(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Une autorité politique européenne (25 septembre 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Une autorité politique européenne (25 septembre 1950)

Pendant toute la session de l’Assemblée de Strasbourg, cet été, les députés n’ont pas cessé de recevoir des centaines de lettres de simples citoyens qui, dans tous nos pays, les adjuraient de faire quelque chose, et vite. Je me suis joint au mouvement pour ma part, en faisant imprimer une brochure de lettres aux députés européens où je les priais sur tous les tons d’agir ou de s’en aller. Car, en effet, le néant déclaré vaut mieux qu’un faux-semblant.

Que voulaient dire les auteurs de ces lettres pressantes et angoissées, lorsqu’ils réclamaient avec une impatience sans cesse accrue par le danger de guerre — que quelque chose fût fait ? Ils voulaient dire, sans aucune équivoque : donnez-nous une autorité politique au-dessus des États, faites le saut, faites une révolution, créez un vrai gouvernement européen, capable d’assurer notre défense commune, car isolés nous périrons,

Cet effort n’a pas été vain. Il a fortement contribué à transformer l’ambiance de l’Assemblée, à faire sentir à plusieurs députés que l’opinion publique les suivait du regard, à renforcer les convictions de ceux qui en avaient, à mettre mal à l’aise ceux qui n’en ont aucune, et qui, par conséquent, usurpent leur fonction en passant leurs vacances à Strasbourg.

Créer au-dessus des États une autorité politique capable d’obtenir ou d’imposer les sacrifices indispensables au salut de la communauté, c’est la thèse des fédéralistes. Ceux-ci ne sont encore, dans l’Assemblée, qu’une minorité certes très remuante, mais réduite à peu de chose quand on vote. La plupart des députés préfèrent à la formule d’un gouvernement européen, celle d’une série d’autorités spécialisées, dont le plan Schumann du charbon et de l’acier offre le meilleur exemple. Ils proposent que l’on crée de la même manière une autorité régissant les transports en Europe, une cour de justice, une autorité sociale, un office européen de la production du blé, un Centre européen de la culture, et un état-major européen.

À quoi les fédéralistes répondent : d’accord, prenons les problèmes les uns après les autres après tout, on ne peut faire autrement dans la pratique. Mais rassemblons toutes ces autorités spécialisées en un gouvernement unique, doté de pouvoirs réels, c’est-à-dire réellement supérieurs à ceux des États. Tous les chemins sont bons, pour qui veut aboutir. Prenez les problèmes séparément, ou prenez-les tous à la fois, peu nous importe. L’important, c’est de les résoudre, et de nous unir effectivement en temps utile, avant que notre état de division n’ait provoqué la guerre, qui nous mettra tous d’accord dans les camps.

Mais il est apparu très clairement, à Strasbourg, qu’une fraction de l’Assemblée ne voulait pas qu’on aboutisse à rien de sérieux. Je veux parler des Anglais et de certains Scandinaves, qui prennent leurs directives à Londres.

Depuis deux ans, les Anglais nous disaient : ne parlez pas de fédération, c’est utopique et théorique. Faisons plutôt quelque chose de concret dans un domaine bien limité. Sur quoi M. Schumann leur a offert son plan, qui est parfaitement concret, dans un domaine bien défini : celui du charbon et de l’acier. Mais tous les Anglais ont dit non, qu’ils soient conservateurs ou travaillistes. Les conservateurs, par la voix de M. Macmillan, ont déposé un contre-projet. Ils acceptaient en principe le plan Schumann, disaient-ils, mais à une condition : c’est que ce plan n’ait aucune autorité, qu’il ne limite en rien la souveraineté sacrée de l’État anglais, et n’exige de sa part pas le moindre sacrifice, soit d’intérêt soit d’orgueil national.

Il est bien évident qu’un tel état d’esprit rend toute union réelle impraticable. Comment peut-on se marier, si l’on réserve d’avance le droit de se séparer à la première scène de ménage ?

La question s’est donc trouvée posée dans toute son acuité : faut-il faire l’Europe sans les Anglais — ou faut-il rechercher de nouveaux compromis dans l’idée de plaire un jour à ces messieurs, qui finalement refuseront quand même ?

Je vous parlerai, lundi prochain, de la possibilité de faire l’Europe sans les Insulaires, sans l’insolent M. Dalton et avec la bénédiction toute platonique de M. Churchill.

Mais puisque j’ai entrepris, dans mes premières chroniques, de vous donner un compte rendu de ce qui s’est fait — ou non — à Strasbourg, cet été, je terminerai par les précisions suivantes :

L’Assemblée a fini par se mettre d’accord pour proposer au Comité des ministres l’institution d’une série d’autorités européennes. Pour permettre aux ministres de se prononcer, M. Spaak a décidé de suspendre la session à la fin d’août, et de la reprendre en novembre. C’est donc à la fin de novembre, seulement, que nous saurons si l’Assemblée a fait quelque chose de concret, ou si elle a seulement fait semblant de vouloir faire quelque chose en dépit des Anglais.

Sans attendre les résultats des laborieuses négociations diplomatiques en cours, les fédéralistes, conscients des dangers mortels que court l’Europe, ont dressé leurs plans d’action. Je vous en informerai bien sûr dès qu’il sera convenu de les faire connaître à tous, afin que beaucoup puissent y prendre leur part.

Au revoir, à lundi prochain.