(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — L’union atlantique (24 avril 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — L’union atlantique (24 avril 1950)

Chers auditeurs,

La semaine dernière, je vous décrivais le partage du globe non plus entre deux puissances isolées, mais bien en deux hémisphères, dont l’une s’organise d’une manière rigide, en silence, sous la direction du Kremlin, et dont l’autre s’agite et discute sans trouver sa formule d’union. Et je vous disais que les cercles officiels me paraissaient tendre de plus en plus vers l’union atlantique, au risque de faire oublier la condition indispensable à cette union, qui est la fédération européenne.

Comme pour confirmer ce diagnostic, le jour même où je vous parlais, la presse nous apprenait que M. Georges Bidault venait, au nom de la France, de proposer la création d’un haut Conseil de l’Atlantique.

Je ne puis donc mieux faire, ce soir, que de reprendre ma dernière causerie au point précis où l’actualité s’est chargée de la prolonger. Que faut-il penser de la proposition Bidault, du point de vue européen ? Faut-il en déduire comme certains journaux que nos hommes d’État ont renoncé à faire l’Europe, avant d’avoir sérieusement essayé d’y réussir, et qu’ils prétendent aujourd’hui réaliser le plus, après avoir raté le moins, et comme pour masquer leur échec ? Faut-il répéter avec beaucoup que l’étape européenne est dépassée ? Et faut-il enfin que je change le titre même de ma chronique ? Je pense que je n’étonnerai personne en vous disant que je ne le crois pas un instant. Je veux bien que « Demain : l’Europe ! » signifie « Après demain l’union atlantique », mais je persiste à croire qu’on n’arrivera jamais à cet après-demain sans passer d’abord par demain.

À l’appui de cette affirmation, je voudrais développer rapidement deux remarques :

1. Je ne pense pas que les ministres qui parlent déjà d’union atlantique feront rien de sérieux pour la réaliser ;

2. Je ne pense pas que cette union soit réalisable tant que l’Europe n’existe pas politiquement, et qu’elle n’a pas donné à l’Amérique la preuve qu’elle peut s’unir elle-même.

Je dis d’abord que les ministres ne feront rien, parce qu’ils n’ont pas la volonté réelle d’imposer et de mettre en pratique les beaux projets sur lesquels ils discourent. Ils se disent tous, ou presque, partisans de l’union et même de la fédération de nos pays. Mais dès qu’il s’agit d’accepter une mesure bien pratique et efficace, qu’elle soit de première importance, comme l’élection directe d’un Parlement européen, ou secondaire, mais significative, comme la suppression des visas, les ministres et tous leurs experts refusent absolument d’agir. Tous leurs réflexes sont des réflexes de refus ou de timidité. Ils trouvent toujours que « c’est prématuré », sans qu’on puisse deviner à quel moment cela cessera d’être prématuré, à leur avis. Ils prétendent toujours que l’opinion n’est pas mûre, sans qu’on puisse deviner quand et comment ils auraient consulté cette opinion. Enfin, ils demandent toujours du temps pour réfléchir. Ce qui revient à dire, évidemment, qu’ils sont bien décidés à ne rien faire. Car si nous leur laissions tout le temps qu’ils demandent, il est très peu probable qu’ils l’emploieraient à réfléchir : on sait qu’ils ont trop d’autres choses à faire… Je suis prêt à les plaindre ; je suis prêt à saluer la sincérité de plusieurs en tant qu’individus ; je suis même prêt à prendre au sérieux quelques-unes de leurs objections. Mais je me refuse à croire un seul instant qu’ils vont vraiment réaliser une union par-dessus l’Atlantique, quand ils ont démontré depuis un an qu’ils étaient incapables de créer une union par-dessus la Manche, ou même par-dessus le Rhin, cependant que les peuples la veulent, et que les circonstances l’exigent avec une tragique évidence.

Je pense ensuite que l’Amérique elle-même va se montrer fortement hésitante devant la suggestion de M. Bidault. Certes, celle-ci rejoint l’action très vigoureuse d’une fraction du Sénat américain en faveur d’une fédération des démocraties libres des deux mondes. Mais du côté du State Department, il est probable qu’on va se montrer très réservés, et cela se comprend. Comment les États-Unis accepteraient-ils d’entrer sur pied d’égalité dans une union avec nos peuples désunis, donc faibles, avec nos gouvernements qui n’ont pas réussi à harmoniser leurs économies, malgré le plan Marshall ; qui n’ont pas voulu abaisser leurs barrières douanières ni même supprimer les visas ; et qui ont refusé jusqu’ici de sacrifier la plus petite parcelle de leur souveraineté nationale ?

Certes, la direction générale indiquée par M. Bidault est la bonne : c’est celle qu’il nous faudra prendre après-demain, et nous devons nous y préparer, en imagination, dès aujourd’hui. Pour cela, il nous faut d’abord éclaircir, assainir l’atmosphère, et déblayer les ridicules malentendus qui faussent tous nos jugements sur l’Amérique, et ceux que les Américains portent sur nous. J’y reviendrai dans ma prochaine chronique. Ensuite, il s’agit de bien voir que ce ne sont pas nos petits États souverains qui seront capables de s’unir à l’Amérique, en ordre dispersé ; mais que si nous voulons qu’un jour le grand rêve atlantique soit une réalité, il nous faut commencer par nous en rendre dignes, il nous faut faire demain l’Europe.

Au revoir, à lundi prochain.