Deux lettres sur la fin du monde (29 juin 1946)b
I — Dies iræ
Princeton, 24 décembre 1945.
La fin du monde pourrait bien se produire avant la fin de l’été prochain. Je tiens ma petite information d’un physicien des plus remarquables qui, d’ailleurs, n’en fait pas de secret, bien au contraire.
Voilà. Le gouvernement américain ayant fait annoncer, ces jours derniers, que▶ des essais de bombe atomique allaient être tentés sur l’océan, notre savant a cru de son devoir d’avertir aussitôt Washington. D’après ses calculs, disait-il, cet essai provoquerait un tel raz-de-marée ◀que▶ le Déluge, en comparaison, n’aurait été ◀qu’▶un bain de pieds. Le gouvernement américain ayant également annoncé son intention de jeter une bombe sur la calotte polaire, pour voir ce ◀que▶ cela donnerait, le même savant lui a écrit aussitôt ◀que▶, d’après ses calculs, la réponse était simple : cela donnerait une idée fort approchée de la fin du monde.
C’est à quoi nous en sommes, et c’est comique. On avait tout prévu, sauf le comique, à propos de la fin du monde. Car c’est pour protéger la paix et pour faire régner l’ordre universel ◀que▶ nous allons courir le risque d’inonder et de brûler la terre entière. Personne ne rit. Personne non plus n’ose protester bien sérieusement. Car ces essais seront faits « dans un but militaire ». Nous sommes donc dans le domaine du sacré. Glissez mortels, mourrez sans résister…
En somme, j’aurais bien tort de ricaner. Tout le monde sait ◀que▶ le monde finira. Et qui ne voudrait finir sa vie en même temps que celle du monde ? Il semble ◀qu’▶il y ait là quelque consolation. L’amertume de mourir est aussi faite de l’idée ◀qu’▶on manquera la suite de l’histoire. C’est peut-être pourquoi les tout premiers chrétiens, s’il est vrai ◀qu’▶ils croyaient le Jugement imminent, mouraient avec une grande facilité sous la main des nazis de l’époque. Saint Paul écrit aux croyants de Corinthe : « Voici, je vous dis un mystère : nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons changés, en un instant, en un clin d’œil, à la dernière trompette. » Or, savez-vous ce ◀que▶ dit le texte grec, là où le français traduit « en un instant » ? Il dit en atomo — dans un atome !
Et les grandes traditions occultistes, décrivant l’âge matérialiste où nous vivons, l’âge de l’extrême solidification des seules réalités qui nous restent sensibles, prévoient la fin du monde par désintégration, dissolution et réduction en fine poussière. Dies irae, dies ilia, solvet saeclum in favilla. Le Moyen Âge pensait ◀qu’▶une pluie de feu suffirait à réduire la surface de la Terre et la vermine humaine qui s’y livre à ses vices. La Renaissance croyait plutôt à un nouveau Déluge. Léonard le figure dans une série de dessins où l’on peut voir un raz-de-marée soulever, dans ses volutes vertigineuses, des rochers fracassés qui retombent sur les villes. Nous voici ramenés aux calculs du savant dont je vous parlais tout à l’heure : la fin du monde se calcule désormais. Ses données immédiates sont dans tous nos journaux…
Entre nous, ◀qu’▶est-ce ◀que▶ cela nous ferait ? Ce serait la fin de la douleur du monde.
Certains jours, il me semble ◀que▶ la folie des peuples, des gouvernants, des militaires, et de tous les irresponsables qui nous mènent, obéit secrètement au bon sens. Elle nous mène à la mort, c’est clair. Mais c’est peut-être aussi ◀qu’▶elle a compris ◀que▶ la somme des souffrances humaines est devenue si grande, avec notre Progrès, ◀qu’▶il y a bien plus de gens au monde qui souhaitent d’en finir avec la vie, ◀que▶ de gens qui voudraient ◀qu’▶elle dure encore. Comme si l’humanité, au scrutin très secret, avait voté ◀que▶ l’on arrête les frais ; et tous ces fous ne feraient en somme ◀qu’▶exécuter la volonté commune… « Viens, douce mort ! » ce beau choral de Bach, n’est-ce pas le soupir enfantin ◀que▶ l’on croit parfois distinguer, très bas, très doux, comme une voix du rêve, dans les intervalles effrayants de la cacophonie mondiale ?
Je ne vous en dis pas plus ce soir. Demain, Noël.
II — La Paix ou la Mort
Princeton, 30 décembre 1945.
Notre monde est sans doute perdu, et c’est la raison de Noël. Dans cette nuit la plus longue de l’année, parce qu’il n’y avait plus ◀qu’▶à désespérer, l’espoir est né. Démonstration d’une puissance indémontrable, et dont la touche ne saurait être enregistrée ◀que▶ par le tout de l’homme ◀qu’▶elle suscite : voilà pourquoi nos instruments, et nos fonctions mentales et sensorielles en seront toujours incapables. Ce drôle de petit cri dans la paille m’indique tout autrement ◀que▶ les formules d’Einstein ◀que▶ notre univers est fini, et ◀que▶ les seuls messages d’espoir qui passent encore sont ceux qui vont de personne à personne. Me voici libéré de mes dernières craintes, et tout libre d’imaginer, de choisir et de m’orienter personnellement vers la paix ou la mort. Disposition favorable, je crois, à des réflexions réalistes. Je reviens donc à mes atomes.
Parmi tous les projets de contrôle de la Bombe ◀que▶ l’on a suggérés ces derniers mois, j’en retiens deux :
1° Donner la Bombe aux petits pays pour qu’ils soient protégés contre les grands. Ces derniers fourniraient ainsi la preuve par neuf de leurs bonnes intentions.
2° Donner la Bombe au gouvernement mondial, pour faire la police des nations. Deux chambres universelles seraient élues, l’une formée de délégués des États, l’autre de députés des peuples. (Je prends le modèle courant. Il faudrait l’ajuster.) Le cabinet ◀que▶ ces chambres éliraient compterait les ministères suivants : Bombe et Répression des États, Échange des matières premières, Sens général des recherches scientifiques, Défense des droits de la personne, Transports planétaires. (Rien ◀que▶ de raisonnable, comme vous le voyez. On trouverait mieux, en s’appliquant.)
Mais il n’y a ◀que▶ les idées pratiques et raisonnables ◀que▶ l’on traite de folies, à l’âge où l’on prépare dans le monde entier, à la demande générale, la prochaine et irrévocablement dernière guerre civile du genre humain.
◀Que▶ va-t-il se passer ? Ces projets échoueront. On en rira. On n’en rira même pas : on les négligera simplement. On passera aux affaires courantes : équilibrer les budgets de guerre, etc. Ce n’est pas ◀qu’▶une angoisse diffuse ne soit sensible dans les populations et chez beaucoup de bons esprits, mais une paralysie sans précédent s’est emparée des volontés. Vous-même, je le sens, je ne vous ai pas convaincue. Vous pensez ◀que▶ j’ai exagéré. Vous pensez ◀que▶ j’ai cédé au goût américain de la sensation, du biggest in the world. Et de vrai, c’est dans ce pays ◀que▶ la première Bombe vient d’être construite. Exagérée sans doute et dépassant la mesure de ce ◀que▶ l’on connaissait avant le 6 août, elle est là, parce que l’homme l’a mise là. Et votre sens de la mesure peut se rebeller comme l’esprit devant la mort…
Mais admettons ◀que▶ j’ai exagéré : c’est fatal. Écrire, c’est mettre en forme, donc condenser, donc augmenter la réalité de l’objet ou de la situation. C’est donc toujours « exagérer » les traits ou phénomènes ◀que▶ l’on veut dégager. Admettons ◀que▶ les armées retiennent une bonne partie de leur utilité au service des nations et de leur vertu d’ordre. Admettons ◀qu’▶elles arrivent encore à se battre. Admettons ◀que▶ la Bombe soit moins puissante ◀que▶ les savants autorisés ne l’affirment. Admettons ◀qu’▶il n’y ait pas de raz de marée, ni d’autres accidents d’ampleur continentale. Admettons ◀que▶ notre globe dure longtemps encore, et ◀que▶ la guerre militaire y prospère d’autant mieux ◀qu’▶elle sera dotée d’une armée de plus. Admettons ◀que▶ l’on invente une parade à la Bombe, selon l’axiome des militaires, sans oublier ◀que▶ leur expérience démontre ◀qu’▶on ne pare jamais ◀qu’▶un certain pourcentage des coups tirés… Pensez-vous ◀que▶ les effets de la prochaine guerre seront très différents de ceux ◀que▶ j’ai prévus ? La souffrance sera pire, l’agonie de la terre un peu plus longue, la fin de l’humanité non moins certaine, le triomphe des « éléments d’ordre » aussi énigmatique, et sans témoins.
Je reconnais volontiers ◀que▶ ce processus peut se poursuivre assez longtemps. Les choses ne se passeront peut-être pas de la manière soudaine et dramatique ◀qu’▶un certain goût de l’antithèse m’incline parfois à souhaiter. La tragédie n’aura pas de lignes pures, parce que nos choix ne sont pas si francs et ◀que▶ nos chefs savent à peine ce ◀qu’▶ils jouent.
Une espèce d’organisation mondiale ouvrira des bureaux confortables d’où sortiront quelques vœux incolores. Il est évident ◀que▶ les nations souveraines s’en moqueront. Il est évident ◀que▶ l’une d’entre elles, Bombe en main, essaiera d’imposer sa paix à toutes les autres. (Inutile même de la nommer.) Il est évident ◀que▶ les peuples se révolteront contre cette nation et son régime, tôt ou tard. Il est évident ◀que▶ si l’on continue à penser comme on pense aujourd’hui, cela finira dans l’explosion totale. Et il est évident ◀que▶ la grande majorité des hommes se refuse à ces évidences. On nous ressasse à longueur de journée ◀qu’▶elle « n’est pas prête pour un gouvernement mondial ». Est-ce ◀qu’▶on lui demande si elle est prête pour la mort ?
L’humanité, ce sont des gens comme vous et moi. Quand vous me dites ◀qu’▶elle n’est pas prête pour la paix, cela veut dire ◀que▶ vous d’abord, vous refusez de faire le choix de la paix, parce que ses moyens vous déplaisent (suppression des armées et des souverainetés nationales). Mais en refusant de choisir la paix, vous votez tacitement pour la mort, et vous en rendez responsable. Tout tient à chacun de nous. Et nous en sommes au point où il devient difficile de le cacher. Nos alibis ne trompent plus ◀que▶ nous-mêmes.
Pour moi, je poursuivrai ma lutte, quoi qu’il arrive. C’est ma santé. Dès mon premier écrit sur les choses politiques, j’ai posé le principe du pessimisme actif. Et comment ne m’y tiendrais-je pas, quand je sais ◀que▶ l’enjeu n’est point de ceux ◀que▶ la défaite, mais la désertion seule puisse me faire perdre ?
Je me rappelle cette voix, dans Isaïe, criant de Séir au prophète : « Sentinelle, ◀que▶ dis-tu de la nuit ? Sentinelle, ◀que▶ dis-tu de la nuit ? » La sentinelle a répondu : « Le matin vient et la nuit aussi ». Je n’ai pas fini d’aimer ce cri. Les citations de la Bible vous irritent. Et vous me direz : ◀que▶ fait Dieu dans tout cela ? Dangereuse question. S’il permet ◀que nous fassions sauter la Terre, elle sautera et ce sera très bien. Au-delà de ce « clin d’œil », Il nous attend.