Neutralité et neutralisme (mai 1951)c d
Nous sommes contre toute espèce de▶ totalitarisme, pour une raison très simple, ◀d’▶ordre intellectuel et moral : parce que nous refusons ◀de▶ subordonner ◀la▶ culture à ◀la▶ politique, — à n’importe quelle politique. ◀La▶ culture s’occupe des fins ◀de▶ ◀la▶ vie humaine et ◀de▶ son sens, ◀la▶ politique doit s’occuper des moyens pratiques ◀de▶ réaliser ces fins. C’est une grave faute de logique que ◀de▶ subordonner ◀les▶ fins aux moyens. C’est une grave faute pratique aussi, parce que cela fait autant ◀de▶ mal aux fins qu’aux moyens. D’une part, ◀la▶ politique, prise pour fin absolue devient ◀la▶ plus cruelle des religions, en même temps qu’elle perd ses vertus ◀de▶ science pratique.
D’autre part, dès que ◀la▶ culture est subordonnée à ◀la▶ politique, elle cesse ◀d’▶être une méthode ◀de▶ libération humaine pour devenir une préparation mentale à ◀l’▶esclavage. ◀Le▶ danger qui menace aujourd’hui ◀la▶ culture, sans précédent dans toute ◀l’▶histoire du monde, c’est tout simplement que nous pouvons perdre demain notre liberté ◀de▶ penser.
…Nulle part peut-être plus qu’en Inde, ◀la▶ culture n’avait fait un plus grand effort vers ◀la▶ maîtrise par ◀l’▶homme ◀de▶ sa propre pensée. Nulle part donc ◀la▶ menace totalitaire contre ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ pensée ne doit être plus redoutée que pour ◀l’▶âme même ◀de▶ ce pays ◀de▶ très vieille et profonde culture. Maintenant, il se trouve qu’en fait, ◀le▶ totalitarisme ◀le▶ plus dangereux ◀de▶ nos jours est ◀le▶ stalinisme, variété ◀la▶ plus puissante ◀d’▶une maladie unique, qui peut s’appeler ailleurs fascisme ou phalangisme, ou ce qu’on voudra ; mais dont ◀les▶ effets sont ◀les▶ mêmes puisqu’elle aboutit toujours à soumettre ◀la▶ pensée à ◀la▶ police politique, donc à corrompre ◀la▶ source même ◀de▶ notre liberté. Et voilà pourquoi nous sommes antistaliniens.
…On a dit que nous sommes ici au service des Américains. Soyons bien clairs : nous ne serons jamais « pour ◀l’▶Amérique » ◀de▶ ◀la▶ même manière que ◀les▶ staliniens sont « pour ◀la▶ Russie ». Pour ◀le▶ stalinien, ◀les▶ seuls critères ◀de▶ jugement intellectuels et artistiques sont ceux qu’impose ◀l’▶intérêt du Parti, intérêt confondu une fois pour toutes avec ◀les▶ intérêts ◀d’▶une grande puissance bien définie.
Mais pour nous ◀l’▶Amérique ne s’identifie pas avec ◀le▶ bien ni avec ◀le▶ vrai. Même si ◀l’▶Amérique se trouve être actuellement ◀le▶ défenseur ◀le▶ plus efficace ◀de▶ nos libertés, nous ne sommes pas prêts à souscrire sans condition, une fois pour toutes, à tout ce que ◀l’▶Amérique peut décider ◀de▶ faire un jour ou l’autre, ni à assimiler une fois pour toutes ◀la▶ liberté avec ◀les▶ intérêts américains. Nous sommes amis des Américains, mais plus encore amis ◀de▶ ◀la▶ vérité.
…On a prétendu que nous étions réunis à Bombay pour condamner ◀la▶ neutralité en général, et celle ◀de▶ ◀l’▶Inde en particulier. Personnellement, je tiens à prendre ici une position extrêmement claire. Il me paraît capital ◀d’▶établir une distinction nette entre ◀la▶ neutralité et ◀le▶ neutralisme.
◀La▶ neutralité est une mesure politique qui peut être très bonne, très utile, et même très nécessaire dans certaines situations bien définies. C’est aux hommes d’État ◀d’▶en juger.
…Mais si je rentre dans mon domaine propre, qui est celui ◀de▶ ◀la▶ culture, je constate que ◀la▶ neutralité simplement n’y existe pas. Créer, ou faire ◀de▶ ◀la▶ critique, c’est exactement ◀le▶ contraire ◀de▶ rester neutre, puisque créer, c’est opérer des choix perpétuellement, entre ◀le▶ vrai et ◀le▶ faux, ◀le▶ beau et ◀le▶ laid, ◀le▶ remède et ◀la▶ maladie. Il n’existe, il ne peut pas exister ◀de▶ neutralité intellectuelle, artistique, scientifique, ou morale.
…J’illustrerai ce point par une petite fable. Imaginez un loup, un agneau, et un berger. ◀L’▶agneau décide ◀de▶ rester neutre entre ◀le▶ loup qui menace et ◀le▶ berger qui ◀le▶ protège. Je ◀le▶ comprends fort bien. Il espère ainsi que ◀le▶ loup au lieu de ◀le▶ manger s’occupera d’abord du berger, ou bien que ◀le▶ berger attaquera ◀le▶ loup : cela gagnera du temps pour ◀l’▶agneau, qui se sent encore trop faible pour agir. C’est une politique défendable. Mais alors, ce qui ne serait pas défendable, ce qui serait une tricherie évidente, ce serait que ◀l’▶agneau prétende justifier sa politique par des raisons morales ou doctrinales, et qu’il dise par exemple : — « Après tout, soyons objectif ! Voyons ◀les▶ deux côtés ◀de▶ ◀la▶ question. Ce loup ne pense pas à mal, il a grand-faim, il a beaucoup lu Marx, et il est “partisan ◀de▶ ◀la▶ paix” ; d’autre part, ce berger n’est pas un homme parfait, il boit souvent trop, et il ne lit que ◀le▶ Reader’s Digest. Je refuse donc l’un et l’autre également, je suis neutre. »
C’est contre ce mensonge-là que nous devons lutter, je veux dire : — contre cette manière ◀de▶ mettre ◀la▶ culture au service ◀de▶ ◀la▶ politique, ◀de▶ n’importe quelle politique, même neutre, et même démocratique ; car dès ◀l’▶instant où ◀la▶ culture se subordonne à une politique quelconque, cette politique tend à devenir totalitaire, par un penchant inexorable.