(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — « Une idée généreuse » ? (4 avril 1949) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — « Une idée généreuse » ? (4 avril 1949)

Ceux d’entre vous qui m’ont entendu lundi dernier savent que se tient à Londres, ces jours-ci, la conférence des 10 pays qui seront les membres fondateurs de l’union européenne. Ces jours-ci se décide, en silence, le statut de l’Assemblée consultative de l’Europe qui siégera, dès l’automne, à Strasbourg. Cet événement, si lourd d’avenir pour tous nos peuples, a fait peu de bruit jusqu’ici. Le grand public ignore souvent le principal de ce qui se passe autour de lui, de son vivant. C’est que la presse oublie parfois de lui apprendre certains faits, que les manuels d’histoire, plus tard, se chargeront d’apprendre à nos enfants — les pauvres !

J’ajouterai que le grand public ignore encore, dans mainte région, l’existence du Mouvement européen et son action rapide depuis un an. On a bien entendu parler d’un certain congrès de La Haye, ou du récent Conseil qui se tient à Bruxelles. On sait vaguement que MM. Churchill et Spaak, entre autres, se préoccupent d’unir les peuples de l’Europe. Mais on pense qu’il s’agit simplement de discours, qui ne font de mal à personne et ne servent à rien…

C’est ainsi que je rencontre chaque jour des gens qui me disent d’un air sceptique et un peu fatigué : « Vous y croyez, vous, à cette Europe unie ? » Et quand je leur dis que non seulement j’y crois mais que j’y travaille sans relâche, et qu’il faut qu’ils y croient eux aussi, ils me regardent avec un peu de pitié… Moi, je sais bien que ça leur passera, et que l’Europe se fera quand même, et que plus tard, quand elle sera fédérée, ces gens-là penseront que c’était tout naturel, et si facile à faire, voyons ! C’était bien clair et tellement évident qu’il fallait le faire !… Ils me diront : moi, vous savez, j’y ai toujours cru ! Ils voleront au secours de la victoire.

Mais ce qui m’étonne bien davantage, ce sont les gens qui me répètent : « Ah oui, la fédération de l’Europe, quelle idée généreuse ! »

Voyez-vous, quand un Américain déclare que votre idée est généreuse, c’est qu’il est ému et qu’il va vous aider. Mais quand un Européen vous dit : l’Europe unie ? oui, c’est une belle idée, une idée généreuse… c’est qu’il n’a pas la force d’y croire, qu’il ne fera rien, qu’il pense qu’il est sérieux et que vous rêvez.

Or, il s’agit, en réalité, de la vie ou de la mort d’une civilisation. Fédérer tous nos peuples encore libres, les fédérer à la dernière minute, pour empêcher la guerre, c’est notre seule chance de salut. On se demande en vain ce qu’il peut y avoir de « généreux » dans une entreprise de ce genre. La maison brûle, et quand les pompiers arrivent à toute vitesse pour essayer d’éteindre l’incendie, on ne leur dit pas d’un air sceptique et protecteur : merci Messieurs, vous êtes bien généreux ! mais on se précipite pour les aider.

D’autres me disent : d’accord, essayons de nous fédérer. Mais cela va prendre au moins cent ans ! Je réponds que l’Europe s’unira tout de suite, avant deux ans, ou bien ne s’unira jamais, parce que la guerre n’attendra pas cent ans pour nous atomiser jusqu’à la moelle des os, — si nous restons les bras ballants.

Mais il est une phrase, entre toutes, que je voudrais ne plus jamais entendre, et que j’ai lue ou entendue 365 fois depuis un an, et c’est celle-ci : « Nous ne pouvons que souhaiter bonne chance aux courageux pionniers du fédéralisme ! » C’est une manière de dire : Allez-y ! Faites-vous tuer, nous suivrons de loin vos efforts, et nous vous rejoindrons, bien entendu, si par miracle vous gagnez !

Seulement, voilà, nous ne gagnerons pas cette immense partie sans l’appui de l’opinion tout entière, sans votre appui, à vous aussi, chers auditeurs. Nous voulons bien gagner pour vous, mais pas sans vous ! Car il s’agit de votre vie à tous, et si nous perdons cette partie, si bien engagée aujourd’hui, ce n’est pas seulement les fédéralistes, mais c’est vous tous qui la perdrez, qui serez ruinés, fouillés par la police politique, arrêtés sans savoir pourquoi, et jetés dans les camps de concentration… De tous côtés, on réclame des apôtres. On nous dit : assez de discours ! à l’action ! faites des gestes ! On a raison, mais il faut bien quelques discours pour avertir les peuples de ce qu’on va faire. Et s’il vous faut des apôtres, si vous y tenez tant que ça, pourquoi ne seriez-vous pas le premier ?

Diogène, le vieux philosophe grec, avait bien tort, quand il cherchait un homme à la lueur de sa lanterne. Il eût mieux fait d’en devenir un lui-même. C’est le plus sûr moyen d’en trouver. Je vous laisse à tirer les conclusions de cette petite parabole. Et je vous rappelle qu’il existe, dans toutes les villes européennes, dans nos villes suisses aussi, bien entendu, des groupes fédéralistes organisés, qui sont prêts à vous accueillir.

Voici encore mes prévisions du temps valables jusqu’à lundi prochain : à Londres, brouillard persistant autour des travaux de la conférence des Dix. En Europe, le courant d’air glacial venu de l’Est provoquera encore quelques faibles précipitations, ou comme on préfère dire à Berne : un peu de pluie.