(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Le Centre européen de la culture (27 juin 1949) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Le Centre européen de la culture (27 juin 1949)

Chers auditeurs,

À propos de la Suisse et de l’Europe, je vous dirai ce soir un dernier mot, qui n’est pas le moins important.

Dans mes dernières chroniques, j’ai tâché de vous montrer pourquoi la Suisse, fédération neutre et armée, doit se tenir sur une certaine réserve, provisoire, pendant que les autres peuples de l’Europe commencent ce qu’on pourrait appeler leur éducation fédérale. Mais je n’ai pas manqué d’insister sur la présence nécessaire de la Suisse dans l’œuvre de l’union européenne, partout où nous le pouvons sans cesser d’être neutres.

Or il est un domaine où nous devons profiter de la neutralité pour agir sans réserve, et pour nous rattraper, si je puis dire : ce domaine est celui de la culture et de la formation de l’opinion.

Sous les auspices du Mouvement européen, un appel vient d’être lancé pour que les Suisses prennent la part principale, financière autant que morale, dans la création, sur leur sol, d’un Centre européen de la culture.

Certains d’entre vous se demanderont ce que la culture vient faire ici, ce qu’elle peut faire pour l’union de l’Europe, qui paraît être une question politique ou économique avant tout. La réponse est bien simple : en vérité, c’est la culture qui a fait l’Europe, au temps de sa puissance, et c’est donc la culture qui doit montrer la voie d’une Europe rénovée par son union.

Si l’on y réfléchit quelques instants, on s’aperçoit que les grandeurs européennes viennent de l’esprit, et non pas de la nature, ni du nombre. Comment expliquer autrement que ce petit continent, qui n’est en réalité qu’une péninsule déchiquetée de l’Asie, ait pu régner sur toute la terre, pendant des siècles ?

Ce n’était pas à cause de sa grandeur physique : car l’Europe représente à peu près 4 % de la surface du globe. Ce n’était pas à cause de sa population : moins d’un sixième de celle de la Planète. Non, l’Europe a régné par sa culture, qui, pour le bien comme pour le mal, a créé ses richesses et sa science de la matière et de la vie ; ses machines, ses cités, et ses livres ; ses procédés de construction ou de transport, que tous imitent ; et enfin ses doctrines politiques et religieuses dont le monde entier s’est inspiré. Si l’Europe a régné sur la terre, c’est donc bien grâce à sa culture, source de sa puissance matérielle et morale.

Aujourd’hui, la puissance a changé de camp. Elle est américaine ou russe. Naguère encore maîtresse de la Planète, l’Europe se voit réduite à se défendre pour assurer sa survivance économique et son indépendance politique.

Cette Europe sur la défensive, comment allons-nous la sauver ? Là-dessus, tout le monde est en train de s’accorder : il nous faut unir nos faiblesses, fédérer nos nations encore libres, et créer des pouvoirs européens, capables de traiter sur pied d’égalité avec les empires neufs de l’Est et de l’Orient. Tels sont les buts que poursuivent sans relâche les pionniers du Mouvement européen. Nous verrons, au mois d’août, le premier résultat de leur effort, lorsque s’ouvrira, à Strasbourg, le Parlement consultatif de 13 nations.

Mais toutes les constructions politiques et sociales, économiques et juridiques, dont chacun reconnaît l’urgence, resteront sans force et sans vie si elles ne sont pas soutenues par un élan profond, par un espoir nouveau de tous nos peuples.

Cet élan de l’opinion, et cet espoir des masses, ce n’est pas une propagande artificielle qui les créera, mais au contraire une véritable éducation du sentiment de notre communauté. Il existe, ce sentiment, et peut-être plus qu’on ne le croit. Mais il faut le nourrir et l’informer, lui donner une voix, et des moyens d’action.

Telle est la tâche vitale que voudrait assurer le Centre européen de la culture, dont je vous ai dit qu’il doit avoir son siège en Suisse.

Je le sais bien, ce mot de culture peut sembler vague ou légèrement suspect à bien des gens. Il peut faire croire aussi à de la théorie pure, à des activités académiques et distinguées, pour spécialistes un peu distraits. Ce n’est pas cela que veut faire le Centre européen.

Notre but est de coordonner les forces intellectuelles dispersées en Europe, et de leur offrir une possibilité pratique de s’engager dans notre action commune. Notre but est de faire voir aux écrivains, artistes, savants, professeurs, hommes d’Églises, que la culture doit et peut faire sa part — une très grande part ! — pour aider les peuples à s’unir.

Et maintenant, voici le point que je voudrais bien marquer ce soir. Le fait que la Suisse soit prévue comme siège du Centre européen de la culture, cela ne relève ni du hasard, ni de considérations touristiques.

Tant à Berne qu’au comité de notre Mouvement européen, on a reconnu que le domaine culturel était celui où nous pouvons, nous Suisses, sans renoncer à la neutralité, jouer le rôle qu’on attend de nous dans l’œuvre collective de la fédération.

Rôle capital ! Car à mesure que se réalisent les objectifs politiques du Mouvement — le Conseil de l’Europe étant acquis — , à mesure que la fédération du continent se dessine et prend corps, la nécessité de lui donner une âme passe au premier plan. Et c’est bien cela, c’est bien l’âme du Mouvement que doit devenir le Centre européen de la culture.

Souhaitons que les Suisses comprennent toute la grandeur d’une pareille tâche, et qu’elle leur offre une chance autant qu’une charge, — une chance de se montrer fidèles à leur mission en accueillant, soutenant et animant le foyer même d’une action historique, dont on a pu dire que le but était l’Europe helvétisée !

Au revoir, à lundi prochain !