Deuxième lettre
Messieurs les▶ députés,
Ces lettres ne sont pas un cahier ◀de▶ doléances ou ◀de▶ revendications. Et je n’ai point ◀de▶ conseil à vous donner. Mais je vous écris au nom d’une centaine ◀de▶ milliers ◀de▶ militants fédéralistes, qui pensent comme des millions que ◀le▶ temps presse et que ◀les▶ lenteurs ◀de▶ ◀l’▶Assemblée, ramenées par ◀les▶ ministres à ◀l’▶immobilité, sont ◀la▶ pire imprudence du siècle.
Nous ne sommes pas impatients mais angoissés. Nous ne voulons pas qu’on aille vite par doctrine, par manie ou par tempérament, comme nous ◀le▶ reprochent certains qui, par principe ceux-là, ont décidé une fois pour toutes qu’il faut aller lentement dans tous ◀les▶ cas. Mais nous ne voyons aucun motif ◀de▶ croire qu’on leur laissera tout ◀le▶ temps ◀d’▶aller lentement, et ◀le▶ loisir ◀d’▶être prudents. Festina lente nous disent-ils. ◀Les▶ Coréens n’entendent pas ce latin-là, même s’il est prononcé avec ◀l’▶accent anglais.
Vous allez me parler, je ◀le▶ sais bien, des grandes difficultés accumulées sur votre route vers ◀l’▶unité. Elles sont connues. Ce qui ◀l’▶est moins, c’est votre volonté ◀de▶ ◀les▶ surmonter. L’un d’entre vous ◀le▶ rappelait récemment : le premier devoir ◀de▶ ◀l’▶obstacle, c’est ◀de▶ se laisser vaincre. Votre Comité des ministres néglige donc son premier devoir. À qui ◀la▶ faute ? ◀L’▶opinion, sur ce point, entretient des soupçons qu’il vous faut dissiper.
Vous allez, paraît-il, réviser prudemment ◀les▶ statuts du Conseil de l’Europe, ainsi que vos rapports internes avec ◀le▶ Comité ministériel. Permettez-moi ◀de▶ vous dire que ◀l’▶opinion s’en moque, parce qu’elle a ses doutes motivés sur vos intentions véritables. Elle n’est pas sûre qu’une fois dotés ◀d’▶un instrument un peu meilleur — moins astucieusement combiné pour s’enrayer sans faute avant ◀le▶ départ — vous en ferez ◀l’▶usage qu’elle attend. Elle n’a pas ◀l’▶impression très nette que vous êtes décidés à faire ◀l’▶Europe envers et contre toutes ses routines décadentes, à ◀la▶ sauver ◀de▶ ◀la▶ ruine en ◀l’▶unissant, et pour tout dire ◀d’▶un mot, à gouverner. Elle vous voit réticents pour la plupart, inquiets ◀de▶ ne pas vous avancer au-delà ◀de▶ ce qu’on vous a permis, qui est moins que rien, arrêtés par un alinéa, déconcertés par un éternuement des daltoniens. Elle voit que votre Assemblée consultative ◀d’▶un Comité lui-même consultatif, formé ◀de▶ ministres qui se refusent d’ailleurs à transmettre vos consultations, consulte à son tour des experts. Ces consultés à la troisième puissance — si ◀l’▶on peut dire ! — répondent après six mois que c’est prématuré, mais qu’il ne faut rien faire en attendant. Et ◀l’▶opinion se demande si tout cela dissimule une idée ◀de▶ derrière ◀la▶ tête, ou révèle au contraire, bien clairement, ◀l’▶absence ◀d’▶idée maîtresse, ◀de▶ grande vision du but, ◀de▶ volonté. J’entends bien que ◀l’▶opinion se trompe et méconnaît vos sentiments intimes, qui sont très purs ; qu’elle distingue mal ◀les▶ forces colossales qui paralysent jusqu’à votre éloquence et vous empêchent ◀d’▶articuler des intentions peut-être subversives (on chuchote que vous tenez en réserve un projet ◀de▶ timbre-poste européen). Certes, il convient ◀de▶ saluer bien bas ◀les▶ Intérêts et ◀les▶ Pouvoirs, ◀de▶ s’agenouiller devant ◀les▶ Constitutions, ◀de▶ ramper devant ◀les▶ Partis, et ◀de▶ confesser son pur néant devant ◀les▶ Experts. Mais rien ne pourra jamais me persuader qu’ils aient tous raison à la fois, quand il n’en est pas deux qui tombent d’accord sur autre chose que ne rien faire.
Parlons un peu de cette fameuse prudence dont ◀l’▶éloge inlassable embellit vos discours. En somme, que risquez-vous ? Je cherche à voir ce qui peut vous faire peur, ce qui peut être plus dangereux que ◀l’▶inaction totale où vous glissez, plus utopique que ◀le▶ maintien du statu quo, plus follement imprudent que vos prudences ? Je ne trouve pas. On dirait que vous avez ◀le▶ trac. Vous répétez qu’il faut être prudents quand on s’engage dans une entreprise aussi vaste. Ah ! pour ◀le▶ coup, je trouve cela « prématuré » (je m’excuse ◀de▶ parler comme un ministre). Car vous ne vous êtes, jusqu’ici, engagés dans rien que ◀l’▶on sache. Quand vous y serez, il sera temps ◀de▶ voir si ◀la▶ prudence, ou au contraire un peu de hâte, conviennent à nos calamités.
Ceci me rappelle un argument ◀de▶ M. Bevin. On aurait tort, à son avis, ◀de▶ commencer ◀l’▶Europe par ◀le▶ toit. Je ne sais pourquoi, ni ce qu’il veut dire exactement ; mais cave ou toit, chacun peut voir que M. Bevin n’a jamais voulu rien commencer. Au reste, ◀l’▶Europe existe depuis plus ◀de▶ 2000 ans. Ce qui lui manque est justement un toit.
Pour tout dire en style familier, ces éternelles prudences nous cassent ◀les▶ pieds. On trouverait dans ◀les▶ procès-verbaux ◀de▶ votre première session consultative (au second degré) ◀de▶ quoi faire un collier à trois rangs ◀de▶ perles du genre ◀de▶ Festina lente, Paris ne s’est pas bâti en un jour, petit à petit ◀l’▶oiseau fait son nid, prudence est mère ◀de▶ sûreté, chi va piano va sano, wait and see, step by step, und so weiter. ◀Les▶ vieillards ont ◀l’▶humeur proverbiale, mais votre Assemblée est trop jeune. Je lui propose quelques slogans nouveaux et quelques amendements à ◀la▶ sagesse des peuples.
Petit à petit, Paris ne s’est pas fait. Mais par deux ou trois décisions, dont celle ◀d’▶Haussmann, corrigée ◀d’▶un coup ◀de▶ crayon par Napoléon III.
◀L’▶oiseau bâtit son nid en un jour — toutes affaires cessantes.
On peut tout faire step by step, sauf sauter un obstacle. On peut tout faire en deux pas, sauf franchir un abîme.
Si votre œuvre est ◀de▶ longue haleine, il n’y a pas une minute à perdre.
Tout est prématuré, pour celui qui ne veut rien.
◀La▶ prudence est ◀le▶ vice des timides, et ◀la▶ vertu des audacieux.
Je me résume. ◀L’▶opinion vous regarde. Elle n’entre pas dans ◀les▶ subtilités. Elle vous demande : que voulez-vous faire ?
Si vous ne voulez pas fédérer ◀l’▶Europe, vous ne voulez rien qui ◀l’▶intéresse. Si vous ne faites rien cet été, vous serez oubliés cet automne. Si vous croyez qu’il vaut mieux ne rien faire, ou qu’on ne peut rien faire ◀de▶ sérieux, vous pouvez encore rendre un service à ◀l’▶Europe : allez-vous-en. Laissez ◀la▶ place à ceux qui ont décidé ◀d’▶agir. Avouez que rien ne vous paraît possible : on comprendra que vous n’êtes plus nécessaires. Mais assez ◀de▶ faire semblant ◀d’▶être là. Constater ◀le▶ néant représente un progrès sur ◀l’▶entretien ◀d’▶une illusion coûteuse dans un édifice inachevé.
Mais si quelques-uns d’entre vous, comme je ◀le▶ crois, sont fédéralistes, qu’ils ◀le▶ disent, qu’ils proclament leur but, et tout changera dans un instant. Il s’agit ◀d’▶une révolution, qui est ◀le passage des vœux aux volontés.