(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — L’armée européenne (18 septembre 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — L’armée européenne (18 septembre 1950)

Chers auditeurs,

Pendant que la guerre éclatait en Orient, pendant que l’Amérique se réveillait, s’armait, et pendant que la Russie observait d’un œil froid l’état des forces en présence, qu’a-t-on fait en Europe, à Strasbourg, cet été pour répondre au défi de l’Histoire ?

La session de l’Assemblée s’est ouverte par un grand discours de Churchill. Le sujet de ce discours était la création immédiate d’une armée de l’Europe.

L’idée de Churchill était simple. L’Europe est sans défense. Elle peut être envahie demain, ou cette nuit même. Si nous pensons qu’elle vaut d’être sauvée, constituons une armée sérieuse, qui ne saurait être qu’une armée européenne, à l’échelle de la menace elle-même continentale qui pèse sur nous.

Le génie de Churchill est indéniable : il consiste à dire simplement les évidences que tout le monde voit, mais que l’on traiterait de paradoxes ou d’utopies si vous ou moi osions les dire. Tout le monde sait que l’Europe n’a point d’armée, si l’on excepte l’armée suisse, laquelle est neutre. Tout le monde sait qu’il est urgent de faire quelque chose. Mais il faut que Churchill le dise pour qu’on appelle cela du réalisme. Ainsi va le monde, et quand Churchill eut terminé son discours de Strasbourg, l’Assemblée tout entière lui fit une ovation, et vota sa motion par 89 voix contre 5, et point d’abstentions. C’était trop beau pour être vrai. L’Assemblée ne tarda point à se ressaisir, c’est-à-dire à revenir aux réalités, qui sont pour elle les paragraphes de son statut.

Dès que le projet Churchill fut mis en discussion plus détaillée, un député anglais, M. James Callaghan, se leva pour faire observer que l’article 1, alinéa d des statuts de l’Assemblée lui interdisait de s’occuper des problèmes militaires de l’Europe. M. Callaghan a raison, l’article 1 alinéa d dit bien cela. M. Callaghan sait fort bien cependant que l’Europe est désarmée, et que ce n’est pas avec des paragraphes qu’on peut stopper des divisions blindées. Mais il semble parfois que certains Britanniques sont hélas plus travaillistes qu’intelligents… Arrêtée par un alinéa, l’Assemblée décida de ne rien faire de sérieux, c’est-à-dire d’affirmer qu’il était urgent de faire quelque chose, bien sûr, un jour ou l’autre, mais qu’il ne semblait pas très opportun de dire comment et à quelles conditions.

Le problème reste donc posé. On ne saurait dire que l’Assemblée ait résolu de le résoudre, et encore moins qu’elle ait vraiment tenté de le faire… Devant cette carence incroyable je me sens libre de dire ici ce qu’un chacun pense qu’il faut faire.

Premièrement, face au danger d’invasion, nous savons tous qu’il est nécessaire de nous armer, ne fût-ce que pour forcer l’envahisseur à réfléchir, et sauver ainsi la paix.

Deuxièmement, il est clair qu’on ne peut pas défendre l’Europe avec dix-neuf petites armées nationales, à la fois ruineuses pour chacun de nos pays, et ridiculement insuffisantes pour l’ensemble du continent. Réarmer dans le cadre national, c’est courir à la ruine par l’endettement illimité, c’est étouffer le progrès social, c’est réveiller le nationalisme qui est l’origine même de nos maux, enfin, c’est opposer dix-neuf faiblesses à une grande force, et donc se condamner à l’écrasement certain.

D’où l’on déduit nécessairement qu’il faut, pour défendre l’Europe, non pas dix-neuf armées nocives et faibles, mais une armée continentale, beaucoup moins coûteuse et beaucoup plus efficace.

Mais cette armée européenne, à supposer qu’on l’organise, ce qui paraît possible avant deux ans, — encore faut-il qu’elle soit mise au service d’une politique d’ensemble de l’Europe. Elle suppose donc l’institution d’un gouvernement fédéral, capable de la contrôler, et de l’utiliser pour assurer la paix, non point pour nous jeter dans les pires aventures.

Comme vous le voyez, tout cela se tient : je vous parlerai donc, la prochaine fois, du gouvernement fédéral, sans lequel une armée d’Europe serait plus dangereuse encore que notre faiblesse actuelle. Mais je voudrais ajouter une remarque importante. M. Churdhill a proposé que l’on donne des armes aux citoyens de l’Europe. Encore faut-il que ces soldats soient décidés à employer ces armes. Or, dans l’état politique et social où sont plusieurs de nos voisins, rien n’est moins sûr. On dit que M. Churchill est un grand réaliste, parce qu’il parle de canons et d’avions. Mais ce ne sont là que des objets, des instruments. Le réalisme véritable, c’est de donner d’abord à chaque Européen la conviction profonde et passionnée qu’il a quelque chose à défendre. On n’accepte de mourir que pour des raisons de vivre. Le réalisme véritable c’est donc de commencer la défense de l’Europe dans les esprits et dans les cœurs.

Il nous faut une armée, — hélas ! Mais il nous faut d’abord une mystique de l’Europe, c’est-à-dire de la liberté, sans laquelle cette armée ne serait qu’un poids mort. De cela aussi, je compte vous reparler ; c’est même le principal sujet de ma chronique.

Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.