(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — L’Allemagne et l’Europe (11 avril 1949) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — L’Allemagne et l’Europe (11 avril 1949)

Depuis plusieurs semaines, à ce micro, je vous parle d’une grande aventure : l’Europe en marche vers son unité. Je vous en décris les étapes. Et je vous dis pour quelles raisons urgentes il faut que nos peuples se fédèrent. Car c’est le seul moyen qui nous reste :

1° d’échapper à la guerre ;

2° d’arrêter les Russes ;

3° de sauver notre économie, sans nous laisser coloniser par l’Amérique.

Ce soir, je parlerai d’une 4e raison non moins urgente de créer l’Europe fédérée ; et c’est l’Allemagne, le problème allemand, — l’Allemagne qui déjà, relève la tête et commence à revendiquer.

Voici un peuple qui nous a donné Goethe et Hitler, la grande musique et les fours crématoires, où l’on poussait vivants des milliers d’hommes. Voici un peuple qui, par deux fois dans l’espace d’une génération, a bouleversé l’Europe et menace, directement ou non, chacune de nos vies. Deux fois repoussé, battu à plate couture, va-t-il encore une fois refuser de comprendre et d’assumer ses fautes et sa défaite ? On peut le craindre.

Après la Première Guerre, Hitler criait : l’armée allemande n’a pas été battue ! Ce sont les socialistes et les grévistes qui lui ont donné le coup de poignard dans le dos ! — Après la Deuxième Guerre, un autre chef allemand peut affirmer que cette fois-ci, ce n’est pas le peuple allemand qui a capitulé, mais c’est seulement l’armée d’Hitler. Vous le voyez, cela revient au même. M. Adenauer, tout comme Hitler, essaye de nier en partie la défaite ou d’en rejeter la faute sur d’autres : dans les deux cas, on veut innocenter les « bons » Allemands, et refuser la culpabilité du crime commis contre l’Europe.

Mais la situation est aujourd’hui encore plus grave, si possible, qu’elle ne l’était du temps d’Hitler. Car l’Allemagne vaincue et ruinée garde un atout considérable : elle peut jouer entre l’Est et l’Ouest, jouer sur les divisions des Alliés, et par une sorte de chantage désespéré, menacer de se jeter dans les bras des Soviets, si on ne lui donne pas un traitement de faveur, qu’elle eût évidemment refusé à ses victimes.

Tous les témoins sont unanimes sur ce point : l’Allemagne est demeurée nationaliste, et même nationale-socialiste, ni plus ni moins qu’en 1939. Je vous conterai à ce sujet une anecdote célèbre en Amérique :

Dans une ville allemande que les Américains viennent d’occuper, le gouverneur réunit cent personnes qu’il a fait prendre au hasard dans la rue, et il se met à les interroger. Y a-t-il des nazis parmi vous ? demande-t-il. Tous jurent que non, ils n’ont jamais été nazis. L’officier américain s’étonne, puis se fâche. Le monde entier, crie-t-il, sait que le peuple allemand a plébiscité Hitler par cinq fois, à la majorité de 99,5 % des voix. Il y avait donc des nazis, en Allemagne, et même en assez grande quantité… Alors, le porte-parole du groupe d’Allemands se lève, interrompt l’Américain, et s’écrie : « Ce que vous dites-là ce sont des mensonges, propagés à l’étranger par les Juifs, les ploutocrates américains, les bolchéviques et les démocrates décadents : Jamais nous n’avons été nazis ! Heil Hitler ! »

Que faire avec ce peuple qui se ment à lui-même, et passe du désespoir à l’arrogance avec une telle facilité ?

Que faire pour l’empêcher de sombrer demain dans un national-bolchévisme ? Et comment appuyer les amis que nous comptons en grand nombre, outre-Rhin, qui voient clair, et qui ont mis sur pied un beau mouvement fédéraliste, le seul vivant et neuf dans ce pays qui ne croit plus à rien ?

Depuis trois ans, les Alliés ont pris à l’égard des Allemands des mesures contradictoires, tantôt trop dures, tantôt trop indulgentes. Ce n’est que la semaine dernière qu’ils se sont mis d’accord, à Washington, pour fixer le statut de l’Allemagne nouvelle. Ils ont décidé d’imposer le régime fédéral aux onze États ou länder allemands.

Je ne sais s’il faut s’en réjouir, du point de vue d’un fédéralisme véritable.

Il me semble au contraire que les Alliés viennent de commettre deux erreurs assez graves.

La première, c’est d’avoir imposé aux Allemands une série de petites « rectifications de frontières », sans grand intérêt pour les Alliés, mais qui ont suffi à soulever en Allemagne une nouvelle vague de nationalisme.

La seconde erreur, c’est d’essayer d’imposer de l’extérieur un régime fédéral.

Car si l’on croit que le fédéralisme est une bonne chose, il ne faut pas en faire cadeau à ceux que l’on voudrait affaiblir. Et si l’on veut que les Allemands l’acceptent, il ne faut pas le présenter comme une terrible punition qu’on leur inflige. Aussitôt, ils le détesteront.

La seule solution de bon sens, c’est d’offrir aux Allemands un régime fédéral dans le cadre élargi d’une Europe fédérée, d’une Europe elle-même fédérale. Alors enfin le peuple allemand, traité sur pied d’égalité, aura sa chance de se relever sans devenir aussitôt dangereux.

Avant la guerre, les Allemands disaient : nous avons la plus grande armée du monde ! Aujourd’hui, ils gémissent : nous avons la plus grande douleur du monde ! Leur maladie, c’est de vouloir toujours se rendre spécialement intéressants. Pour les guérir, il faut leur donner l’occasion de se conduire enfin comme tout le monde, et non plus comme un peuple exceptionnel dans la vertu ou dans le vice. Il faut aussi rendre un espoir à la jeunesse, et la sauver du nihilisme où elle s’enlise. Et la seule grande idée nouvelle qui puisse enthousiasmer les jeunes Allemands, c’est l’idée de l’Europe unie, c’est la fédération que nous voulons.

Voilà pourquoi notre Mouvement européen vient de demander que l’Allemagne soit reçue à l’Assemblée consultative de l’Europe, dès cet automne, sur pied d’égalité. Nous saurons, d’ici peu, si les gouvernements comprennent toute la portée de cette démarche, et s’ils verront la grandeur de l’enjeu : rendre une Allemagne saine à l’Europe fédérée !