(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Le Serment de Strasbourg (2 octobre 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Le Serment de Strasbourg (2 octobre 1950)

Chers auditeurs,

Si l’on admet que la faiblesse tragique de l’Europe résulte de sa désunion ; que sa seule chance de salut est donc la mise en commun de ses ressources et de ses énergies ; mais si l’on constate d’autre part que les politiciens qui détiennent le pouvoir en Grande-Bretagne s’opposent systématiquement à cette union, — on est conduit, par la logique, à se poser la question suivante : faudra-t-il fédérer l’Europe continentale sans les Anglais ?

À Strasbourg, cet été, un certain nombre de députés ont envisagé cette question, et tenté d’y répondre par un acte. Le récit de leur échec est significatif, vous allez le voir.

L’idée qui animait ce groupe de députés, et à laquelle Daniel Villey et quelques-uns de mes amis n’étaient pas totalement étrangers, c’était de proclamer sur place, à Strasbourg, au mois d’août, la volonté d’union immédiate des principaux pays du contient ; et c’était de concrétiser cette volonté par un Pacte, qui se fût appelé le nouveau Serment de Strasbourg.

Voici plus de onze siècles, en effet, que les fils de Charlemagne avaient prêté un premier Serment de Strasbourg. De ce traité devait résulter le démembrement de l’Europe et sa division en nations. Il y avait, cet été, une belle chance de remembrer, de rassembler ce continent, qui reste — comme le disait Paul Valéry — la partie la plus précieuse de la planète.

Un groupe de députés parmi lesquels on remarquait MM. André Philip, Paul Reynaud et Jacquet pour la France, Benvenuti pour l’Italie, Carlo Schmid pour l’Allemagne, de la Vallée Poussin pour la Belgique, tentèrent de passer aux actes. Un texte de serment fut établi. Bien qu’il n’ait pas été rendu public, j’ai de très bonnes raisons de le connaître en détail, et vais vous dire quel était son contenu. Les délégués s’engageaient à se considérer non plus comme les députées de leur seul pays ou parti, mais comme les représentants de l’Europe entière. Ils déclaraient que, sans plus attendre, les nations du continent devaient franchir une étape décisive vers l’union, en provoquant l’élection directe d’un Parlement européen, ainsi que la constitution d’un gouvernement fédéral comprenant des ministères de la Défense, de la Production, des Finances, de l’Agriculture, des Transports, et de la Justice. Les députés se disaient décidés à prêter le serment suivant :

Nous soussignés,

Nous proclamant les délégués de notre commune patrie, l’Europe,

Constatant qu’il faut aujourd’hui périr isolément ou se sauver ensemble,

Faisons serment d’unir dès maintenant les nations du continent qui acceptent de renoncer à une part de leur souveraineté, première étape vers l’unité de l’Europe.

Une soixantaine de députés se déclarèrent d’accord. Le serment devait être prêté hors de l’enceinte de l’Assemblée, en présence de la population. Déjà la presse en parlait par allusions. Des affiches étaient préparées, la police en alerte. Les Anglais avaient affirmé publiquement qu’ils donneraient leur bénédiction à ce pacte fédéral du continent, et qu’ils en seraient les meilleurs amis du dehors.

Mais à la veille du jour fixé, les travaillistes britanniques firent savoir discrètement aux socialistes allemands qu’on pourrait leur faire payer cher leur signature éventuelle. Devant cette espèce de chantage les socialistes allemands reculèrent. Leurs compatriotes catholiques ne voulurent point se séparer d’eux. Les Italiens objectèrent que des raisons religieuses les empêchaient de prêter serment. Les Belges découvrirent que cette action publique était incompatible avec la discipline de l’Assemblée. Le groupe français lui-même se divisa. Bref, il ne resta plus que 12 députés décidés à prendre leurs responsabilités personnelles. Le projet fut par conséquent abandonné, ou plutôt renvoyé à la prochaine session, qui doit se réunir en novembre.

C’est ainsi que la session d’été prit fin sur un échec des activistes. Et certes, la manœuvre anglaise, ou plus exactement : travailliste, joua son rôle dans cet échec. Mais il est juste de dire qu’elle ne l’eût pas joué, si les continentaux, de leur côté, avaient montré plus de courage, une plus claire volonté d’aboutir à tout prix. En réalité, beaucoup d’entre eux ne s’étaient point ralliés au projet de serment sans réserves ou hésitations. L’un des chefs socialistes les plus influents de notre époque me disait quelques jours auparavant : « Que serait cette Europe fédérée sans les Anglais et sans les Scandinaves ? » Ce serait une Europe catholique (car les partis démo-chrétiens y tiennent presque partout le pouvoir), une Europe libérale (du point de vue économique) et enfin une Europe dominée par les Allemands qui en seraient le plus grand pays. Il y manquerait leurs éléments vitaux : le protestantisme et le socialisme.

Je lui répondis : Si vous refusez de faire cette Europe-là, si vous n’en faites aucune vous savez ce qui nous menace : la misère et l’occupation. Je ne vois pas d’autre alternative. Au surplus si les Anglais supportent mal que se forme une fédération continentale à prédominances catholique, libérale et germanique, ce sera pour eux une bonne raison d’y entrer, afin de rétablir l’équilibre. Peut-être n’avons-nous pas d’autres armes, puisqu’il devient bien évident que nos concessions ne servent à rien.

Mais j’aurais pu répondre aussi par cette parole d’un homme qui passe en France pour le symbole vivant du dirigisme, je veux parler d’André Philip — qui s’écriait : « J’aime mieux une Europe libérale que pas d’Europe du tout ! » Voilà l’esprit qu’on voudrait voir animer l’Assemblée de Strasbourg. L’esprit de ceux qui ont enfin vu que pour sauver n’importe quelle partie, ou parti de l’Europe, il faut d’abord sauver le tout, « périr isolément ou se sauver ensemble », tel est le dilemme qu’il faut rappeler sans cesse, même et surtout dans notre Suisse qui croit encore qu’elle peut s’en tirer. Mais j’y reviendrai.

Bonsoir chers auditeurs, à lundi.