués par des heil joyeux. ◀Le▶ gouverneur ◀de▶ ◀la▶ province nasille des lieux communs, mal écouté. Je suis debout, malaxé et soutenu par ◀la▶ foule, depuis bientôt quatre fois soixante minutes. Est-ce que cela vaut ◀la▶ peine ?
Mais voici une rumeur ◀de▶ marée, des trompettes au-dehors. ◀Les▶ lampes à arc s’éteignent dans ◀la▶ salle, tandis que des flèches lumineuses s’allument sur ◀la▶ voûte, pointant vers une porte à ◀la▶ hauteur des premières galeries. Un coup ◀de▶ projecteur fait apparaître sur ◀le▶ seuil un petit homme en brun, tête nue, au sourire extatique. Quarante mille hommes, quarante mille bras se sont levés d’un seul coup. ◀L’▶homme s’avance très lentement, saluant ◀d’▶un geste lent, épiscopal, dans un tonnerre assourdissant ◀de▶ heil rythmés. (Je n’entends bientôt plus que ◀les▶ cris rauques ◀de▶ mes voisins sur un fond ◀de▶ tempête et ◀de▶ battements sourds.) Pas à pas il s’avance, il accueille ◀l’▶hommage, le long de ◀la▶ passerelle qui mène à ◀la▶ tribune. Pendant six minutes, c’est très long. Personne ne peut remarquer que j’ai ◀les▶ mains dans mes poches : ils sont dressés, immobiles et hurlant en mesure, ◀les▶ yeux fixés sur ce point lumineux, sur ce visage au sourire extasié, et des larmes coulent sur ◀les▶ faces, dans ◀l’▶ombre.
Et soudain tout s’apaise. (Mais ◀la▶ marée de nouveau s’enfle au-dehors.) Il a étendu ◀le▶ bras énergiquement — ◀les▶ yeux au ciel — et ◀le▶ Horst Wessel Lied monte sourdement du parterre. « ◀Les▶ camarades que ◀le▶ Front rouge et ◀la▶ Réaction tuèrent — marchent en esprit dans nos rangs ».
J’ai compris.
Cela ne peut se comprendre que par une sorte particulière ◀de▶ frisson et ◀de▶ battement ◀de▶ cœur — cependant que ◀l’▶esprit demeure lucide. Ce que j’éprouve maintenant, c’est cela qu’on doit appeler ◀l’▶horreur sacrée.
Je me croyais à un meeting ◀de▶ masses, à quelque manifestation politique. Mais c’est leur culte qu’ils célèbrent ! Et c’est une liturgie qui se déroule, ◀la▶ grande cérémonie sacrale ◀d’▶une religion dont je ne suis pas, et qui m’écrase et me repousse avec bien plus ◀de▶ puissance même physique, que tous ces corps horriblement tendus.
Je suis seul et ils sont tous ensemble.
12 mars 1936
◀Le▶ journal ◀de▶ ce matin écrit :
« Lorsque ◀le▶ Führer s’écria : Je ne puis vivre que si ma foi puissante dans ◀le▶ Peuple allemand est sans cesse renforcée par ◀la▶ foi et ◀la▶ confiance du Peuple en moi ! — un seul cri des masses confessant leur fidélité lui répondit. »
Je n’oublierai plus ce « cri », cette clameur instantanée ◀de▶ 40 000 humains dressés ◀d’▶un seul élan. « Une ère nouvelle commence ici… »
Non, ce n’est pas ◀de▶ haine qu’il s’agit, mais ◀d’▶amour. J’ai entendu ◀le▶ râle ◀d’▶amour ◀de▶ ◀l’▶âme des masses, ◀le▶ sombre et puissant râle ◀d’▶une nation possédée par ◀l’▶Homme au sourire extasié, — lui ◀le▶ pur et ◀le▶ simple, ◀l’▶ami et ◀le▶ libérateur invincible…
J’ai envoyé un récit du discours à des amis ◀de▶ France : copie des notes ◀de▶ ce journal. Je n’ai ajouté que ceci, en conclusion :
« Chrétiens, retournez aux catacombes ! Votre “religion” est vaincue, vos cérémonies modestes, vos petites assemblées, vos chants traînants, tout cela sera balayé. Il ne vous restera que ◀la▶ foi. Mais ◀la▶ vraie lutte commence là. »
13-21 mars 1936
Huit jours à Paris. — Extrême difficulté ◀de▶ faire comprendre ici ◀la▶ chose qui est en jeu là-bas : il m’a fallu, sur place, des mois pour ◀la▶ comprendre. Je m’étonne après coup ◀de▶ mon aveuglement, comme ◀l’▶initié qui se souvient ◀de▶ ses vaines frayeurs, ◀de▶ ses questions naïves quand il passait par les premières épreuves ; et maintenant tout s’éclaire et s’enchaîne. Je collectionnais des observations ◀de▶ détail et des interprétations théoriques, vraies et vraisemblables une à une, mais dont ◀l’▶ensemble me laissait une impression assez confuse. Capitalisme et socialisme, bellicisme et passivité, esprit spartiate et goût du confort, jeunesse cynique et vieux bateaux réactionnaires, bourgeois inquiets, opposants complices. Et seuls mes amis juifs me donnaient du régime une interprétation étonnamment conforme aux préjugés français-moyen, comme s’ils ne sentaient rien ◀de▶ ce qui se vivait autour ◀d’▶eux, comme s’ils ne sentaient pas ce je ne sais quoi dans ◀l’▶atmosphère qui faisait que toutes ◀les▶ descriptions « objectives » ◀de▶ nos journalistes paraissaient, vues d’ici, décrire un monde factice, où nul Allemand ne pouvait reconnaître ni ses souffrances secrètes ni son espoir. « Il doit y avoir une clé », écrivais-je à ce moment. Je ◀l’▶ai trouvée, cette clé, mais à présent, comment faire sentir aux Français ce que j’ai senti, ce que j’ai miterlebt ? (◀Le▶ mot n’est même pas traduisible.) ◀Les▶ plus puissantes réalités ◀de▶ ◀l’▶époque sont affectives et religieuses, et ◀l’▶on ne me parle que ◀d’▶économie, ◀de▶ technique politique et ◀de▶ droit. Lorsque j’essaie ◀d’▶évoquer ce discours qui m’a révélé « leur » secret, pour peu de passion que j’y mette, on m’apprend que je suis hitlérien ! C’est que ◀les▶ hommes ◀de▶ notre temps ne croient pas au jugement ◀de▶ ◀l’▶esprit mais seulement au frisson des tripes. N’allez pas leur décrire un massacre à ◀la▶ mitrailleuse dans ◀le▶ tas : loin de s’indigner, ils vous en redemanderont. Ainsi, me jugeant d’après eux, ils n’imaginent pas un instant qu’ayant éprouvé ce que j’ai dit, à ce degré ◀d’▶intensité, je n’aime pas cela comme ils ◀l’▶aiment déjà.
Hitler. — On me questionne sur ◀le▶ Führer. Je ne suis pas son confident. Et vous avez ◀les▶ journalistes…
Je ◀l’▶ai entendu pendant une heure et demie, et je ◀l’▶ai vu à la sortie de son culte, debout dans sa voiture qui longeait très lentement une rue étroite, mal éclairée. Une seule chaîne ◀de▶ SS ◀le▶ séparait ◀de▶ ◀la▶ foule. J’étais au premier rang, à deux mètres ◀de▶ lui. Un bon tireur ◀l’▶eût descendu très facilement. Mais ce bon tireur ne s’est jamais trouvé, dans cent occasions analogues. Voilà ◀le▶ principal ◀de▶ ce que je sais sur Hitler. Vous pouvez réfléchir là-dessus. Réfléchir ou même délirer.
On ne tire pas sur un homme qui n’est rien et qui est tout. On ne tire pas sur un petit-bourgeois qui est ◀le▶ rêve ◀de▶ 60 millions ◀d’▶hommes. On tire sur un tyran, ou sur un roi, mais ◀les▶ fondateurs ◀de▶ religion sont réservés à d’autres catastrophes. Je sais qu’il y a des fous, des accidents ◀de▶ circulation et des erreurs ◀de▶ ◀l’▶histoire. ◀Le▶ Führer déclarait un jour qu’il ne craint pas ◀les▶ Ravaillac, parce que sa mission ◀le▶ protège. Il faut croire un homme qui dit cela. Qu’il soit un instrument ◀de▶ ◀la▶ Providence comme il ◀l’▶affirme, ou qu’il soit un fléau ◀de▶ Dieu (c’est une nuance), son destin ne dépend plus des hommes, pas même ◀de▶ ◀l’▶homme Adolf Hitler. À plus forte raison, notre jugement sur lui doit être absolument indépendant des mérites qu’il a ou n’a pas, ◀de▶ ◀la▶ sympathie ou des haines qu’il excite15. Et cela définit un génie, au sens démoniaque ◀de▶ ce terme. ◀Le▶ seul trait qui me frappe en lui, si je ◀le▶ regarde en psychologue, c’est ◀la▶ surhumaine énergie qu’il développe pendant un discours. Une énergie ◀de▶ cette nature, on sent très bien qu’elle n’est pas ◀de▶ ◀l’▶individu, et même qu’elle ne saurait se manifester qu’autant que ◀l’▶individu ne compte plus, n’existe plus, n’est que ◀le▶ support ◀d’▶une puissance qui échappe à nos psychologies. Ce que je dis là serait du romantisme ◀de▶ ◀la▶ plus déplorable espèce si ◀l’▶œuvre accomplie par cet homme — et j’entends bien par cette puissance à travers lui — n’était pas une réalité qui provoque ◀la▶ stupeur du siècle. On demande sottement s’il est intelligent. Ne voyez-vous donc pas qu’un homme intelligent, qu’il ◀le▶ soit très peu ou follement, si cela compte en lui ◀le▶ moins du monde, il ne vaut rien pour un destin pareil ? Un génie n’est ni fou ni bête, ni sensé ni intelligent. Il ne s’appartient pas, n’a pas ◀de▶ qualités propres, ◀de▶ vices ou ◀de▶ vertus, ni même ◀de▶ compte en banque, et à peine un état civil. Il est ◀le▶ lieu ◀de▶ passage des forces ◀de▶ ◀l’▶Histoire, ◀le▶ catalyseur ◀de▶ ces forces qui déjà sont dressées devant vous ; et après cela, vous pouvez ◀le▶ supprimer sans rien détruire ◀de▶ ce qui s’est fait par lui.
Qu’il y ait eu dans ces temps aveugles à toute réalité non numérable ◀le▶ fait qu’il vous faut bien nommer Hitler, c’est une effrayante ironie machinée par ◀la▶ Providence : — « Ah ! vous ne croyez plus au mystère ? Eh bien, je pose ce fait dans votre histoire, expliquez-le si vous pensez encore que cela suffit à vous en protéger. » Mais ◀les▶ malins sont déjà tous en train de faire des canons et des abris sous terre. Ce n’est pas une manière ◀de▶ prouver qu’ils ont quelque chose à défendre, à supposer que ce soit une manière ◀de▶ se défendre, ce dont il est prudent ◀de▶ douter. Dites-vous encore que j’admire ◀le▶ Führer ? Laissez-moi plutôt admirer ◀la▶ convergence providentielle ◀de▶ sa puissance et ◀de▶ vos désirs secrets « ◀d’▶ordre » à tout prix, au prix même ◀de▶ ◀l’▶humain… À croire que ceux-ci créent celle-là… Mais ce serait trop beau dans ◀le▶ genre édifiant. Notre destin ne dépend pas seulement ◀de▶ nos bassesses. Arrêtons-nous sur ◀le▶ seuil du mystère, car dès ici ◀le▶ diable en sait plus que nous.
J’aurais pu dire tout cela beaucoup plus vite, mais on redoute ◀de▶ n’être pas compris… J’aurais pu dire par exemple que ceci définit Hitler : seul un prophète peut lui répondre.
(Note pour certains ◀de▶ mes contemporains : un prophète n’est pas un devin, astrologue ou conteur ◀de▶ ◀l’▶avenir, mais un homme qui prononce ◀la▶ Parole absolue, ◀le▶ Jugement intemporel qui tombe sur tel instant ◀de▶ ◀l’▶histoire et ◀le▶ confronte à ◀la▶ justice ◀de▶ Dieu. Non pas ◀l’▶avenir, mais ◀l’▶éternel Présent, ou ◀la▶ présence ◀de▶ ◀l’▶Éternel, voilà ce que disent ◀les▶ lèvres du prophète. Et cet homme-là, comme l’autre, ne compte pas, car où serait sinon sa puissance ?)
À force de vouloir « expliquer » ◀le▶ régime hitlérien, je m’aperçois que je suis contraint bien malgré moi, ◀de▶ ◀le▶ défendre ou ◀de▶ m’en donner ◀les▶ airs. Par exemple, on me dit : ◀les▶ nazis veulent ◀la▶ guerre. Je réponds : non, ils en ont peur. On me dit qu’ils sont capitalistes et bourgeois. Je réponds : non, ils tournent ◀le▶ dos à tout cela, vers quoi se jettent depuis peu vos communistes staliniens. On me dit que socialement, ils n’ont rien fait ◀de▶ sérieux, et que leur socialisme est une façade. Je réponds : non, c’est leur « nationalisme » (au sens bourgeois) qui est pour eux un moyen ◀de▶ propagande, un moyen ◀de▶ séduire ◀les▶ droites et ◀de▶ faire peur à ◀l’▶étranger ; mais ◀l’▶arrière-pensée du régime, c’est ◀le▶ socialisme ◀d’▶État ◀le▶ plus rigide qu’on ait jamais rêvé ; pas un bourgeois n’y survivra. On me dit encore : ◀la▶ plus grande part du peuple allemand gémit sous ◀la▶ botte du tyran. Je réponds : non, ◀l’▶opposition se réduit réellement ◀de▶ jour en jour ; il y a moins ◀de▶ colère chez eux qu’ici contre ◀le▶ régime établi ; et quand il y en aurait autant, ce serait peu au regard de ◀l’▶amour que ◀le▶ grand nombre a voué au Führer. Que voulez-vous, M. Hitler persuade mieux que M. Sarraut.
Je ne dis pas cela, comme on ◀le▶ croirait, par souci ◀d’▶impartialité. Un général qui étudie ◀le▶ terrain ◀de▶ sa bataille décisive n’est pas précisément ce qu’on nomme impartial, mais s’il est incapable ◀d’▶estimer objectivement ◀les▶ forces en présence, il ferait mieux ◀de▶ s’occuper ◀de▶ politique. Or ceux qui parlent pour ou contre Hitler, en France, parlent en réalité pour ou contre Blum, en toute ignorance ◀d’▶Hitler. Vous, déserteurs ◀de▶ ◀la▶ bataille économique, vous qui exportez vos capitaux, ◀l’▶homme que vous admirez vous ferait décapiter : voici ◀le▶ texte ◀de▶ ◀la▶ loi, je n’invente pas. Et vous, rêveurs ◀d’▶une liberté sociale assurée par ◀l’▶État prolétarien, celui que vous haïssez réalise votre rêve, et plus habilement que Staline : loin de vous fusiller, il vous donnerait un grade dans son Front du Travail, comme à vos camarades… Mais je rencontre un peu partout des gens qui déploient une si grande énergie pour éviter ◀le▶ reproche ◀de▶ naïveté dans ◀le▶ monde ou dans ◀les▶ affaires, qu’après cela, on n’oserait plus leur demander ◀le▶ petit effort supplémentaire ◀de▶ distinguer entre ◀l’▶Hitler d’Allemagne et ◀l’▶Hitler ◀de▶ M. Bailby. Ils sont fatigués ◀d’▶avoir peur. Un peu de vérité ◀les▶ tuerait.
Avril 1936 (◀De▶ retour en Allemagne.)
Jacobinisme et hitlérisme. — J’ai fait admettre comme sujet ◀de▶ mon cours ◀d’▶été : ◀la▶ littérature ◀de▶ ◀la▶ Révolution française. Il sera curieux ◀de▶ montrer à mes étudiants que ◀le▶ national-socialisme est un jacobinisme allemand16. ◀Les▶ nazis sont contre ◀l’▶esprit ◀de▶ 89 ? Sans doute. Mais c’est qu’ils sont, sans ◀le▶ savoir, pour ◀la▶ Terreur et Robespierre. Non point pour ◀la▶ Terreur sanglante et ◀les▶ exécutions spectaculaires, mais pour ◀le▶ contrôle des esprits, ◀le▶ nivellement rationaliste, ◀la▶ divinisation des masses et ◀la▶ suppression des personnes.
Des sans-culottes aux chemises brunes, ◀le▶ progrès est pourtant notable : Robespierre n’a pas réussi, il a posé ◀les▶ principes dans ◀l’▶abstrait. Il fallait ◀le▶ génie prussien pour organiser cette affaire, et pour qu’elle devienne rentable. Mais ◀l’▶inspiration est ◀la▶ même. Même esprit centralisateur ; même obsession ◀de▶ ◀l’▶unité-bloc ; même exaltation ◀de▶ ◀la▶ nation considérée comme missionnaire ◀d’▶une idée ; même sens des fêtes symboliques pour ◀l’▶« éducation » des esprits ; même défiance des « individus » et ◀de▶ tout « intérêt privé ». Ce parallélisme, ou plutôt cette identité ◀d’▶attitude ne concerne pas seulement ◀la▶ politique : dans l’un et l’autre cas, ◀l’▶on est totalitaire. ◀La▶ religion doit y passer, comme ◀le▶ reste, et peut-être avant tout. Ici et là, mêmes tentatives pour instaurer une « religiosité » purement nationale et civique, et que ◀l’▶on destine à remplacer ◀les▶ confessions « vieillies » et « divisées ». Il faut créer « une religion ◀d’▶hommes sans Dieu », disait Naigeon ; « une foi concrète et patriotique », disait ◀l’▶abbé Grégoire. C’est ◀le▶ « christianisme positif » du 24e point ◀d’▶Hitler, ◀la▶ « piété » des Deutsche Christen, ◀la▶ « foi allemande » ◀de▶ Rosenberg. On rejette ◀le▶ Dieu personnel parce qu’il est ◀le▶ Dieu des personnes, et ◀l’▶on adore un Dieu cosmique, non révélé, non incarné, qui est ◀l’▶instinct sublimé ◀de▶ ◀la▶ masse, ◀le▶ bain tiède où se dissout ◀le▶ moi jadis pécheur et responsable. Liquidons Dieu et gardons ◀le▶ fanatisme : voilà ce qu’il faut pour une Inquisition.
Précisément, l’Ordre nouveau ◀de▶ ce mois-ci m’apporte une remarquable étude ◀de▶ Pierre Gardère sur ◀la▶ psychologie du jacobin : ◀l’▶analogie des deux mouvements totalitaires y est illustrée ◀d’▶exemples ◀d’▶une précision terrible.
◀Le▶ Prussien Anacharsis Cloots, député jacobin ◀de▶ ◀l’▶Oise, passe pour avoir inspiré Robespierre. ◀La▶ Convention fit éditer l’un ◀de▶ ses discours dont Gardère nous donne ◀l’▶analyse. Il s’agit ◀de▶ répondre à cette question : « ◀Les▶ spectacles ou leur influence dans ◀l’▶éducation publique peuvent-ils être livrés à des spéculations particulières ou privées ? » Non, estime Cloots, bien que « ◀la▶ tolérance soit un mal nécessaire dans ◀les▶ conditions actuelles ». Car ◀les▶ spectacles populaires sont un moyen ◀de▶ dressage civique. Il s’agit ◀de▶ faire ◀de▶ tout ◀le▶ peuple ◀de▶ France un bloc monolithique réagissant ◀d’▶une manière uniforme aux impulsions du centre. On ◀le▶ pourra, puisque déjà « ◀le▶ coup électrique ◀de▶ ◀la▶ raison est si prompt ◀d’▶un bout ◀de▶ ◀la▶ France à l’autre ». Et maintenant, confrontons ces deux déclarations :
« C’est en m’identifiant avec ◀les▶ groupes, avec ◀le▶ forum, que ma philosophie a pris une consistance inébranlable… Je suis sûr ◀de▶ moi depuis que je suis sûr du peuple » (Cloots).
« Je ne puis vivre que si ma foi puissante dans ◀le▶ peuple allemand est sans cesse renforcée par ◀la▶ foi et ◀la▶ confiance du peuple en moi ! » (Hitler.)
Refuser ◀de▶ réfléchir sur ces deux textes, sur leur identité vertigineuse, c’est se mettre hors ◀d’▶état ◀de▶ rien comprendre à ce qu’il y a, dit-on, ◀d’▶irréductible et ◀de▶ « proprement germanique » dans ◀la▶ religion nationale-socialiste. Je dis ceci pour ◀les▶ Français qui croient connaître « leur » Révolution, ou qui regrettent qu’elle ait été trahie avant ◀d’▶avoir accompli ses promesses. Qu’opposeraient-ils à Rosenberg ?
1er mai 1936
En ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀la▶ fête du Travail, ◀le▶ journal du Parti publie un photomontage qui couvre toute sa première feuille. Un marteau et une roue dentée se dressent, énormes, sur ◀le▶ ciel rouge. Au-dessous, une vingtaine ◀de▶ visages ◀d’▶ouvriers, éclatants ◀de▶ santé et ◀de▶ joie. Au milieu, cette devise :
N’oublions pas, dans nos démocraties, que ◀la▶ grande majorité du peuple allemand croit cela, et vit dans cette croyance. Et ensuite, mais ensuite seulement, traduisons chacun ◀de▶ ces termes par ◀la▶ réalité qu’il cache. Liberté veut dire réarmement. Paix veut dire Anschluss sans opposition ◀de▶ ◀la▶ France. Honneur veut dire mépris des traités. Et ce qu’on souhaite au peuple — et qu’on lui donne — c’est ◀le▶ droit ◀de▶ se nourrir, mais mal ; ◀de▶ travailler beaucoup, mais pour peu de salaire ; et ◀de▶ ne pas penser davantage que ◀le▶ voisin, qui est bien trop prudent pour penser. Programme communiste atténué.
10 mai 1936
Au café avec mes étudiants. Je ◀les▶ interroge sur leurs expériences ◀de▶ camp ◀de▶ travail. Ils en parlent avec nonchalance et même avec ironie, mais sans rancune, exactement comme un jeune Français vous parle ◀de▶ son temps ◀de▶ caserne. J’espérais provoquer quelques jugements ◀de▶ principe sur ◀la▶ valeur ◀de▶ cette institution. Je ◀les▶ connais assez, personnellement, pour m’assurer que s’ils ne m’ont rien dit, ce n’est point par crainte ou par méfiance, mais simplement parce qu’ils n’ont point ◀d’▶idées là-dessus.
Ceci me rend attentif à une erreur que nous commettons fréquemment, nous qui regardons ◀l’▶Allemagne ou ◀l’▶URSS du dehors ; nous croyons que tous ceux qui y vivent sont affectés ◀d’▶un signe ◀de▶ haine ou ◀d’▶approbation enthousiaste pour ◀le▶ régime qui leur est imposé. ◀La▶ vérité est que ◀le▶ grand nombre admet ◀le▶ régime avec indifférence, j’entends : ne ◀le▶ met plus en question. À tel point qu’ils peuvent se permettre ◀de▶ « rouspéter » contre ceci ou cela, comme ◀le▶ faisaient tout à ◀l’▶heure mes camarades, sans pour autant se considérer ◀le▶ moins du monde comme opposants.
J’admire cette faculté humaine ◀d’▶accepter ◀le▶ fait accompli, fût-il ◀le▶ plus artificiel, et incommode, et inhumain. ◀De▶ ◀l’▶accepter au point ◀de▶ ◀l’▶oublier.
Aux débuts ◀de▶ ◀l’▶automobile, qui aurait cru qu’en une vingtaine ◀d’▶années ◀les▶ hommes seraient capables ◀de▶ conduire ces machines en pensant à n’importe quoi, dans une parfaite liberté ◀d’▶esprit ? ◀Les▶ contraintes totalitaires nous hypnotisent. Elles nous privent ◀de▶ toute liberté à la manière d’une obsession. À chaque phrase, je risque ◀l’▶accident… Qu’adviendra-t-il quand ces dangers n’exciteront plus que nos réflexes ? Retrouverons-nous une liberté nouvelle ?
11 juin 1936
◀L’▶Église confessionnelle (Bekenntniskirche) groupe autour ◀d’▶une confession ◀de▶ foi inspirée par Karl Barth et ◀la▶ théologie dialectique, ◀l’▶ensemble des chrétiens luthériens et calvinistes qui refusent ◀de▶ laisser « mettre au pas » ◀l’▶Évangile. Cette Église organise dans plusieurs villes ◀d’▶Allemagne, successivement, des « semaines évangéliques » au cours desquelles des milliers ◀de▶ fidèles viennent écouter ◀les▶ chefs ◀de▶ leur mouvement, et communier dans ◀la▶ prière.
Ce soir, ◀le▶ pasteur Niemöller parle ici à cinq-mille auditeurs réunis dans ◀les▶ deux plus grands temples.
Commandant ◀de▶ sous-marin pendant ◀la▶ guerre, Martin Niemöller fait figure ◀de▶ héros national. Son autobiographie est célèbre : Du sous-marin à ◀la▶ chaire. Elle nous ◀le▶ montre à Kiel, en janvier 1919, refusant à un supérieur ◀d’▶aller livrer son U. Boot aux Anglais. Après quoi il quitte ◀l’▶armée et travaille quelque temps comme valet ◀de▶ ferme. ◀La▶ pensée ◀de▶ servir son peuple déchu ne cesse ◀de▶ tourmenter son cœur, tandis qu’il fauche ou conduit ◀la▶ charrue. Il décide ◀de▶ se faire pasteur. À peine inscrit à ◀l’▶Université, c’est ◀le▶ putsch ◀de▶ Kapp et ◀la▶ révolution en Rhénanie. Il s’engage et combat contre ◀les▶ rouges dans un corps franc. Survient ◀l’▶inflation. Sa pension ◀d’▶officier ne suffit plus à ◀l’▶entretien ◀de▶ sa femme et ◀de▶ son enfant. Pendant ◀les▶ vacances universitaires, il travaille donc comme ouvrier ◀d’▶équipe à ◀la▶ gare ◀de▶ Münster, puis comme comptable. Finalement on ◀le▶ nomme vicaire au service ◀de▶ ◀la▶ « Mission intérieure ». Depuis 1931, il est pasteur ◀d’▶un quartier berlinois. Et maintenant, je ◀le▶ vois sortir ◀de▶ ◀l’▶ombre où il était assis au fond ◀de▶ ◀la▶ chaire, poser ◀les▶ deux mains sur ◀l’▶appui et regarder son auditoire. Beau visage énergique et tourmenté, stature mince et très droite, vêtue ◀de▶ noir.
Et cette certitude saisissante, après quelques minutes ◀de▶ son discours : voici un homme qui parle sérieusement. Chacun ◀de▶ ces mots qu’il détache est un témoignage ◀de▶ ◀la▶ foi — et peut ◀le▶ faire jeter en prison.
Il m’est arrivé ◀de▶ souhaiter que ◀les▶ écrivains ◀de▶ nos démocraties soient soumis pendant quelque temps à des sanctions conditionnelles très précises, édictées par un État fort et maître ◀de▶ ◀l’▶opinion publique : cette cure ayant pour but ◀de▶ réveiller chez ◀les▶ écrivains en question ◀le▶ sens ◀de▶ ce qu’on engage en publiant. « Que ◀l’▶esprit redevienne passible ◀de▶ prison : cela rendrait un peu de sérieux aux esprits libres » — j’écrivais cela, il y a deux ans. Je n’oserais plus ◀le▶ répéter, devant Niemöller.
On ne peut pas jouer avec ◀le▶ sérieux, c’est-à-dire qu’on ne peut pas ◀l’▶imaginer ◀d’▶avance, ni même ◀le▶ désirer vraiment, mais on s’y trouve jeté par force, malgré soi, et c’est cela justement qui est sérieux ! ◀Le▶ témoignage rendu à Dieu quand Dieu ◀le▶ veut et que ◀les▶ hommes ◀l’▶interdisent, ah ! ce n’est pas un choix ◀de▶ ◀l’▶homme ou une école ◀d’▶énergie, ni rien qui flatte ◀le▶ romantisme du martyre, ni rien ◀de▶ beau ou ◀d’▶héroïque aux yeux des foules ! C’est au contraire une situation devant laquelle ◀le▶ jugement humain se dérobe avec une sorte ◀de▶ honte ou ◀de▶ révolte. Car ◀le▶ jugement humain ne saurait voir que des raisons ◀de▶ se taire, ◀d’▶attendre encore, ◀de▶ ménager ses chances ; ou ce qui serait peut-être encore plus sage : ◀de▶ s’en remettre à ◀la▶ Providence !… Mais voici que cette Providence m’abandonnera, sera contre moi, si je me tais !
◀La▶ propagande nationale-socialiste répand ◀le▶ bruit que ◀l’▶Église confessionnelle est ◀le▶ refuge ◀de▶ ◀l’▶opposition démocratique et socialiste. Et il se peut que ◀les▶ chefs nazis ◀le▶ croient vraiment17. (De même qu’ils croient qu’en enfermant Niemöller ils abattront ◀la▶ résistance des chrétiens : ils se figurent que ◀le▶ christianisme est un parti.) ◀La▶ vérité est autrement tragique. ◀La▶ vérité est que ◀le▶ très grand nombre des fidèles ◀de▶ cette Église sont des « nationaux » convaincus, politiquement d’accord avec Hitler. On trouve même parmi eux beaucoup de vieux membres du NSDAP ◀d’▶avant 1933. ◀Le▶ Parti ne leur en sait aucun gré. ◀Le▶ Parti n’aime pas ◀les▶ chrétiens. Ils sont là comme ◀l’▶œil ◀de▶ Caïn dans ◀la▶ tombe, — ◀la▶ tombe autarchique. Peu à peu, on leur a fait comprendre que ce régime, qu’ils servaient loyalement, ne pouvait se contenter ◀de▶ leur zèle, qu’il était jaloux ◀de▶ leur foi18. Peu à peu, on ◀les▶ a contraints à distinguer ◀l’▶Église ◀de▶ ◀la▶ Nation. Malgré eux, à leur cœur défendant, contre leurs traditions ◀les▶ plus chères, ils ont dû dire non à ◀l’▶État. Parce que ◀l’▶État brimait ◀la▶ Liberté ou ◀les▶ « valeurs spirituelles » des libéraux ? Non, c’était plus sérieux que cela. Ils ont dit non parce que ◀l’▶État prétendait modifier et limiter ◀la▶ prédication ◀de▶ ◀l’▶Évangile. Je ne sais si tous ont compris ◀la▶ profondeur ◀de▶ cette opposition, et sa logique impitoyable. Je crains que certains ne se figurent encore qu’elle résulte ◀d’▶abus ◀de▶ pouvoir de la part des chefs du régime ; alors que ◀la▶ lutte actuelle n’est que le premier affrontement ◀de▶ ◀l’▶Église chrétienne et ◀d’▶un système « total » dont ◀les▶ chefs ont beau jeu ◀de▶ prouver qu’on ne peut accepter ◀les▶ lois sans accepter ◀l’▶esprit qui ◀les▶ édicte… Car telle est ◀la▶ misère du temps : César ne sait plus gouverner s’il n’usurpe ◀les▶ droits ◀de▶ Dieu. Rendre à Dieu ce qui est à Dieu, cela s’appelle alors du sabotage, et cela conduit au camp ◀de▶ concentration.
Je regarde ce grand auditoire recueilli. Il n’y aura pas ◀de▶ heil ! hurlés quand Niemöller aura fini ◀de▶ parler. Mais un amen à mi-voix ◀de▶ ◀la▶ foule. Je ne veux pas chercher autour de moi ◀les▶ faces ◀d’▶agents ◀de▶ ◀la▶ Gestapo, qu’on sait nombreux. Rien n’empêchera que nous soyons ici des frères en communion avec ◀l’▶Église universelle. Rien n’empêchera que dans ce lieu où ◀le▶ néant ◀de▶ ◀l’▶homme est déclaré, Dieu n’ait retrouvé des humains.
21 juin 1936, nuit
Fête du solstice ◀d’▶été. — Dans ◀la▶ nuit noire, sur une plaine inégale, où ◀le▶ pied bute, nous suivons des foules silencieuses et hâtives, vers ce carré ◀de▶ lumière circonscrit ◀d’▶étendards. Trois-mille « chefs » des Jeunesses et du Parti attendent, rangés sur ◀les▶ quatre côtés, que s’allume à minuit ◀le▶ feu du centre. ◀Les▶ torches enflammées tenues par ceux du premier rang forment une rampe clignotante et rougeoyante à ◀la▶ hauteur des chemises brunes ou noires, des blouses blanches. Au-dessus, sur ◀le▶ fond ◀de▶ ◀la▶ nuit, ondule une paroi ◀de▶ bannières, paroi ◀de▶ flammes, sous ◀les▶ projecteurs dont ◀le▶ faisceau se perd dans ◀la▶ hauteur.
Nous nous sommes assis sur ◀l’▶herbe, à côté des porte-drapeaux ◀de▶ ◀la▶ Vieille garde du Parti, quatre civils honteux, à ◀la▶ hauteur des bottes. Derrière nous, ◀la▶ plaine est vide, parfois parcourue ◀de▶ moteurs.
Une voix dure et nasillarde s’élève ◀d’▶une tribune que nous ne voyons pas. (J’ai déjà entendu ce discours, et ◀le▶ résume ◀d’▶avance pour mes voisins, Emmanuel Mounier et sa femme.) C’est ◀le▶ discours classique du chef local, anthologie ◀de▶ « paroles » du Führer. Mais voici qu’on annonce un jeu radiophonique.
Chœur parlé : « Nous gisions dans ◀la▶ boue, maintenus au sol et humiliés… » Quelques rythmes ◀de▶ tambour lugubres en sourdine. « ◀Le▶ Peuple était divisé, égaré… » On entend des bruits ◀de▶ guerre civile, cris, tac-tac ◀de▶ mitrailleuse, fragments ◀de▶ chœurs désordonnés, haineux. Silence morne. Alors une voix plus claire s’élève : « Mais ◀la▶ vieille légende germanique nous annonçait que ◀le▶ Libérateur descendrait des montagnes neigeuses… » Musiques populaires, puis fanfares : « ◀La▶ vieille légende est devenue réalité ! Il est venu réveiller son Peuple ! » Et maintenant des voix militaires décrivent ◀les▶ fastes du nouveau Reich, ◀la▶ communauté recréée, ◀les▶ usines qui rendent à plein, ◀l’▶armée motorisée, ◀la▶ liberté reconquise…
Ce drame est visiblement inspiré par ◀la▶ liturgie protestante ; il en copie ◀le▶ plan général : Décalogue, confession des péchés, promesses ◀de▶ grâce, credo. Mais au lieu d’une Loi sainte et dont ◀les▶ exigences amènent au repentir et à ◀l’▶humilité, on nous parle ◀d’▶un odieux traité, générateur ◀de▶ rancune, ◀d’▶humiliation. Au lieu de ◀la▶ grâce, ◀le▶ héros venu « ◀d’▶en haut » apporte à son peuple ◀l’▶orgueil. Et ◀les▶ articles du Credo sont remplacés par ◀l’▶énumération très orthodoxe des prouesses du nouveau régime. Dans ce pays, comme en Russie, c’est ◀l’▶ici-bas qui a raison, qui montre enfin ce dont il est capable !
Qu’il est triste, ◀le▶ Horst Wessel Lied, quand il ne retentit pas comme un défi dans ◀les▶ rues martelées ◀de▶ bottes, ou comme un hymne sacral au Führer sous ◀les▶ voûtes ◀d’▶une halle sonore — quand il monte et se perd dans une belle nuit ◀d’▶été, vers ◀le▶ ciel vide ! Minuit. ◀La▶ flamme jaillit ◀de▶ ◀l’▶énorme bûcher, illuminant des faces rouges, immobiles. Où est ◀la▶ joie des feux ◀de▶ ◀la▶ Saint-Jean sautés avec des cris aigus ? (Ce feu-là est beaucoup trop gros, et d’ailleurs, on ne quitte pas ◀les▶ rangs.)
Plus tard, ◀les▶ chants des escouades ◀de▶ jeunes filles s’éloignant vers ◀la▶ ville avec ◀la▶ foule nous rappelleront ◀la▶ nostalgie heureuse des Wandervögel d’autres temps. Pauvre Allemagne, gauche et raidie dans un orgueil qu’on lui apprend, qu’elle croit viril (comme ces grandes bottes tout de même embarrassantes quand on n’a pas ◀de▶ cheval à enfourcher) — tout ce qu’on aimait en elle, elle ◀le▶ châtie avec une sombre rage honteuse. Pour nous faire peur ? Non, pour se rassurer par ◀la▶ peur qu’elle se fait à elle-même.
Au cri ◀d’▶Allemagne réveille-toi ! Hitler a-t-il hypnotisé son peuple, maintenant en proie au cauchemar ◀de▶ ◀la▶ force ? Ou bien serait-ce aujourd’hui seulement que ◀la▶ vérité ◀de▶ cette nation paraît, et alors, c’est nous qui rêvions lorsque nous lui trouvions des charmes…
30 juin 1936. Départ
Nous quittons ◀l’▶Allemagne ce soir. Hier, nous chantions encore avec ◀les▶ étudiants, dans une auberge forestière. Des tyroliennes, et des chansons ◀de▶ ◀la▶ vieille France, dont ils étaient ◀les▶ seuls à savoir toutes ◀les▶ strophes…
— Quelle impression emportez-vous ◀de▶ ◀l’▶Allemagne ? me demandaient-ils sur ◀le▶ chemin du retour, tandis que ◀le▶ jour baissait dans ◀la▶ forêt.
— Quelle impression ? Ah ! si je pouvais garder celle ◀de▶ ce soir, et celle-là seule, la dernière et ◀la▶ plus ancienne, tous mes souvenirs ◀de▶ Souabe, tout votre romantisme ! Mais vous avez d’autres soucis… Que vous dirai-je ? Je ne puis pas aimer ce qui vous blesse. Ai-je ◀le▶ droit ◀de▶ ◀le▶ critiquer ? Vous me dites que tout cela devait être, vous me ◀le▶ prouvez à ◀l’▶évidence… « Vous avez vos problèmes, et nous les nôtres », je vous retourne cette petite phrase par laquelle l’un ◀de▶ vous m’accueillit.
Il est facile ◀d’▶avoir raison, ◀de▶ loin, contre un peuple qu’on ne voit pas. Mais face à face avec un jeune Russe, un jeune Allemand, vous sentirez, mes jeunes amis Français, ◀la▶ vanité ◀d’▶avoir seulement raison. Hélas, on n’a jamais raison contre aucun mal qui se fait dans notre monde. S’il existe vraiment un réalisme à peu près digne ◀de▶ ce nom, c’est bien celui qui consiste à reconnaître que nous sommes tous responsables ◀de▶ tout ; et que ◀la▶ question sérieuse n’est pas ◀de▶ savoir qui ◀l’▶est ◀le▶ plus ou qui ◀l’▶est ◀le▶ moins, mais comment nous allons nous y prendre pour éviter ce mal chez nous, pour prévenir ces fatalités. Alors, si nous y parvenons, nous aurons ◀le▶ droit ◀de▶ répondre, et ◀de▶ juger ◀l’▶effort pathétique du voisin. Vieille histoire, oubliée chaque jour.
Quand je vois ces Allemands résignés mais obscurément satisfaits, je me dis parfois : ils aiment être battus ; ils ont, au fond, ce qu’ils méritent. Mais attention : nous autres « démocrates », nous ne pouvons pas encore en dire autant… Savons-nous ce que nous méritons ? Savons-nous ce que préparent nos luttes ? Un peu de prudence dans ◀le▶ cynisme, nous dirait Machiavel, ◀le▶ vrai, qui n’est pas celui qu’invoquent nos réalistes pour justifier ◀les▶ sottises ◀de▶ leur classe.
Je ne suis pas « contre » ◀le▶ fascisme des Allemands : ils en font leur affaire, et je n’en suis pas. Mais j’essaie ◀de▶ savoir ce qu’il est, pour ◀le▶ reconnaître ailleurs à sa naissance, là où il peut nous concerner ; là où si peu que ce soit dépend ◀de▶ notre effort, et ◀de▶ notre lucidité. Que sert ◀de▶ critiquer ◀la▶ « religion » des autres ? Il vaut mieux croire ◀d’▶une foi plus vraie, et ◀le▶ prouver. ◀Les▶ faux dieux font ◀de▶ faux miracles ; mais ◀les▶ sceptiques et ◀les▶ malins sont destinés à ◀les▶ prendre au sérieux. ◀La▶ foi seule nous délivrera des religions nées ◀de▶ ◀la▶ peur des hommes.