(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Valeur de l’Europe (12 juin 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Valeur de l’Europe (12 juin 1950)

Chers auditeurs !

Je vous parlais la semaine dernière d’un phénomène bien inquiétant : le déclin de l’autorité, au xx e siècle, et l’avènement au pouvoir des experts, c’est-à-dire des purs techniciens, sans vision générale des choses.

Sur quoi j’ai reçu pas mal d’approbations, quant au principe tout au moins, mais aussi pas mal de critiques, déguisées d’ailleurs en bons conseils… D’accord, me dit-on, il faut aller au fond des choses, et ne pas se contenter de palliatifs. Mais le fond des choses, pour l’un, c’est la question militaire, pour l’autre ce sont des subventions aux paysans, pour un troisième, ce sont des citations de la Bible, et pour un quatrième c’est une réforme de la monnaie ! Le fond des choses est vaste, comme vous le voyez, on y trouve vraiment beaucoup de choses, on y trouve presque tout, et en tout cas, toutes les marottes de chacun d’entre nous.

Dans le cadre de cette chronique et de l’action que je commente pour vous, le fond des choses, c’est simplement de fédérer l’Europe pour établir la paix. Ni plus, ni moins. Et c’est déjà beaucoup.

Mais on me dit : « Au fond, qu’est-ce que l’Europe ? » Et je sais bien que cette question n’est pas absolument loyale, car tout le monde sait, en réalité, ce qu’est l’Europe, et ceux qui reposent le problème sont, en général, ceux qui refusent les conditions de l’union nécessaire ; qui cherchent à gagner du temps en discussions académiques. Pourtant, je veux répondre sans détour, car le fait même de poser des questions est quelque chose de très européen. Personne n’aurait l’idée de demander : « Qu’est-ce que l’Amérique, qu’est-ce que l’Inde ou la Chine, ou qu’est-ce que la Russie ? » Ces grands empires sont bien délimités, physiquement et historiquement. Mais l’Europe, personne ne peut dire où elle commence et où elle s’arrête à la fois dans l’espace et dans le temps. Comme la Grèce, elle n’est rien qu’un cap, et ses frontières vers l’Est sont indécises, comme celles de la Grèce vers le Nord. Dans ce cap de l’Asie sont venues se mêler trois influences décisives : Athènes, Rome et Jérusalem, — une idée raisonnable de l’homme, le droit et les institutions, et la révélation chrétienne. Tout cela s’est mêlé, noué, marié au cours des siècles, et dès la Renaissance, l’Europe est apparue comme un ensemble, une civilisation, qui a dominé la Terre entière jusque vers 1939.

Je ne vais pas vous faire un cours d’histoire en cinq minutes. Ce que je voudrais vous rappeler ce soir, c’est justement ce que nous, Européens, avons tendance à oublier, c’est la grandeur unique de notre continent, et ce sont ses causes véritables. Posez-vous simplement cette question : Comment se fait-il que ce cap de l’Asie, qui ne représente qu’un petit coin très découpé et divisé, environ 5 % des terres du globe, soit devenu le foyer vital de la seule civilisation qui ait su gagner la Terre entière ?

La réponse tient en un seul mot. C’est la culture qui a fait l’Europe, cœur et cerveau de la planète. C’est la culture qui a fait de notre péninsule tout autre chose que ce qu’elle paraît physiquement. Sans la culture, nous n’aurions ni puissance, ni richesse matérielle, ni libertés civiques. Vous croyez que la culture est un luxe, l’affaire de quelques spécialistes à lunettes ? Vous croyez que le sérieux, le concret de la vie, c’est l’argent, le vêtement, la nourriture, l’auto ? Vous oubliez seulement que toutes ces choses sont des produits secondaires de la culture, d’elle seule. Vous oubliez que sans nos inventeurs, qui poursuivaient des travaux de science pure, vous n’auriez ni y chauffage, ni éclairage, ni moyens de transport, ni remèdes. Vous oubliez que sans nos philosophes et nos juristes, vous n’auriez pas l’idée de l’homme industriel, distingué du troupeau, de la tribu, capable de critique, protégé par des lois. Vous oubliez que pour le bien comme pour le mal, le monde moderne tout entier est un produit européen, qu’il est sorti du cerveau de l’Europe, de sa culture encore une fois, et de rien d’autre. Les grands empires qui nous disputent la puissance, l’Amérique et l’URSS, sont eux-mêmes nés d’idées européennes, l’un de Calvin et du puritanisme anglo-saxon, l’autre de Marx et de notre industrie.

Si donc l’on veut rester concret, pratique, il faut reconnaître cette réalité : l’Europe est une culture, ou elle n’est pas grand-chose. Pour la sauver, dans la crise qu’elle traverse, il faut revenir aux sources de sa force, qui sont intellectuelles et spirituelles, et qui ne sont pas le nombre et la matière — car de cela, les autres en ont plus que nous. Vouloir défendre notre vieille Europe, il faut bien voir que c’est défendre tout d’abord les deux plus grandes conquêtes de sa culture : l’idée de l’homme personnel, l’idée de liberté, sans lesquelles il n’est plus de création ni d’invention, donc, en fin de compte, plus même de puissance matérielle.

Je reviendrai la prochaine fois sur l’action culturelle entreprise par le Mouvement européen, et sur l’institution qui doit mener cette action, le Centre européen de la culture. Pour aujourd’hui, dans un bref raccourci, je voulais simplement vous rappeler que les chances de l’Europe, après tout, ce sont les chances de l’homme personnel, car en face de la terre des masses qu’est la Russie, de la terre des machines qu’est l’Amérique, de la terre des fatalités qu’est l’Asie, l’Europe est seule à demeurer la Terre des hommes.

Au revoir, à lundi prochain.