De▶ Gasperi l’Européen (octobre 1954)t
◀Les▶ circonstances ◀de▶ ◀la▶ mort ◀d’▶Alcide de Gasperi inscrivent sur ◀l’▶Europe un signe fatidique. Il importe ◀de▶ ◀le▶ déchiffrer.
Il venait ◀d’▶achever sa carrière politique, en déposant sa charge ◀de▶ leader ◀d’▶un parti qu’il avait su conduire à ◀la▶ victoire, et à ◀la▶ tête duquel il avait gouverné toute ◀l’▶Italie pendant huit ans — ◀le▶ temps ◀de▶ mériter ce titre qui figure sur sa pierre tombale : Reconstructeur ◀de▶ ◀la▶ patrie. Mais il savait qu’aucun ◀de▶ nos pays ne peut être vraiment ranimé et rétabli dans son intégrité, s’il ne s’intègre à ◀la▶ communauté plus vaste qui est son espace vital ◀de▶ civilisation. Ayant redressé ◀l’▶Italie, il voulait ◀la▶ conduire à ◀l’▶Europe, à la fois fille ◀de▶ Rome et mère ◀de▶ nos nations. Et voilà que ◀l’▶Europe soudain chancelle, hésite, semble frappée au cœur, et se dérobe. ◀De▶ Gasperi est mort ◀de▶ ◀la▶ sentir mourante. Il s’est détourné du spectacle que préparaient dans une ombre fiévreuse ceux qu’il venait de désigner (dans une lettre encore inédite) comme ◀les▶ « saboteurs ◀de▶ ◀l’▶Europe ».
Cet homme, symbole ◀de▶ ◀l’▶Italie nouvelle renaissant des ruines du fascisme, était né aux confins disputés ◀de▶ son pays, en ◀la▶ terre « irredente » du Trentin, alors soumise à ◀l’▶Empire autrichien. On a souvent noté que ◀les▶ dictateurs, ◀de▶ Napoléon à Staline, en passant par Hitler, viennent des confins ◀de▶ ◀la▶ patrie qu’ils domineront : ◀de▶ ◀la▶ Corse, ◀de▶ ◀l’▶Autriche ou ◀de▶ ◀la▶ Géorgie. Fils ◀de▶ pays conquis ou humiliés par ◀la▶ plus grande nation voisine, ils s’élèveront au premier rang dans cette nation pour y prendre une revanche éclatante, pour ◀la▶ punir en ◀la▶ forçant à d’autres conquêtes épuisantes. Surenchère inconsciente et sadomasochiste. Mais ◀les▶ hommes nés dans des régions séparées pour un temps ◀de▶ ◀la▶ mère patrie, un ◀de▶ Gasperi, un Schuman, quand ils rejoignent leur communauté après avoir lutté pour elle à ◀l’▶étranger, c’est par amour non par esprit ◀de▶ ressentiment. Et c’est pourquoi ils ne sont pas tentés ◀de▶ faire subir aux autres ◀le▶ sort qu’ils ont subi, bien au contraire : ils veulent ◀la▶ paix avec ◀l’▶ancien ennemi, qu’ils ont compris ◀de▶ ◀l’▶intérieur. Hommes ◀de▶ compréhension, ◀d’▶union vivante, non ◀de▶ rancune et ◀d’▶unification forcée. Ce contraste est bien moins celui ◀de▶ deux régimes — dictature et démocratie — que celui plus profond ◀de▶ deux qualités ◀d’▶âme. Napoléon, Hitler, ont rêvé ◀de▶ « faire ◀l’▶Europe ». Ils ◀l’▶ont presque faite, par ◀les▶ armes, mais à ◀l’▶image ◀de▶ leur névrose nationaliste, préparant ◀les▶ lendemains humiliés que ◀l’▶on sait. ◀De▶ Gasperi voulait ◀l’▶Europe unie parce qu’en elle il voyait ◀le▶ gage ◀d’▶une paix féconde entre ◀la▶ foi, ◀la▶ liberté, et ◀le▶ civisme militant. « Universel » en tant que catholique, c’est-à-dire répudiant ◀la▶ mystique du nationalisme païen, patriote éclairé parce qu’il avait connu d’autres peuples et d’autres coutumes — dans ◀la▶ fédération austro-hongroise — il attendait ◀de▶ ◀la▶ participation ◀de▶ son pays au grand dialogue européen ◀la▶ seule issue aux conflits douloureux qui déchirent ◀l’▶Italie croyante et libérale, et qui ne peuvent être résolus qu’au-delà du tête-à-tête ◀de▶ frères ennemis. Accusé ◀de▶ cléricalisme par ◀la▶ gauche, ◀de▶ « progressisme » par ◀la▶ droite, dénoncé par un Togliatti comme « assassin » et par quelques faussaires à gages comme ayant demandé aux Alliés ◀de▶ bombarder ◀les▶ villes italiennes8, ce héros ◀de▶ ◀la▶ résistance antifasciste — qu’on se rappelle son discours à ◀la▶ Chambre, au lendemain du meurtre ◀de▶ Matteotti — était en réalité un « tory ◀de▶ gauche », selon ◀le▶ mot ◀de▶ M. Eden, un catholique laïque et démocrate, et bien sûr un homme ◀de▶ parti, mais par esprit ◀de▶ dévouement, non par fanatisme sectaire.
Je ◀l’▶ai trop peu connu, mais assez bien pour que sa mort m’éprouve comme celle ◀d’▶un ami. Ce fut à ◀l’▶occasion ◀de▶ ◀la▶ table ronde convoquée ◀l’▶an dernier à Rome par ◀le▶ Conseil de l’Europe. Pendant ◀les▶ cinq jours que durèrent ◀les▶ débats que je dirigeais, siégeant à son côté, je n’ai cessé ◀de▶ ◀l’▶observer, ◀d’▶échanger avec lui ces remarques à voix basse, ces questions et réponses sur des bouts ◀de▶ papier qui sont ◀l’▶agrément des congrès, mais qui permettent surtout ◀de▶ vérifier rapidement ◀le▶ degré d’accord spontané ◀de▶ deux esprits, si différents soient-ils, sur ◀les▶ problèmes fondamentaux mis en question. Je ◀le▶ voyais écrire sans cesse, résumant certaines déclarations, formulant son propre jugement. Et lors de ◀la▶ séance finale au Capitole, il se leva pour lire un magistral discours synthétisant ◀l’▶ensemble des travaux : c’étaient ses notes, à peine retouchées. Cette efficacité silencieuse et modeste, cette extrême attention portée à nos débats par un homme d’État du premier plan, me parurent ◀d’▶autant plus remarquables qu’il ne s’agissait pas ◀de▶ politique dans tout cela, mais du « problème spirituel et culturel ◀de▶ ◀l’▶Europe ». ◀De▶ Gasperi savait que ◀le▶ réalisme veut que notre union se fonde dans ◀les▶ esprits, non sur des textes marchandés par ◀les▶ partis dans ◀les▶ parlements excités. Il ne confondait pas ◀l’▶action réelle avec ◀les▶ grands éclats ◀de▶ voix secouant des meetings informes et sans lendemain.
Il n’était pas « grand orateur », et s’en plaignait parfois avec humour. Mais pourquoi faudrait-il qu’un homme d’État fût d’abord un brillant rhéteur ? ◀Le▶ jugement politique et ◀l’▶art du trémolo ne devraient-ils pas, au contraire, être tenus pour foncièrement incompatibles ? ◀Les▶ parlements latins sont ◀les▶ plus éloquents et font en conséquence ◀la▶ pire des politiques. Qui dira ◀le▶ mal fait à ◀l’▶Europe par ces « grandes voix » débitant avec âme des sophismes vulgaires. ◀De▶ Gasperi parlait ◀d’▶une voix sévère et fraternelle, avec une force peu commune. C’était ◀la▶ voix ◀d’▶un homme, austère et bon. ◀L’▶art ◀de▶ simplifier ◀les▶ problèmes était ◀le▶ gage ◀de▶ son autorité, un certain humour très direct, celui ◀de▶ son honnêteté. (◀Les▶ dictateurs sont sans humour, et ne connaissent que ◀le▶ sarcasme.) Je me souviens ◀d’▶un mot qu’il eut dans son discours inaugural, à propos de ◀la▶ Communauté des Six : « Seuls des sophistes peuvent nous demander pourquoi nous nous bornons à certains pays. Il n’est pas honnête ◀de▶ nous reprocher ◀d’▶exclure ◀le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶humanité. Quand on aime une femme et qu’on ◀l’▶épouse, stipule-t-on par là une déclaration ◀de▶ haine à toutes ◀les▶ autres femmes ? »
Jamais il n’a voulu parler ◀de▶ ◀la▶ « grandeur » ◀de▶ ◀l’▶Italie, mais il s’est contenté ◀de▶ restaurer sa patrie dans sa dignité — pour ◀l’▶Europe.
À ◀la▶ veille ◀de▶ ◀la▶ conférence ◀de▶ Bruxelles, du haut ◀de▶ sa retraite montagnarde dans ◀le▶ Trentin, il avait téléphoné au président du Conseil Scelba, ◀l’▶adjurant « en pleurant », disent ◀les▶ journaux, ◀de▶ tout faire pour sauver ◀la▶ CED. Il savait ce qui était en jeu : non seulement ◀le▶ sentiment ombrageux ◀de▶ certains Français mais aussi toute ◀la▶ politique ◀de▶ ◀la▶ majorité en Italie, tous ◀les▶ efforts ◀de▶ Bonn pour empêcher ◀la▶ renaissance du nationalisme allemand, enfin ◀l’▶avenir concret ◀de▶ ◀l’▶Europe entière. ◀L’▶échec déjà plus que probable ◀de▶ Bruxelles fut ◀la▶ cause directe ◀d’▶une attaque dont il devait mourir ◀le▶ surlendemain. ◀L’▶œuvre entreprise par un Adenauer, par un Schuman, et par lui-même, se voyait subitement compromise. Bien plus qu’à sa retraite ◀de▶ ◀la▶ vie politique, c’est à cette trahison soudaine ◀de▶ ◀la▶ cause et des réalités européennes qu’il faut attribuer sa mort prématurée. Nous restons pour reprendre sa lutte en faveur d’une Europe « des esprits et des cœurs », formule dont ◀les▶ sentimentaux ont abusé, et dont se couvrent ◀les▶ sceptiques pour mieux refuser toute action positive, mais qu’il s’agit maintenant ◀de▶ prendre au sérieux.