(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — La Cour suprême européenne (14 mars 1949) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — La Cour suprême européenne (14 mars 1949)

À Rome, en novembre dernier, lors du Congrès de l’UEF, le comte Sforza est venu nous parler de ce qui lui tient le plus à cœur : la fédération de l’Europe. On ne saurait accuser le comte Sforza de manquer d’expérience politique : de tous les hommes d’État au pouvoir, de nos jours, c’est lui qui a eu la carrière la plus longue. Quel conseil avait-il à nous donner ? Nous pouvons le résumer, comme il l’a fait lui-même, en quelques mots. Il est un point, nous a-t-il dit, sur lequel, vous fédéralistes, vous ne devrez jamais transiger. De toutes vos forces, sans compromis et sans relâche, luttez contre le dogme et la pratique des souverainetés nationales absolues.

Avant de lutter contre un ennemi, il faut connaître sa nature, qu’est-ce que cela signifie au juste, la souveraineté nationale absolue ? Cela signifie, pratiquement, deux grands dangers, l’un intérieur : la tyrannie ; l’autre extérieur : le coup de force, la guerre.

En effet, si l’État national a tous les droits, s’il n’a de comptes à rendre à personne, ni à Dieu, ni à la loi, ni même à la morale courante, s’il n’y a rien au-dessus de lui, s’il est seul juge — et c’est ce que signifie le mot : souverain — , comment voulez-vous qu’il n’abuse pas de ses pouvoirs ?

Et s’il en abuse, comment voulez-vous qu’on l’arrête ? C’est lui qui vous arrête et qui vous fait avouer, vous la victime, que vous êtes un criminel : cela se produit sous nos yeux, de nos jours, dans les pays où l’État souverain prend au sérieux sa souveraineté. Il est un cardinal hongrois, et il est 15 pasteurs bulgares qui savent très bien, à l’heure qu’il est, ce que signifie la souveraineté inconditionnelle de l’État, l’impossibilité de faire appel à un tribunal supérieur… D’autre part, l’État souverain a le droit de déclarer la guerre, et de forcer chacun de nous à la faire, c’est-à-dire qu’il possède sur nous le droit de vie et de mort, et cela sans appel. S’il veut la guerre, personne ne peut le retenir. Il y a bien ce que l’on nomme la morale, il y a même quelques rudiments d’une loi internationale, mais qui peut l’appliquer cette loi, puisqu’il n’existe pas de pouvoir supérieur ? Puisqu’il n’y a pas de roi du monde, de suzerain, qui puisse réduire à la raison ces féodaux dressés sur leurs ergots que sont les États souverains ?

La Société des Nations avait été une première tentative pour apprendre à vivre aux États, pour leur apprendre à ne pas toujours dire : moi d’abord ! Pour les amener à respecter la loi. L’Organisation des Nations unies est une seconde tentative du même genre. Mais la SDN est morte, et si l’ONU était en train de vivre, de réussir, cela se verrait : Nous n’en serions pas où nous sommes, c’est-à-dire à nous préparer pour la troisième dernière, à la demande générale.

Pourquoi ces deux grandes machines coûteuses n’ont-elles jamais pu fonctionner ? C’est à cause d’un même vice de constitution. L’une et l’autre ont été et sont des sociétés non pas de nations, mais de gouvernements d’États souverains. Or, qui peut arbitrer les disputes entre deux États souverains ? Personne, puisqu’ils sont souverains, puisqu’ils sont à la fois juges et parties. Vous n’auriez pas l’idée, personne n’aurait l’idée de faire arbitrer un match par les deux capitaines des équipes en présence. Or, qu’est-ce que l’ONU ? C’est un congrès de capitaines d’équipes qui crient tous à la fois : si je ne gagne pas, eh bien, je triche ou je m’en vais ! Plus simplement encore : veto ! — un mot latin que les Russes comme vous le savez prononcent : niet.

Telle étant la vraie situation, que faire ? Comment protéger les citoyens contre l’arbitraire de l’État ? Et comment protéger la paix contre les entreprises de ces grands féodaux ? Il faut créer, c’est l’évidence, un pouvoir supérieur aux États, et qui limite leur souveraineté !

C’est un tribunal de ce genre que le Conseil international de notre Mouvement européen a décidé de proposer, dans sa séance toute récente de Bruxelles.

Le projet mis au jour par le Mouvement européen me semble révolutionnaire, pour deux raisons.

Premièrement, il prévoit une Cour suprême européenne. À cette cour pourront s’adresser par-dessus la tête de l’État les personnes physiques et morales, c’est-à-dire vous et moi, ou votre syndicat, ou votre Église, contre l’État qui aurait violé leurs droits.

Secondement, il est prévu que cette Cour suprême sera doublée d’une Commission des droits de l’homme, composée de membres indépendants des États et gouvernements. Cette commission recevrait toutes les plaintes et pourrait aller enquêter sur le territoire même des États accusés. Voilà qui formerait le premier noyau d’un véritable pouvoir fédéral, et voilà qui ferait une brèche sérieuse dans la Bastille des sacro-saintes souverainetés nationales.

Notre projet sera soumis bientôt aux États et aux parlements. S’il se voit accepté, un premier pas sera fait pour la sauvegarde des libertés européennes.

À mon avis, ce premier pas en appelle aussitôt un second, qui serait la création d’une police fédérale, d’une force armée européenne, capable de faire respecter les arrêts de la Cour suprême. Cela viendra, si nous savons le vouloir, et si toute l’opinion nous appuie.

En attendant, les représentants de la France, de la Grande-Bretagne et du Benelux se réunissent aujourd’hui même à Londres pour préciser les plans du Conseil de l’Europe. Vous voyez que les choses ne traînent pas. Mes prévisions seront donc optimistes :

Température européenne en hausse légère mais continue : à l’Est et sur le front de nos adversaires, nébulosité variable à très forte. Un peu de précipitations possibles, spécialement dans le Nord du continent. Toujours très calme à Berne.