(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Le règne des experts (5 juin 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Le règne des experts (5 juin 1950)

Chers auditeurs,

L’actualité m’invite, me contraint même, à vous parler de nouveau du plan Schuman. Les journaux en sont pleins, depuis des semaines, et le refus anglais d’y adhérer passionne à son sujet l’opinion des deux mondes.

Je vous ai dit que ce plan de mise en commun des ressources en acier et charbon du continent était l’un des points principaux du programme des fédéralistes. Nous l’avions proposé à Montreux dès 1947, puis à La Haye en 1948, et à Westminster en 1949. L’Assemblée de Strasbourg l’an dernier l’avait repris en compte et remis en vedette. Enfin, depuis quelques mois, M. Schuman en a fait étudier les données par ses services techniques, avant de le présenter officiellement. Il déclare aujourd’hui que même sans les Anglais, il poursuivra l’exécution du plan, d’accord avec l’Allemagne, le Benelux et l’Italie.

Sans vouloir anticiper sur les résultats des travaux qui vont s’ouvrir à Paris, nous pouvons dès maintenant faire deux constatations sur l’accueil réservé au projet.

La première, c’est qu’il est évident que la mauvaise volonté des dirigeants européens dépasse encore tout ce que l’on pouvait craindre. Tous nous parlent d’union, proclament qu’elle est urgente, mais personne ne veut rien sacrifier, et ne veut rien payer pour que l’union se fasse. Sans union, chacun sait, l’Europe court à sa perte. Mais les raisons de notre perte ne seront pas la Russie, ni le diable ! Elles sont inscrites dans l’égoïsme insane des partis et des professions. Elles sont dans la résistance des industriels d’un côté, des syndicats de l’autre, qui veulent bien l’union, mais sans renoncer à la moindre parcelle de leur puissance ou de leur doctrine, ce qui revient à dire que pratiquement, ils refusent l’union de l’Europe. Elles sont aussi dans les préjugés invétérés de certains gouvernements, comme celui de la Grande-Bretagne, qui disent vouloir l’union, mais qui refusent de céder la moindre parcelle de leur souveraineté nationale, ce qui revient à dire que pratiquement, ils refusent la première condition de l’union. Quant aux masses, au lieu de se dresser pour exiger les conditions concrètes de la paix, de leur paix, elles sont hypnotisées par quelque tour cycliste, en attendant la Bombe et le travail forcé. Leur fatalisme nous conduit tout droit à ces fatalités.

La deuxième conclusion que je veux tirer des résistances que l’on oppose au plan Schuman, c’est que nous vivons de plus en plus sous le règne des experts, sous leur domination.

On l’a bien vu la semaine dernière : quand un gouvernement veut refuser un plan, mais n’ose le dire par crainte de l’opinion, il va se cacher derrière l’avis des spécialistes. Il dit : je veux bien, mais cela demande un examen sérieux et surtout prolongé, c’est-à-dire un renvoi aux experts.

Parlons donc un peu de ces messieurs.

Il y en a toujours eu, dans les gouvernements, à toutes les époques de l’histoire. Ce qui est nouveau, c’est le rôle qu’on leur fait jouer. Autrefois, l’on n’avait pas l’idée de leur confier la conduite des affaires politiques. Ils étaient là pour conseiller d’abord, et ensuite pour exécuter. Quant aux gouvernements, ils gouvernaient, c’est-à-dire décidaient les buts qu’ils jugeaient nécessaire d’atteindre. Le xx e siècle a changé cela. C’est aux experts que le pouvoir politique va demander les décisions, qu’il devrait normalement dicter. Or, que peuvent en fait les experts ?

Ils peuvent tout simplement, à propos d’un projet qu’on vient leur soumettre, calculer ce que cela coûtera. Ensuite de quoi, le gouvernement peut toujours dire que c’est trop cher. Bien sûr ! Tout dépend de l’envie qu’il ou qu’il n’a pas, de réaliser le projet. On trouve toujours trop cher, c’est évident, l’objet dont on n’a pas envie, ou qu’on ne juge pas indispensable, en l’occurrence l’union de l’Europe, c’est-à-dire finalement, la paix. Je vous l’ai dit bien souvent, quand on veut faire la guerre, quand on y est décidé ou forcé, les mêmes experts qui démontraient chiffres en main que cette guerre ne pourrait durer plus de trois semaines (comme ils l’ont fait en 1914), ces mêmes experts se mettent à faire des plans pour 5 années de lutte. Tous ces calculs sont donc des alibis. Ils masquent, aux yeux l’opinion, la fuite des gouvernants devant leur vocation.

Si l’on va au fond des choses, on s’aperçoit que le règne des experts trahit un phénomène moral et spirituel fort inquiétant. Nous assistons à la décadence de l’autorité, au profit de la dictature des pouvoirs, c’est-à-dire des mécanismes abandonnés à eux-mêmes.

Les pouvoirs se multiplient, foisonnent, se combattent mutuellement et se neutralisent. Mais l’autorité s’évanouit. Vous avez en Europe une bonne vingtaine d’États soi-disant souverains, avec tous leurs offices nationaux et leurs polices variées ; vous avez des centaines de comités, des dizaines de milliers de techniciens. Mais où sont les grandes voix qui montrent les grands buts, qui orientent les efforts vers une vision commune ? Où est l’autorité qui, seule, peut exiger le sacrifice des intérêts contradictoires au bien commun ?

Ce qui manque tragiquement à l’Europe d’aujourd’hui, ce sont les hommes ou les femmes qui par-dessus le fourmillement des petits calculs à courte vue dans tous les sens, lèvent un drapeau et montrent un chemin. Jeanne d’Arc et Nicolas de Flue ne disposaient d’aucun pouvoir. Ils n’avaient rien, mais ils étaient l’Autorité. Tous les experts du monde réunis en congrès auraient certainement démontré, chiffres en main, que la France ne pouvait être délivrée, ni les cantons suisses pacifiés. Pourtant deux voix y ont suffi, deux faibles voix, une toute jeune fille et un vieillard. Mais saurions-nous encore les écouter ?

Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.