L’▶Europe est d’abord une culture (30 juin 1962)t
À suivre ◀les▶ débats qui se multiplient sur nos relations futures avec ◀le▶ Marché commun, on croirait que ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe se réduit à des problèmes ◀de▶ tarifs douaniers et ◀d’▶intérêts commerciaux.
J’estime donc opportun ◀de▶ rappeler ◀les▶ vraies dimensions du problème, et en insistant sur ses aspects culturels et mondiaux. Je pars ◀d’▶un raisonnement assez simple, en trois points :
1. ◀L’▶union entre des peuples ne saurait se faire en général que sur ◀la▶ base ◀de▶ quelque unité préexistante ;
2. Or, ◀l’▶Europe que ◀l’▶on tente aujourd’hui ◀d’▶unir est d’abord une entité culturelle ;
3. Il en résulte que ◀l’▶on ne doit et que ◀l’▶on ne peut « faire ◀l’▶Europe » qu’en conformité avec ◀le▶ génie même ◀de▶ sa culture, qui est celui ◀de▶ ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité.
On va voir que cette thèse « culturelle » nous porte en pleine actualité, et qu’elle entraîne une politique bien définie.
La première proposition n’entraîne pas ◀de▶ longs commentaires. Il est évident que des peuples, ne songent à s’unir que s’ils ont en commun certains traits qu’ils tiennent pour essentiels : leur union consiste donc à restaurer ou à consolider par des institutions communes leur unité ◀de▶ base, lorsque celle-ci se trouve menacée par des forces ◀de▶ division, internes ou externes.
La seconde proposition n’est pas aussi évidente pour chacun. Cependant, il n’est pas difficile ◀de▶ ◀l’▶établir. Quand je dis que ◀l’▶Europe est d’abord une entité culturelle, ou que son unité ◀la▶ moins contestable réside dans sa culture, je songe à deux faits majeurs que chacun connaît.
Un fait ◀de▶ nature : ◀l’▶Europe est ◀le▶ plus petit ◀de▶ tous ◀les▶ continents (4 % des terres du globe), et ◀le▶ plus pauvre en matières premières.
Et un fait ◀d’▶histoire : cette minuscule Europe a dominé successivement sur tous ◀les▶ autres continents, et continue à rayonner sur toute ◀la▶ terre par ◀la▶ civilisation dont elle est ◀l’▶origine et ◀le▶ cœur.
Voilà qui ne saurait s’expliquer que par ◀la▶ culture des Européens, entendant par culture, au sens ◀le▶ plus large du terme, ce que ◀l’▶esprit humain, ◀le▶ génie créateur dans tous ◀les▶ ordres, vient ajouter à ◀la▶ nature.
◀L’▶Europe, c’est très peu de chose plus une culture.
Quand on s’imagine que ◀l’▶Europe, dont discutent aujourd’hui toute ◀la▶ presse et tous ◀les▶ parlements, est essentiellement une réalité économique, on oublie que notre économie n’est pas tombée du ciel ni sortie du sol, et qu’elle ne tire pas son origine et sa vitalité ◀de▶ notre nature, mais bien ◀de▶ nos cerveaux, donc ◀de▶ notre culture. ◀L’▶économie moderne est dominée par ◀la▶ technique, laquelle est née du mariage ◀de▶ nos sciences spéculatives et ◀de▶ notre volonté ◀de▶ transformer ◀la▶ nature, lesquelles sont nées ◀de▶ nos philosophies et ◀de▶ notre religion dominante, lesquelles nous sont venues ◀d’▶Athènes et ◀de▶ Jérusalem à travers Rome et son empire, englobant avec ◀les▶ Méditerranéens des Germains, des Celtes et des Slaves. ◀De▶ cette culture commune, mais ◀de▶ ses sources variées, voire souvent contradictoires, proviennent à la fois ◀l’▶unité fondamentale ◀de▶ nos peuples et ◀les▶ extraordinaires diversités qu’ils juxtaposent sur un très petit territoire. Quand ces diversités tournent en divisions, ◀l’▶unité ◀de▶ base et ◀la▶ vitalité ◀de▶ ◀l’▶ensemble sont en péril. Alors paraît ◀le▶ besoin ◀d’▶union.
◀Les▶ forces ◀de▶ division qui ont miné ◀l’▶Europe depuis un siècle, et qui ont risqué ◀de▶ ◀la▶ faire périr à deux reprises en 1914 et en 1939, se résument dans ◀le▶ terme nationalisme. Elles sont, elles aussi, ◀d’▶origine culturelle en dernière analyse. Mais ◀l’▶opinion publique et ◀les▶ élites responsables ont peine à prendre conscience ◀de▶ leur nocivité tant que celle-ci ne se manifeste qu’au niveau des idéologies, même meurtrières. On va répétant que ◀le▶ nationalisme — généralement confondu avec ◀le▶ patriotisme, hélas — a du bon, tant qu’il ne s’exagère pas en chauvinisme. Mais qu’est-ce que ◀le▶ chauvinisme ? C’est tout simplement ◀le▶ nationalisme des autres. Quand ◀le▶ nationalisme des autres s’oppose aux intérêts économiques ◀de▶ ma nation, que je sois industriel, ouvrier, paysan ou politicien, je me dis que quelque chose ne marche pas. C’est alors que j’accepte ◀de▶ prendre au sérieux ◀les▶ « utopistes » qui me parlaient depuis longtemps ◀de▶ mesures ◀d’▶union supranationales. Et c’est ainsi que ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe a commencé dans ◀le▶ domaine économique, avec ◀la▶ CECA de Jean Monnet et Robert Schuman, puis avec ◀le▶ Marché commun des Six, provoquant en écho ◀la▶ Zone ◀de▶ libre-échange des Sept, ◀la▶ candidature britannique, et ◀l’▶intérêt subitement anxieux des Américains.
Ce début concret ◀de▶ ◀la▶ construction européenne étant ainsi replacé et situé dans ◀le▶ contexte ◀de▶ notre évolution, ◀la▶ question qui se pose est ◀de▶ savoir s’il faut et s’il suffit, pour « faire ◀l’▶Europe », que toutes ◀les▶ nations du continent s’intègrent dans ◀le▶ Marché commun, c’est-à-dire dans un plan technique et économique, dont ◀les▶ auteurs ne sont d’ailleurs pas dépourvus ◀d’▶arrière-pensées politiques.
Même en admettant que ◀l’▶unification économique puisse suffire à « faire ◀l’▶Europe », il faudrait respecter dans cette hypothèse quelques conditions ◀de▶ succès qui me paraissent absolument vitales. Il faudrait notamment exiger que cette unification économique ne détruise pas ◀les▶ bases ◀de▶ ◀l’▶Europe, mais y puise au contraire ses meilleures énergies ; qu’elle respecte nos diversités traditionnelles, dans toute ◀la▶ mesure où elles sont encore fécondes, et enfin qu’elle se subordonne à une grande politique commune, laquelle ne peut se développer qu’à ◀l’▶échelle mondiale.
Commentons brièvement ces conditions ◀de▶ succès : elles nous ramènent aux problèmes culturels.
◀L’▶Europe du plan économique a besoin ◀de▶ centaines ◀de▶ milliers ◀de▶ techniciens. Il est concevable et faisable ◀de▶ ◀les▶ fabriquer en série au prix de ◀l’▶éducation générale ou humaniste. C’est ce que fait ◀l’▶URSS.
Mais ce serait tuer ◀la▶ poule aux œufs ◀d’▶or. ◀La▶ technique, inventée par ◀l’▶Europe, puise ses forces inventives dans ◀le▶ fonds commun spirituel et moral, théologique, scientifique et même esthétique, ◀de▶ ◀la▶ culture européenne. Renoncer à transmettre ◀les▶ principes et mesures ◀de▶ cette culture générale, ce serait stériliser ◀les▶ sources mêmes ◀de▶ ◀l’▶invention technique, favoriser ◀le▶ matérialisme plat, américaniser ou russifier ◀l’▶Europe au pire sens ◀de▶ ces expressions, et finalement détendre ◀les▶ ressorts ◀de▶ notre génie créateur. ◀L’▶union économique implique, par conséquent, une politique culturelle ◀de▶ grande envergure : éducation civique, démocratisation des études, insistance sur ◀la▶ culture générale en sont ◀les▶ trois maximes principales.
D’autre part, ◀le▶ dynamisme unique dont ◀les▶ Européens ont fait preuve depuis des siècles, résulte ◀de▶ nos diversités locales, régionales, idéologiques. Tout système centralisé ou institution qui aurait pour effet ◀de▶ déprimer ◀les▶ autonomies locales et ◀d’▶uniformiser nos coutumes régionales serait antieuropéen. Notre culture puise son pouvoir ◀de▶ rayonnement universel dans ◀la▶ pluralité ◀de▶ ses foyers créateurs, et dans ◀les▶ tensions qui en naissent. ◀D’▶autant plus nous sommes ◀d’▶un canton, ◀d’▶un pays, ◀d’▶un climat religieux ou idéologique, ◀d’▶autant plus nous pouvons devenir ◀de▶ bons Européens. « ◀D’▶autant plus nous connaissons ◀les▶ choses particulières, ◀d’▶autant plus nous connaissons Dieu », disait Spinoza. C’est là ◀le▶ vrai sens, et ◀le▶ seul possible, ◀de▶ ce qu’on a nommé « ◀l’▶Europe des patries ». (Par malheur, ◀l’▶auteur ◀de▶ ce mot d’ordre, M. Debré, ne pensait qu’à ◀l’▶Europe des États, qui est tout à fait autre chose.)
◀Les▶ modes ◀d’▶emploi
Enfin, ◀l’▶Europe unie ne saurait être conçue comme un but en soi, comme un nationalisme agrandi et transposé aux limites géographiques et toutes provisoires ◀de▶ ◀l’▶Ouest du continent. ◀L’▶Europe a découvert ◀la▶ Terre entière, assumant une fonction ◀d’▶animation des échanges ◀de▶ tous ordres. Elle a transmis au monde entier ◀les▶ procédés ◀de▶ ◀la▶ technologie. Elle se doit ◀d’▶en transmettre aussi ◀les▶ modes ◀d’▶emploi. Toutes ◀les▶ cultures traditionnelles, y compris ◀la▶ nôtre, se voient en effet menacées par ◀la▶ technique. ◀L’▶Europe ayant cent ans ◀d’▶avance dans son effort ◀d’▶adaptation à ◀la▶ révolution industrielle, se doit donc ◀de▶ faire part aux pays neufs ◀de▶ ses expériences durement acquises. Elle a inventé bien des maux, mais aussi leurs remèdes, bien des méthodes dangereuses, mais aussi ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀les▶ composer, ◀de▶ ◀les▶ équilibrer et ◀de▶ ◀les▶ rendre bénéfiques. Elle a inventé et pratiqué ◀la▶ libre concurrence, mais aussi ◀la▶ coopération, ◀le▶ nationalisme, mais aussi ◀le▶ fédéralisme, ◀la▶ spécialisation technique, mais aussi ◀la▶ formation humaniste, ◀le▶ matérialisme, mais aussi ◀les▶ valeurs ◀de▶ liberté et ◀de▶ responsabilité, ◀de▶ justice sociale et ◀de▶ solidarité universelle, qui relèvent ◀de▶ ◀l’▶esprit. Sa fonction dans ◀le▶ monde, transformé par ses œuvres, s’en trouve désormais définie. ◀L’▶Europe se doit et doit au monde ◀de▶ présenter ◀l’▶exemple convaincant ◀d’▶un dépassement du nationalisme et ◀d’▶une adaptation harmonieuse ◀de▶ ◀la▶ technique à ◀l’▶homme. C’est dire que ◀l’▶union économique appelle une union politique, qu’on ne peut souhaiter que fédérale. ◀L’▶intégration totale et uniformisante détruirait ◀les▶ bases mêmes ◀de▶ notre dynamisme. Une simple alliance ◀d’▶États souverains ne répondrait nullement aux exigences du siècle. Seule une fédération, selon ◀la▶ formule suisse, assurerait ◀le▶ degré ◀d’▶union nécessaire tout en sauvegardant ◀les▶ autonomies et diversités qui ont fait notre culture et sa vitalité.
◀Le▶ problème européen étant ainsi posé ou reposé à partir des réalités ◀de▶ notre culture une et diverse, ◀les▶ conclusions suivantes me paraissent en découler :
1. ◀Le▶ Marché commun doit englober toutes ◀les▶ nations qui participent à ◀l’▶unité ◀de▶ culture nommée Europe.
2. Cette organisation économique ne saurait fournir ◀les▶ bases ◀d’▶une organisation politique, mais seulement ◀les▶ moyens nécessaires ◀d’▶une politique qu’il reste encore à définir et à réaliser.
3. Cette politique, appuyée sur une organisation fédérative ◀de▶ nos pays, aura pour mission essentielle ◀d’▶orienter leur action commune à ◀l’▶échelle mondiale (relations avec ◀les▶ Amériques, ◀l’▶URSS, ◀l’▶Afrique noire, ◀le▶ monde arabe, ◀l’▶Inde, ◀l’▶Extrême-Orient).
4. Cette action commune ne devra pas se limiter au plan économique et commercial, mais s’étendre aux problèmes immenses et tout nouveaux que posent ◀le▶ contact des cultures, ◀la▶ technique, ◀l’▶expansion démographique, ◀la▶ diffusion mondiale ◀de▶ ◀la▶ civilisation occidentale et ◀les▶ responsabilités qui en résultent pour ◀les▶ Européens.
◀La▶ Suisse est aussi bien placée que n’importe quel autre pays pour faire valoir ces vues mondiales : on ne ◀l’▶accusera jamais ◀de▶ néo-colonialisme ! Et elle est mieux placée que tout autre pour faire valoir ◀les▶ avantages ◀d’▶une union ◀de▶ type fédéral, conforme à son essence, comme à celle ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Ces motifs ◀d’▶entrer dans ◀le▶ jeu ◀de▶ ◀la▶ construction européenne me semblent avoir plus ◀de▶ poids que ◀les▶ scrupules qui nous retiennent encore. Quand elle se borne à invoquer sa neutralité perpétuelle, ◀la▶ Suisse se trouve défendre en fait une politique très légitime, mais liée au passé du continent, aux rivalités nationales que ◀l’▶union, justement, entend éliminer.
En invoquant au contraire son expérience fédéraliste, dans ◀les▶ conseils ◀de▶ Strasbourg et ◀de▶ Bruxelles, ◀la▶ Suisse pourrait montrer ◀la▶ voie ◀d’▶un avenir authentiquement européen. Si elle s’y refuse, qui va plaider sa cause ?
Une union faite sans nous ne sera pas faite pour nous, c’est ◀l’▶évidence. Mais nous aurons perdu ◀le▶ droit ◀de▶ nous en plaindre.