L’idée fédéraliste (1948)b
On peut penser avec le philosophe Jaspers que l’Europe du xxe siècle n’a plus le choix « qu’entre la balkanisation et l’helvétisation ». La balkanisation signifierait pratiquement la désintégration du continent en nationalismes rivaux. L’helvétisation signifierait l’intégration fédérale des▶ nations, renonçant à leur souveraineté absolue au profit d’◀une▶ constitution commune. Dans cette vue, la Suisse moderne serait ◀une▶ sorte de « bon exemple à suivre ». Même si l’on est disposé à l’admettre, deux réserves préalables se présentent aussitôt à l’esprit. Il conviendrait d’abord de préciser quels sont les éléments de notre expérience helvétique qui méritent d’être donnés en exemple ; puis de chercher dans quelle mesure ils pourraient être utilisés ou reproduits sur ◀une▶ plus vaste échelle. La question de nos dimensions dans l’espace et dans le temps apparaît capitale à cet égard.
En termes d’histoire suisse, notre État fédéral avec ses cent ans d’existence représente déjà ◀une▶ tradition ; nous pouvons en étudier les phases et l’évolution interne, en discuter les avantages et les inconvénients pour nous autres Suisses. Mais si nous passons du plan de cette microhistoire à l’histoire générale, tout change. Nous voyons tout d’abord que cent ans, ce n’est qu’un septième de notre histoire nationale ; que celle-ci ne s’étend que sur le dernier tiers de l’ère chrétienne, laquelle n’est à son tour que le dernier tiers de l’histoire ◀des▶ civilisations, qui elles-mêmes ne couvrent que le dernier cinquantième de la durée généralement admise de l’humanité sur la planète. D’où il résulte que notre expérience fédérale ne représente guère que la dernière minute dans l’heure qu’aurait duré la civilisation.
Ces considérations, dans leur simplicité, sont propres à nous rappeler que l’évolution humaine ne s’arrêtera pas avec nous, que nous ne sommes pas ◀un▶ aboutissement absolu mais ◀un▶ instant transitoire dans la marche vers d’autres formes politiques et sociales, presque impossibles à prévoir aujourd’hui, mais dont il est certain qu’elles apparaîtront, et dans lesquelles nos formes actuelles s’évanouiront probablement, comme ◀une▶ goutte de vin dans la mer. Ensuite, ce rappel à nos dimensions très réduites dans le temps comme dans l’espace nous suggère ◀une▶ analogie, ou ◀une▶ image au moins, du rôle que nous pourrons jouer dans le monde. En effet, les proportions de notre expérience à l’histoire générale sont à peu près celles de la graine à l’arbre.
Qu’est-ce qu’◀une▶ graine ? C’est ◀un▶ objet hautement organisé, achevé en soi, mais qui ne prend son sens et sa valeur que dans la mesure où il meurt et se perd dans le développement ◀des▶ forces et ◀des▶ formes qu’il contient en germe et qu’il préfigure. ◀Une▶ graine, c’est à la fois ◀un▶ aboutissement et ◀un▶ commencement. C’est le lieu d’◀un▶ passage de la vie à la vie par la mort. Toutes les graines meurent, mais elles peuvent mourir de deux manières : les unes ne laissent qu’à peine leur poids minime d’humus, les autres donnent ◀un▶ nouvel arbre. Notre État fédéral mourra, certes, lui aussi, ainsi que meurent tous les États. Mais peut-être ne mourra-t-il que dans sa réalisation à ◀une▶ échelle infiniment plus vaste ? Telle est la chance de la Suisse dans l’histoire, pour ce siècle ou pour ceux qui le suivront. La chance d’◀une▶ graine.
Transposons maintenant ces symboles. Traduisons graine par idée. Le dilemme revient à ceci : ou bien notre État fédéral, après ◀un▶ siècle et demi ou deux, disparaîtra tout comme ◀une▶ autre République sérénissime de Venise, ne laissant qu’◀un▶ souvenir ou ◀un▶ décor, parce qu’il aura gardé son idée pour lui seul et l’aura épuisée en soi ; ou bien au contraire cette idée que notre État aura su incarner dans ◀un▶ objet très petit mais hautement élaboré, se développera dans ◀un▶ ensemble où son identité formelle se perdra, certes, mais pour revivre magnifiée aux dimensions continentales.
Quand on cite l’exemple helvétique, à propos d’◀un▶ projet d’États-Unis d’Europe ou de gouvernement mondial, l’objection immédiate qui surgit sur les lèvres ◀des▶ étrangers est la suivante : « Tout cela est bel et bon pour ◀un▶ petit pays, mais n’est pas applicable aux grands. » On a raison s’il ne s’agit que ◀des▶ modalités typiquement suisses de la mise en pratique de l’idée fédérale. On a tort s’il s’agit de l’idée elle-même. ◀Une▶ expérience de laboratoire est nécessairement plus réduite de dimensions que ses applications, mais pourtant celles-ci n’existeraient pas sans celle-là. Je ne parlerai donc ici que de notre idée fédéraliste en soi.
Elle est très simple, comme toutes les grandes idées, mais non pas simple à définir en quelques mots, en ◀une▶ formule ; car elle est d’◀un▶ type organique et non pas mécanique ou passionnel, en cela beaucoup plus « moderne » et scientifique que les théories totalitaires, liées à l’esprit rationaliste ou romantique du xixe siècle. Elle ne peut être comparée qu’à ◀un▶ rythme, à ◀une▶ respiration. Elle n’est pas ◀une▶ utopie à rejoindre, ◀un▶ plan statique à réaliser en x années par la réduction impitoyable ◀des▶ résistances, mais elle est au contraire le secret d’◀un▶ équilibre constamment mouvant entre ◀des▶ forces qu’il s’agit de composer, non de soumettre l’une à l’autre, ou d’écraser l’une après l’autre.
On ne saurait trop insister sur le double mouvement, sur l’interaction, sur la dialectique ou sur la bipolarité, comme on voudra, qui est le battement du cœur de ce système. Car le fédéralisme ne consiste pas seulement dans l’union, comme le mot Bund peut incliner les Suisses alémaniques à le penser ; et en retour, il ne consiste pas seulement dans l’autonomie ◀des▶ régions, cantons ou nations, ainsi que le conçoivent trop souvent les Suisses romands ; mais il consiste précisément dans l’équilibre souple entre l’union et l’autonomie ◀des▶ parties, dans leur composition vivante en vue de leur renforcement mutuel : « ◀Un▶ pour tous » mais aussi « Tous pour ◀un▶ ».
Dans ce sens, il nous sera permis de dire que la politique fédéraliste n’est rien d’autre que la politique tout court, au sens le plus légitime de ce mot. Elle est donc l’antithèse exacte ◀des▶ méthodes totalitaires, antipolitiques par définition, puisqu’elles consistent à écraser les diversités par incapacité de les composer en ◀un▶ tout organique et vivant.
C’est peut-être parce que l’idée fédéraliste est à la fois très simple à sentir et très délicate à formuler, qu’on la trouve en fait si rarement formulée dans notre histoire. Il est certain qu’elle a guidé plus ou moins consciemment les principales décisions de notre vie politique pendant ◀des▶ siècles, et qu’elle a finalement pris forme et force de loi vers 1848 ; mais ce n’est guère qu’au xxe siècle qu’on s’est mis à la commenter et à philosopher à son sujet. Comme la vie même — étant la vie de notre praxis politique — elle allait sans dire, jusqu’ici. La nécessité présente de l’affermir en face du défi que représente l’esprit totalitaire, et aussi de la propager, car la meilleure défense est dans l’attaque, nous invite à en exprimer la theoria. Nous ne pourrons mieux le faire qu’en cherchant à dégager, après coup, les quelques principes directeurs qui semblent avoir inspiré l’action tout empirique de nos ancêtres.
1. Le fédéralisme ne peut naître que du renoncement à toute idée d’hégémonie éducatrice ou organisatrice exercée par l’une ◀des▶ nations composantes.
Les luttes ◀des▶ Waldstätten contre Zurich, puis ◀des▶ cantons campagnards contre les villes, et finalement l’attitude généreuse ◀des▶ vainqueurs du Sonderbund, illustrent ce principe fondamental dans notre histoire. C’est pourquoi la Suisse ne verra jamais sans ◀une▶ méfiance légitime certains « grands » prendre l’initiative d’◀une▶ fédération européenne ou mondiale. L’échec de Napoléon et celui d’Hitler dans leurs tentatives d’unifier l’Europe indiquent d’◀une▶ manière négative cette même vérité simple que notre réussite confirme : à savoir qu’on ne peut atteindre la fin, qui est l’union, qu’en renonçant à ◀des▶ moyens impérialistes, lesquels ne peuvent conduire qu’à l’unification, caricature de l’union véritable.
2. Le fédéralisme ne peut naître que du renoncement à tout esprit de système.
Ce qui vaut pour l’impérialisme d’◀une▶ nation vaut aussi pour celui d’◀une▶ idéologie. On pourrait définir l’attitude fédéraliste comme ◀un▶ refus constant et instinctif de recourir aux solutions systématiques, simples de lignes, claires et satisfaisantes pour la logique, mais par là même infidèles au réel, vexantes pour les minorités, destructrices ◀des▶ diversités qui sont la condition de la vie organique. Fédérer, ce n’est pas mettre en ordre d’après ◀un▶ plan géométrique, à partir d’◀un▶ centre ou d’◀un▶ axe, mais arranger ensemble ◀des▶ réalités concrètes, selon leurs caractères particuliers, qu’il s’agit à la fois de respecter et d’articuler dans ◀un▶ tout.
3. Le fédéralisme ne connaît pas de problème ◀des▶ minorités.
On objectera que le totalitarisme, lui aussi, supprime ce problème : mais c’est en supprimant les minorités qui le posaient.
Il y a totalitarisme (au moins en germe) dans tout système quantitatif ; il y a fédéralisme partout où c’est la qualité qui prime. Par exemple : le totalitarisme voit ◀une▶ injustice ou ◀une▶ erreur dans le fait qu’◀une▶ minorité ait les mêmes droits qu’◀une▶ majorité. C’est qu’à ses yeux la minorité ne représente qu’◀un▶ chiffre, et le plus petit. Pour le fédéraliste, il va de soi qu’◀une▶ minorité puisse compter pour autant, voire pour plus qu’◀une▶ majorité dans certains cas, parce qu’à ses yeux elle représente ◀une▶ qualité irremplaçable. (On pourrait aussi dire : ◀une▶ fonction.)
En Suisse, ce respect ◀des▶ qualités ne se traduit pas seulement dans le mode d’élection du Conseil ◀des▶ États, mais surtout, et d’◀une▶ manière beaucoup plus efficace, dans les coutumes de notre vie politique et culturelle, où l’on voit la Suisse romande ou la Suisse italienne jouer un rôle sans proportion avec le chiffre de leurs habitants ou de leurs kilomètres carrés.
4. Enfin le fédéralisme repose sur l’amour de la complexité, par contraste avec le simplisme brutal qui caractérise l’esprit totalitaire.
L’amour (plus encore que le respect ou que la simple tolérance) ◀des▶ complexités culturelles, psychologiques, et même économiques, telle est la santé du régime fédéraliste. Ses pires ennemis sont ceux que Jacob Burckhardt qualifiait dans ◀une▶ lettre prophétique de « terribles simplificateurs ».
Lorsque les étrangers s’étonnent de l’extrême complication ◀des▶ institutions suisses, de l’espèce de mouvement d’horlogerie fine que composent nos rouages, communaux, fédéraux, cantonaux, si diversement engrenés, il convient de leur montrer que cette complexité est la condition même de nos libertés. C’est grâce à elle que nos fonctionnaires et nos législateurs sont constamment rappelés au concret, forcés de rester en contact avec les réalités humaines du pays. La Suisse est formée d’◀une▶ multitude de groupes politiques, culturels, administratifs, linguistiques, religieux, qui n’ont pas les mêmes frontières, et qui se recoupent et se recouvrent de cent manières différentes. Il est clair que ◀des▶ lois conçues dans ◀un▶ esprit unitaire, jacobin ou totalitaire, brimeraient nécessairement l’un de ces groupes, tendraient à réduire leur variété, et mutileraient ainsi dans plusieurs de ses dimensions, la personne même de ceux qui s’y rattachent.
Certes, il est plus facile de décréter sur table rase, de simplifier les réalités d’◀un▶ trait de plume, de tirer ◀des▶ plans à la règle et de forcer ensuite leur réalisation en écrasant tout ce qui résiste, ou simplement tout ce qui dépasse. Mais c’est la vitalité civique d’◀un▶ peuple qu’on écrase ainsi. ◀Une politique fédéraliste, telle qu’on vient de la décrire, suppose infiniment plus de soins, d’ingéniosité technique et de compréhension du peuple qu’elle gouverne. C’est pourquoi je disais plus haut qu’elle représente la politique par excellence. Et c’est pourquoi je vois en elle le seul avenir possible de l’Europe, et le don que nous pouvons lui faire en restant fidèles à nous-mêmes.