(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Les deux raisons de fédérer l’Europe (13 février 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Les deux raisons de fédérer l’Europe (13 février 1950)

Chers auditeurs,

Ceux d’entre vous qui me font le plaisir de suivre assez régulièrement ma chronique du lundi soir, auront remarqué que j’aborde, à chaque fois, un aspect différent du même problème : celui de l’union européenne. Je suis loin d’avoir épuisé les questions précises qui se posent dans les domaines les plus divers, car l’Europe, c’est très compliqué, et c’est même cette complication (qu’on pourrait comparer à celle du corps humain) qui fournit la meilleure définition de l’Europe.

Cependant, il est bon, parfois, de reprendre le problème dans son ensemble. Plusieurs personnes m’ayant demandé, ces temps derniers, de leur dire en quelques mots : pourquoi faut-il unir l’Europe ? et quels sont les facteurs principaux de cette union ? Je voudrais leur répondre sans détour, d’une manière aussi simple que possible.

À l’origine des fédérations qui, dans l’histoire, ont réussi, et durent encore, on trouve deux facteurs principaux : le premier c’est la menace extérieure, le second c’est l’absurdité des divisions intérieures. Selon les cas, l’un de ces facteurs est plus actif ou plus puissant que l’autre, mais ils sont en général présents tous les deux. C’est ainsi que les États-Unis d’Amérique se sont fédérés principalement pour résister à l’Angleterre, pour se libérer de son joug, et pour prévenir la menace d’une nouvelle conquête étrangère. Tandis que nos cantons suisses ont été amenés à se fédérer, en 1848, bien moins par des menaces ou pressions extérieures, qui étaient faibles ou inexistantes, que par la constatation claire et nette de l’état d’impuissance et de crise où les mettaient leurs divisions économiques, politiques et militaires.

Il se trouve qu’aujourd’hui, ces deux facteurs — la menace extérieure et l’absurdité reconnue de nos divisions internes — jouent à plein pour l’Europe, et simultanément.

Détrônée par la dernière guerre de sa position dominante dans le monde, l’Europe est devenue le terrain de manœuvres de deux empires tout neufs, qui ont peur l’un de l’autre, et que mesurent leurs forces sur notre territoire, dans nos esprits, dans nos vies et nos mœurs. Oh, certes ! je pense bien que l’un et l’autre de ces empires sont animés des meilleures intentions, et ne veulent que notre bonheur, chacun à leur manière. Les uns nous voudraient heureux, bien nourris et de bonne humeur, grands lecteurs de « digests » et buveurs de coca-cola : car ainsi nous ferions de bons clients. Les autres nous voudraient fanatiques et disciplinés, car ainsi nous ferions de bons citoyens, d’excellents esclaves volontaires. La menace n’est pas la même des deux côtés, vous le sentez bien. Il est absolument faux de prétendre que nous n’avons plus qu’à choisir entre la peste et le choléra, car en réalité, ce qu’on nous offre, c’est d’un côté le sourire obligatoire, de l’autre le travail forcé. Les uns financent notre reconstruction, les autres poussent au sabotage. Il y a donc une légère différence, et je vous laisse à faire votre choix. Mais si tout de même nous trouvions le moyen de rester des Européens, de rester libres à notre guise, entre nous, dans l’indépendance, cela vaudrait peut-être mieux… Et nous ne le pourrons [que] si nous sommes forts, et nous serons forts [que] si nous fédérons nos faiblesses — tout comme les cantons suisses il y a cent ans.

Prenons maintenant le second facteur qui peut pousser à la fédération, et qui est la prise de conscience générale de la stupidité de nos divisions. Ce qui a décidé nos ancêtres à créer un pouvoir fédéral et à voter notre constitution, c’était l’état scandaleux d’impuissance où nous mettait la souveraineté jalouse de 25 États minuscules, hérissés de barrières et de péages, entravant la circulation, sans armée unifiée, sans marché assez large, sans politique vraiment commune. Or, nous en sommes exactement au même point, dans l’Europe d’aujourd’hui, et c’est aussi stupide, mais plus dangereux qu’alors. Les marchandises et les personnes ne peuvent plus circuler, sur notre continent, qu’à la faveur d’une tolérance des fonctionnaires, et d’une espèce de tricherie générale. La preuve, c’est que si les douaniers décident d’appliquer strictement les règlements, plus personne ne passe une frontière, le trafic est embouteillé sur des dizaines de kilomètres. Et ce n’est là qu’un exemple entre cent de nos routines. Allons-nous continuer longtemps ces jeux puérils, qui n’amusent plus personne, qui ne rapportent pas un sou de plus qu’ils ne coûtent, et qui nous affaiblissent au point que dans deux ans, nous serons sans doute à la merci soit d’une police totalitaire, soit des experts d’une commission d’achat qui sera le vrai gouvernement de nos pays ?

Voilà, me semble-t-il, des raisons suffisantes pour justifier l’effort de nos fédérateurs, et du Mouvement européen. Je vais les résumer en quelques mots un peu brutaux, mais qui disent bien ce qu’ils veulent dire. Je les emprunte à un slogan que les fédéralistes français ont inscrit sur des carnets de timbres de propagande européenne, qui seront mis en vente un de ces jours. Le voici :

« Européens, fédérez-vous pour sauver votre indépendance ! Si vous ne faites pas demain l’Europe, l’Amérique vous laissera tomber ; et la Russie vous ramassera. »

Ce langage, certes, n’est pas diplomatique. Il a l’avantage d’être clair.

Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.