(1947) Tapuscrits divers (1936-1947) « Quelle heure est-il ? (1940) » pp. 1-15

Quelle heure est-il ? (1940)1

Pendant des siècles, l’équilibre entre les grands États qui entouraient la Suisse fut notre garantie d’indépendance.

Cet équilibre vient d’être rompu.

L’immense révolution totalitaire a refermé autour de nos frontières un cercle sans fissures, qui nous isole du monde.

La Suisse est réduite à elle-même. Quelle que soit l’amitié que lui portent ses voisins, elle se voit menacée dans son autonomie par la force des choses et par la contagion des idéologies nouvelles. Le régime qui va régir l’Europe s’appuie sur des masses qui n’existent pas chez nous. Il est animé d’une volonté impériale qui nous est interdite. Il est rigoureusement centralisé, et nous sommes une fédération. Il aspire à l’unification de la race, de la langue, de la culture, et nous, nous sommes jaloux de nos diversités dans tous ces domaines. Il est dictatorial, et nous sommes démocrates. Son industrie et son agriculture sont totalement socialisées ou nationalisées, et les nôtres relèvent encore en grande partie de l’initiative et de la propriété privées.

Ces oppositions sont évidentes. Elles ne résultent pas de nos opinions et de nos appréciations. Elles ne résultent pas non plus de la malveillance de nos voisins, qui ont au contraire réaffirmé leur volonté de respecter notre pays. Elles sont inscrites dans les faits. Notre régime, notre autonomie, nos libertés traditionnelles, tout cela est sérieusement mis en question par l’organisation de la nouvelle Europe. Nous courons le risque d’être absorbés économiquement, divisés racialement, manœuvrés moralement par des influences étrangères. Jamais notre existence indépendante n’a paru plus gravement menacée.

Voix défaitistes

En présence de cette situation, certains nous proposent déjà de capituler sans combat. Si nous sommes attaqués, d’une manière ou d’une autre, murmurent-ils, pourquoi chercher à nous défendre ? Primo, ce n’est pas possible, secundo ce n’est peut-être pas avantageux, ni même nécessaire… Si nous nous laissons absorber, nous aurons la vie sauve, du travail et du pain. Que veut-on de plus ? D’abord « gagner sa croûte ». Le reste, liberté, honneur, démocratie, on en a trop parlé, ce sont de vieux bateaux. L’histoire suit fatalement son cours. Il n’est pas sage de se mettre en travers, il est fatigant de remonter le courant. Adaptons-nous, résignons-nous, tâchons de nous faire une petite place… Et puis, ce régime nouveau, c’est l’ordre ! disent à droite des industriels et des bourgeois. C’est le socialisme véritable ! répliquent à gauche des ouvriers, des fonctionnaires. Et tous en chœur concluant : pourquoi se défendre ?

Réponse aux défaitistes

Je ne perdrai pas beaucoup de temps à réfuter les défaitistes. L’expérience m’a prouvé que ces gens-là ne sont pas sensibles aux raisons. Le défaitisme est une maladie de l’esprit et de la volonté. Une maladie ne se réfute pas à force d’arguments, elle se soigne. Et cette maladie-là ne peut être guérie que par l’action.

Il est évident qu’un pays comme le nôtre, en perdant son indépendance, perdrait tout. Il est évident qu’un peuple qui a été formé par six siècles de libertés civiques chèrement conquises ne supporterait ni physiquement ni moralement la dictature de l’étranger. Si d’autres peuples paraissent accepter le joug, c’est qu’ils n’ont pas comme nous dans le sang, le besoin et l’antique habitude de gouverner eux-mêmes, sur place, à leur manière. Il est évident qu’une soumission à l’étranger bouleverserait profondément nos conditions de vie et de travail, et que ceux d’entre nous qui ont le plus à se plaindre de l’état social actuel seraient les premiers à regretter le temps où ils avaient encore au moins un droit : le droit de se plaindre. Nous devons nous défendre, comme nous l’avons juré ; nous devons répéter avec les anciens Suisses : « Plutôt la mort que l’esclavage. » Et non seulement nous le devons, mais avec l’aide de Dieu, nous le pouvons !

La Suisse est le pays d’Europe le mieux fait, par sa nature même, pour résister aux procédés de combat modernes. Sa topographie paraît avoir été calculée tout exprès pour opposer aux divisions blindées le maximum d’obstacles naturels. Ses forêts la protègent, non moins que ses montagnes. Ses traditions de résistance locale, vallée par vallée, village par village, sont connues de tous nos voisins : il n’en est pas qui soient plus favorables aux conditions modernes de la défense armée. Mais tout cela, dira-t-on, ne nous empêcherait pas de succomber au bout de quelques semaines devant des forces vingt fois supérieures. Il se peut. Mais une chose est certaine : c’est que nos voisins calculeront la dépense avant de lancer leurs armées. Il dépend donc de nous, de notre volonté et de notre préparation, que cette dépense soit jugée trop forte et que l’opération n’apparaisse pas rentable.

Une volonté indiscutée et unanime de nous défendre jusqu’au bout et à tout prix, voilà la seule garantie qui nous reste, — mais c’est aussi la plus solide. À l’inverse, le défaitisme est aujourd’hui la manière la plus sûre d’attirer le péril et de préparer la catastrophe. Si nous le voulons, nous pouvons nous défendre : mais si nous en doutons, nous sommes déjà perdus.

Voilà ce qu’il faut répondre aux défaitistes, parce que c’est vrai, parce que c’est évident. Cependant les meilleurs arguments et les appels au devoir les plus impératifs ne serviront de rien, ne seront que des phrases, si nous ne savons pas, et si nous ne sentons pas ce qu’est la Suisse que nous devons défendre, et ce que sont nos libertés. Il est temps que nous l’apprenions.

Qu’avons-nous à défendre ?

Beaucoup de Suisses ne se rendent pas compte de la grandeur unique de leur petit pays. Voilà la vraie raison de leur défaitisme.

Ils ne savent pas ce que sont nos libertés, parce que la liberté est comme l’air qu’on respire : c’est quand on l’a perdue qu’on s’aperçoit qu’elle est indispensable. Nos héros, nos batailles et nos vertus civiques, ce sont pour nous des souvenirs scolaires, ennuyeux et pâlis. On nous a fait trop de discours conventionnels dans les cantines de tirs fédéraux. On nous a trop parlé du peuple des bergers, de Guillaume Tell et de Sempach : nous ne voyons plus le rapport entre ces vieux clichés et la situation réelle et dure que nous fait le monde d’aujourd’hui, avec ses crises économiques, son chômage chronique, sa lutte pour la vie et ses guerres totales. Nous ne voyons plus le rapport entre notre passé glorieux et le présent sévère et prosaïque.

Il est un mot, pourtant, qui éclaire et vivifie toute notre histoire, et qui la rattache au présent : liberté.

Un mot qui fut chez nos ancêtres bien plus qu’un mot : une raison de vivre et de mourir.

Notre histoire est celle de la liberté. Ajoutons : de la liberté menacée, conquise au prix des derniers sacrifices, toujours sauvée envers et contre tout. C’est l’esprit de liberté des communes.

[…]g

Nos ancêtres n’ont pas combattu pour un mot. La liberté, pour eux, avait un sens concret : droit d’être armé, droit de s’occuper de ses affaires et le celles du pays, droit de donner à ses enfants l’éducation qu’on juge bonne.

Nous avons conservé ces libertés. Nous y sommes même tellement habitués que nous oublions ce qu’elles représentent. Si jamais l’étranger nous soumet, s’il prive un paysan du droit de posséder son champ, de vendre ou de consommer librement ses produits, s’il prive un ouvrier du droit de changer de domicile ou de profession, s’il réduit au silence l’opinion, réglemente les mariages et intervient dans la vie intime de chacun, nous comprendrons — trop tard — ce que signifiaient pour nous le bulletin le vote, arme civique, et le droit pour chaque soldat d’emporter chez lui son fusil. Ces symboles nous apparaîtront alors comme les marques du plus haut état de liberté et d’ordre véritable auquel soit parvenu un peuple européen. Jamais, nulle part ailleurs, le citoyen n’a mieux senti que la chose publique était sa chose, et qu’il en était responsable. Jamais, nulle part ailleurs, l’État ne lui a fait confiance à ce point-là. Voilà le chef-d’œuvre politique que nous avons à maintenir intact ! Voilà notre œuvre d’art nationale ! Voilà notre présent, digne d’un grand passé.

Mais il nous reste à voir qu’en défendant tout cela, nous défendons aussi un grand avenir.

Peut-être l’avenir de l’Europe.

La mission des Suisses

Se défendre n’est pas suffisant, bien que ce soit indispensable. Se défendre n’est pas enthousiasmant ni créateur. Et certains Suisses me diront même : se défendre, c’est bon pour ceux qui ont quelque chose, mais pour ceux qui n’ont rien à perdre, le passé et le présent ne comptent guère. C’est un avenir qu’il faut. Donnez-nous un avenir ! Donnez-nous un grand but commun !

Ils ont raison. Un peuple ne fait rien s’il n’a pas devant lui une espérance.

D’ailleurs, on ne se défend bien qu’en attaquant. On ne maintient un héritage qu’en travaillant à l’enrichir. Ainsi la Suisse ne survivra aux révolutions actuelles que si elle croit à la grandeur de son avenir. Il est temps que les Suisses comprennent que leur État est chargé d’une mission, et que cette mission seule les rend indispensables aux autres peuples de l’Europe.

Quelle est donc la mission de la Suisse ?

Le chef-d’œuvre que représente notre démocratie fédérative est à certains égards une survivance, au milieu de l’Europe totalitaire. Si la Suisse a été préservée, jusqu’ici, ne nous faisons pas d’illusions : c’est au titre de parc national des anciennes libertés civiques, partout ailleurs apprivoisées. On tolère cette « réserve gardée » comme un anachronisme pittoresque…

Reste à savoir si ce vestige du monde ancien ne va pas devenir un germe ! Le germe d’une Europe nouvelle, réconciliée avec elle-même et tolérante. Le noyau d’une Europe fédérée.

Adaptons-nous à la nouvelle Europe ! disent nos journaux. Oui certes, mais non pas comme des vaincus, des attardés et des imitateurs. Ce ne serait pas là du réalisme, car la faiblesse opportuniste est toujours un mauvais calcul. Nous ne pourrions pas, même si nous le voulions, nous transformer en un État totalitaire. Nos conditions physiques nous l’interdisent, et toutes nos coutumes y répugnent. Si nous refusons de devenir une colonie, il ne nous reste donc qu’une seule issue : faire de notre statut fédératif les prémisses d’un monde nouveau. Non pas imiter, mais créer ! Non pas se résigner, mais entreprendre ! Non pas suivre, mais devancer !

Dans l’ère totalitaire qui vient de s’ouvrir, nous ne pourrons subsister en tant qu’État que si nous prouvons par le fait nos capacités créatrices. Notre rôle est dès lors tout tracé : nous avons à maintenir sur notre coin de terre une pratique exemplaire des libertés civiques. Jusqu’au jour où les peuples satisfaits de leurs conquêtes viendront nous demander les secrets de notre paix.

Cette mission est réalisable, elle n’est pas disproportionnée avec les forces que la nature et notre histoire nous ont données. Un germe, ce n’est jamais grand : l’image convient à notre taille. Mais on sait qu’il suffit d’une graine, poussée dans une fissure à peine visible, pour qu’éclate un gros bloc de pierre.

Gardons ce germe. Rendons-le fécond, ménageons-lui un terrain nourricier. Cela doit signifier pratiquement : essayons de nous rendre dignes, par une discipline personnelle, de l’idéal de liberté, d’entraide et de sérieux civique, qui est la raison d’être de la Suisse, et qui l’illustre aux yeux des autres peuples.

Mais sommes-nous dignes de la Suisse ?

Ici, les « réalistes » m’arrêteront. Ils me traiteront d’idéaliste (c’est une injure dans certaines bouches). Ils me diront que la Suisse n’a pas de mission, et que la seule tâche sérieuse est de s’occuper du prix du lait ou des barèmes d’exportation. Je ne méprise nullement les problèmes de ce genre. Je dis seulement qu’un véritable réalisme ne doit pas commencer par là, et surtout ne doit pas en rester là. Les événements récents nous ont montré que la force d’un peuple dépend de sa foi dans ses destinées, et de la conscience qu’il prend de sa mission. Le reste étant l’affaire des techniciens.

Soyons net : si l’on ne veut pas parler d’une mission de la Suisse, qu’on ne parle pas non plus de la défendre.

Ce ne sont pas des capitaux, ou le confort moderne que nous défendons : car beaucoup d’entre nous n’en ont pas, et ceux qui en ont savent bien qu’ils ne les perdraient pas nécessairement si la Suisse cessait d’être libre. Ce n’est pas pour nos paysages que nous nous ferons tuer : car l’étranger ne pourrait jamais nous les enlever, et il les protègerait probablement mieux que nous, s’il envahissait notre terre.

Seule, la volonté résolue de sauver un idéal personnel et commun, et de maintenir des raisons d’être nationales, peut donner à un citoyen l’esprit de résistance à tout prix. Voilà la leçon de l’histoire contemporaine. Voilà le véritable réaliste.

Or cette volonté résolue, soit réfléchie, soit instinctive, n’existe pas chez tous les Suisses, loin de là ! Qui pourrait sérieusement et honnêtement soutenir que nous sommes tous conscients des raisons d’être de la Suisse, et par là même imperméables aux propagandes étrangères ? Qui oserait dire que nous sommes, dans l’ensemble, à la hauteur de la mission de la Suisse ?

Ayons le courage d’avouer la vérité avant qu’il soit trop tard pour réparer le mal. Dans l’ensemble, le peuple suisse n’a guère le sens et la conscience de sa mission. Dans l’ensemble, il n’est guère « à la hauteur » de sa nature sublime, de son histoire et de ses libertés tant vantées.

Un siècle de matérialisme épais et inconscient, dans toutes les classes, a détendu bien des ressorts spirituels. Un siècle de confort et de sécurité trompeuse a endormi les énergies. Un siècle de luttes partisanes, de petits calculs politiciens, de petit réalisme à courte vue, d’indifférence religieuse affectée, et d’absence d’idéal viril, montre aujourd’hui ses effets menaçants pour le moral de la nation. On dit dans les discours : un pour tous, tous pour un. Mais en pratique, c’est juste le contraire : chacun pour soi, l’État pour tous.

Trop de Suisses en sont arrivés à ne prendre au sérieux que les questions matérielles, — et sur une toute petite échelle, beaucoup trop courte pour le temps que nous vivons. Si cela dure, nous serons balayés, parce que nous n’aurons plus de raisons d’être, à nos yeux et aux yeux de l’Europe. Si cela dure, nous ne serons même plus capables de nous défendre par les armes. Une Suisse armée et surarmée, mais sans esprit de liberté et sans foi dans un idéal, c’est comme un obus sans fusée.

Une révolution « à la suisse »

Voilà la situation. Et maintenant, que faire ?

Se défendre d’abord. Ce n’est plus une question. Le Conseil fédéral et le chef de l’armée ont publié au mois de mai de cette année un document qui les engage et nous engage sans discussion possible. Nous savons tous, citoyens et soldats, que ceux qui mettent en doute la volonté de résistance du gouvernement ou du commandement de l’armée sont traîtres au pays. Si le bruit se répand que nos autorités transigent ou capitulent, il s’agira, selon les termes mêmes du message, de propagande ennemie et de sabotage. N’oublions jamais qu’un ordre de poser les armes donné par radio est incontrôlable, hautement suspect ; qu’un ordre écrit peut être truqué ; que seul le message [de] mai fait loi, et que nous lui devons obéissance quoi qu’il arrive. Fortifions-nous dans cette conviction, afin qu’au jour où l’on nous attaquerait par l’intérieur, rien ne puisse ébranler notre moral, et créer de la confusion.

Mais, quelle que soit la volonté de nos chefs, elle ne suffira pas si, à la base, elle n’est pas appuyée par l’unanimité des hommes de cœur, par l’initiative de tous ceux qui ont un commandement local, par l’action immédiate de tous ceux qui ont leur tâche fixe, si minime soit-elle.

Pour se défendre avec succès, pour subsister, la Suisse doit redevenir une communauté solide et organique. Elle doit se refaire des bases sociales. Elle doit éliminer le poison partisan, et les causes séculaires de division du peuple. Elle doit se rénover dans son esprit, dans ses institutions, dans son rythme d’action. Elle doit se recréer et elle doit inventer, mais dans la ligne de son idéal traditionnel.

Je parle ici au nom des hommes qui ont été mobilisés pendant dix mois ; et au nom des jeunes gens qui sont encore sous les armes. Nous voulons, en rentrant, faire du neuf. Nous ne voulons pas que le train-train reprenne comme s’il ne s’était rien passé. Nous exigeons, à l’occasion de notre retour, le « grand nettoyage du samedi » dans toutes les pièces de notre maison suisse.

Mais attention ! Une solution n’est pas forcément bonne du seul fait qu’elle est « neuve ». Méfions-nous du faux neuf ! Méfions-nous des imitations, et des « adaptations » improvisées ! Méfions-nous souvent des politiciens qui sont prêts à utiliser la bonne volonté souvent naïve des jeunes générations, afin de la détourner sur des voies de garage.

On ne surmonte une révolution que par une autre révolution. Nous serons colonisés par les révolutions étrangères si nous essayons, avec beaucoup de retard, de les imiter. Nous ne nous sauverons que par une révolution « à la Suisse », conforme à notre amour de l’ordre humain et de la liberté, à nos traditions et à nos possibilités actuelles.

Cette révolution sera spirituelle d’abord ou elle ne sera pas. Elle sera politique ensuite. Elle sera nécessairement économique et sociale, si elle est d’abord, et réellement, spirituelle.

Révolution ou rénovation, réforme ou rajeunissement : l’étiquette n’importe pas. Ce qui importe, c’est un changement réel d’état d’esprit. Il sera réel s’il a des conséquences pratiques.

La révolution suisse sera fédéraliste et solidariste ; elle se fera au-dessus des partis, au-dessus des fausses oppositions gauche-droite, capital-travail, centralisme-régionalisme.

Elle sera fédéraliste, parce que cette forme politique est essentiellement suisse, et que la mission de la Suisse consiste justement à l’illustrer, à la réaliser d’une manière exemplaire.

Seul le fédéralisme bien compris échappe à la fois aux vices des démocraties centralisées et ploutocratiques, et aux vices des systèmes totalitaires et impérialistes. C’est le régime de l’avenir européen.

Le fédéralisme bien compris n’est pas l’égoïsme de la région isolée, mais la solidarité des régions autonomes. Il n’est pas le sacrifice des libertés à l’État, mais l’État mis au service des libertés. Il est à la fois « un pour tous » et « tous pour un ». Il est l’union dans la diversité.

Tous ses défauts d’application proviennent chez nous de ce que les uns oublient l’union (régionalistes), et les autres la diversité (centralistes). Ces défauts seront surmontés si nous renonçons à nos routines intellectuelles, à nos manies locales, à nos méfiances.

Ceux qui placent la discipline de leur parti au-dessus du bien commun de la fédération doivent être écartés des postes de commande, à tous les degrés.

Les journaux qui perpétuent des polémiques partisanes monotones, prolongées par la seule force de l’habitude, et hautement inopportunes à l’heure actuelle, doivent être d’abord avertis par leurs lecteurs, puis méthodiquement boycottés s’ils s’obstinent.

Les luttes sociales doivent faire place à une discussion technique des aménagements nécessaires.

Les syndicats ouvriers et les corporations doivent s’unir, pour discuter ensemble, et non séparément, avec les organisations patronales.

Les syndicats, les corporations et le patronat doivent s’unir pour discuter ensemble, et non séparément, avec les organes de l’État.

Le développement du système coopératif dans les entreprises de production doit devenir la base de la vitalité et de la résistance d’une économie vraiment fédéraliste.

La réduction du nombre des fonctionnaires et le rajeunissement des cadres administratifs doivent permettre à l’État fédéral une adaptation plus souple aux besoins locaux des entreprises et des communes.

Les ouvriers doivent comprendre que syndicat, corporation, coopérative sont synonymes, et signifient tous : solidarité locale, puis fédération. Alors ils renoueront la tradition la plus ancienne de la Suisse : celle des communes des Waldstätten, qui créèrent notre État et nos premières libertés.

Les patrons doivent comprendre qu’une entreprise n’est pas une affaire personnelle, mais la cellule organique d’un ensemble, tant social qu’économique. Le seul moyen de sauvegarder l’initiative nécessaire du chef, c’est de renforcer le sens de sa responsabilité sociale. L’étatisme abusif est toujours le résultat de l’égoïsme des chefs, tant patronaux que syndicaux. Un seul exemple illustrera tout ce qui précède.

Nous démobilisons : le problème du chômage se repose. La Suisse se trouve aujourd’hui, ce mois-ci, en présence d’une « épreuve de force » qui sera décisive pour le régime fédéraliste. Si elle parvient à supprimer le chômage dans le cadre des entreprises sans perdre l’essentiel des libertés civiques, elle aura donné un exemple qui peut féconder tout l’avenir. Si elle ne sait combattre le chômage qu’en créant un prolétariat étatisé et déraciné, elle formera elle-même l’armée qui la détruira par l’intérieur.

Chaque chômeur, dans les semaines qui viennent, représentera non seulement un scandale humain, mais une menace pour notre indépendance.

Chaque occasion de travail créée et utilisée comblera une lacune dans notre défense nationale.

Mais il faut que nous comprenions ce que signifie pour chacun le mot d’ordre : « Supprimons le chômage à tout, prix ! »

Je conjure les ouvriers de consentir à des réductions de salaire, si cela peut permettre de donner du travail à leurs camarades : il y va de la liberté des travailleurs.

Je conjure les patrons de consentir une réduction de leur profit, qui devra même être totale dans certains cas, si cela peut éviter des débauchages : il y va de la liberté des entreprises.

Je conjure les paysans de s’unir en coopératives agricoles de production, sur le modèle des communautés de la Suisse primitive, au lieu de s’épuiser en concurrence mesquine et en demandes de subventions.

Je conjure les fonctionnaires de faire un effort maximum d’humanité dans l’accomplissement de leur service ; chaque citoyen a le droit d’être considéré comme un cas particulier.

Je conjure nos gouvernants de gouverner, et de ne plus se contenter d’administrer. Je les conjure de se retirer s’ils ne se sentent plus la force d’innover : ils feront un acte de patriotisme, ils épargneront au pays des désordres autrement inévitables.

Les sacrifices qu’exige l’heure sévère que nous vivons ne sont pas impossibles. Je n’en veux pour preuve que ceux que nous avons accomplis déjà pour notre défense militaire et pour l’aide aux familles des soldats. Ce que la guerre sut obtenir de nous, il faut que la paix le maintienne, et le développe encore au maximum.

La Suisse est acculée à ce dilemme : ou bien se rénover, ou bien mourir ; ou bien donner un grand exemple de solidarité, ou bien se faire coloniser et disparaître sans honneur, avec tout son trésor de libertés.

Petit peuple chargé d’une grande mission : s’il la reconnaît, il sauve son avenir, et crée de l’espoir en Europe. S’il la néglige ou la trahit, il démissionne de son indépendance.

Que ceux qui, tranquillement, refusent cette démission viennent avec nous pour travailler. Nous ne vous promettons qu’un grand effort commun. Mais il vous rendra fiers d’être hommes, et d’être Suisses.