(1969) Articles divers (1963-1969) « Apport à la civilisation occidentale (janvier 1963) » pp. 22-25

Apport à la civilisation occidentale (janvier 1963)b

Les Suisses sont tard venus dans le développement de la culture occidentale ; ils n’y entrent en fait et d’une manière distincte qu’au troisième quart de l’ère chrétienne : au xvie siècle. Mais c’est alors un « carré suisse » — cette formation guerrière qui dominait sur les champs de bataille de l’époque, rangs pressés de porteurs de longues piques, de hallebardes, d’épées et d’arquebuses — qui fait son entrée résolue sur la grande scène européenne : ses capitaines sont le réformateur Zwingli, le peintre-poète Manuel, le médecin-philosophe Paracelse, et l’architecte Fontana.

Mais de cette époque à nos jours, la densité de création intellectuelle et artistique dans l’ensemble des petits États qui constituent l’actuelle Confédération est sans doute supérieure à celle de toute autre région prise au hasard dans les pays voisins, et qui serait comparable à la Suisse par l’étendue et la population. (On excepte, bien entendu, Londres et Paris.)

Pourquoi cette densité si remarquable ?

Et dans quelle mesure peut-on dire que cet apport des Suisses à la culture représente une contribution de la Suisse en tant qu’entité ou système de valeurs spécifique ?

C’est à ces deux questions que je vais tenter de répondre.

La Suisse n’existe que depuis cent-quinze ans sous la forme d’un État fédéral et solidement constitué. Auparavant, de la fin du xiiie jusqu’au milieu du xixe siècle, elle n’était guère qu’une confédération plus ou moins lâche de petits États souverains, très variés par la forme politique, l’économie, la confession, la langue. Elle dépendait ainsi, à des titres divers, de plusieurs grands ensembles culturels, religieux, linguistiques ou politiques dépassant largement les frontières de ce que l’on nommait les ligues suisses.

Les plus grands esprits et les meilleurs artistes suisses sont d’abord d’un canton déterminé (qui n’est parfois qu’une ville, Bâle ou Genève) mais ils ne trouvent à se réaliser qu’au sein d’une entité beaucoup plus vaste, impériale, papale ou réformée, germanique, italienne ou française — à une échelle européenne. Toutes nos gloires sont européennes, non seulement par leur rayonnement (comme le furent celle d’un Racine, d’un Newton, d’un Kant, d’un Novalis, d’un Kierkegaard, qui n’ont vécu que dans leur seule nation, et d’elle seule ont nourri leur carrière) mais par leur biographie, leurs horizons, leurs allégeances spirituelles, par les lieux où ils agirent de leur vivant, et par les influences subies ou exercées.

Pays de gens moyens, oui, disait Lucien Fèbvre. Mais quand ils réussissent à se dégager de leur canton, alors pas de milieu, ils atteignent à l’universel… Et plus d’obstacle devant la pensée. Le Suisse s’appelle Jean-Jacques. Il s’appelle Burckhardt ou, dans un autre domaine, Karl Barth. Son canton — ou l’Europe.

Ainsi, le stade national est sauté. J’oserai dire que je vois là, précisément, l’un des grands privilèges culturels des Suisses : quelle que soit leur petite patrie locale, s’ils la dépassent, c’est pour rejoindre immédiatement les grands courants continentaux ; parfois, pour les déterminer. Les premiers cantons suisses reçurent leurs libertés non des suzerains de la région, mais, par-dessus leur tête, du seul empereur. Leur liberté, c’était ce qu’on nommait alors « l’immédiateté à l’Empire » (Reichsunmittelbarkeit). Il en va de même dans le domaine culturel. Nous sommes, nous Suisses, immédiats à l’Europe, condamnés à l’Europe, dirais-je, quand nous sortons de notre commune originelle. Cette situation particulière est très conforme au génie de la culture occidentale, car celle-ci a toujours été faite par des foyers locaux, et non par des nations ; par des écoles fermées puis internationales ; par des styles qui ne connaissaient ni péages ni frontières politiques ; et par des traditions communes à tous nos peuples, la grecque, la romaine, la chrétienne, bien antérieures aux découpages en couleurs plates que montrent nos atlas d’école. La multiplicité des foyers créateurs fournit à la Suisse ses meilleures chances, et c’est elle qui, dans le cas de la Suisse — compartimentée à l’extrême, mais liée par tout un réseau d’échanges spirituels avec ses grands voisins — constitue la raison suffisante du phénomène exceptionnel que je constatais tout à l’heure.

Genève, avec Calvin et Théodore de Bèze, Bâle, avec Érasme et Holbein, Zurich avec Zwingli, sont les trois premiers foyers de rayonnement européen des ligues. Aussitôt prolifèrent autour d’eux les bases de lancement de nos fusées culturelles.

Paracelse, natif d’Einsiedeln, grand précurseur de la médecine la plus moderne, vagabonde en de nombreux pays où il invente et exerce son art, puis revient enseigner en Suisse dans les dernières années de sa vie. Les Bernouilli et Léonard Euler, héritiers de la tradition humaniste et piétiste de Bâle et rivalisant de génie dans les mathématiques et la physique, vivent aux cours de Russie et de Prusse, ou professent à Groningue et à Londres. Jean de Müller, « historien des Suisses », mais également auteur de la célèbre Vue générale du genre humain, entre au service des empereurs autrichiens puis de la Prusse. Jean-Jacques Rousseau, « citoyen de Genève », vit en France, en Italie, en Angleterre, défend avec éloquence un plan d’union fédérale de l’Europe, et modifie plus que nul autre la sensibilité occidentale. De Zurich au début du xviiie siècle, rayonne l’école suisse du doyen Bodmer puis des Idylles de Salomon Gessner et des spéculations mystiques de Lavater ; et Zurich devient le foyer d’une renaissance de la littérature dans les Allemagnes. De Coppet rayonne sur la France le génie de Mme de Staël et de sa cour cosmopolite, où brillent Sismondi et Benjamin Constant, initiateurs l’un de l’économie et l’autre de la politique libérales qui allaient marquer tout le xixe siècle. Cinquante ans plus tard, c’est à Bâle que s’allume un nouveau foyer : Bachofen inaugure par son Matriarcat une conception sociologique de l’ethnographie, Jacob Burckhardt par ses ouvrages sur la Renaissance et ses Weltgeschichtliche Betrachtungen renouvelle une vision synthétique de l’histoire, dont son fervent disciple, Nietzsche — qui est aussi son plus jeune collègue de faculté — nourrira son génie bouleversant. Puis c’est le tour de Genève, une fois de plus, et de Zurich tôt après, d’où rayonnent sur l’Europe entière et l’Amérique l’Institut Rousseau des Claparède, Bovet et Jean Piaget, et l’école du grand C. G. Jung : les fondements de la pédagogie et de la psychologie occidentales en seront transformés sans retour. Enfin, n’oublions pas l’influence mondiale de la pensée théologique de Karl Barth : elle dépasse largement les limites de la confession protestante.

Mais s’il reste vrai que la Suisse n’est pas une nation comme les autres, n’ayant été pendant des siècles qu’un agglomérat de foyers sans capitale, et moins en relations les uns avec les autres qu’avec les grands ensembles européens, peut-on déceler des caractères communs et spécifiquement suisses dans cette succession chronologique très serrée de puissants émetteurs d’énergie culturelle ?

Une énumération complète de nos gloires ayant atteint le niveau européen, ou même mondial, dessinerait un profil caractéristique par ses dépressions autant que par ses sommets.

Dépressions : la musique, la poésie et la métaphysique. Coteaux modérés : la peinture et le roman. Sommets : la philosophie politique et historique, la théologie, la psychologie et la pédagogie, la littérature d’idées, les sciences et la technique.

Comment interpréter cette courbe mouvementée ?

Certes, tous les pays européens n’ont pas leur Mozart, leur Rembrandt, leur Baudelaire ou leur Descartes. Mais force est bien de reconnaître que la Suisse n’a rien de comparable à la musique flamande de la Renaissance, à la peinture hollandaise ou vénitienne du xviiie siècle, et qu’elle s’est conformée par anticipation à cette règle devenue évidente à partir du xixe siècle : point de grand art dans les petits pays. Un Ludwig Senfl au xvie siècle, un Arthur Honegger et un Frank Martin de nos jours, mais rien qui vraiment compte dans l’entre-deux, cela ne fait pas une tradition musicale ; et les épopées symboliques démesurées d’un Carl Spitteler ne suffisent pas à compenser des siècles de médiocrité dans nos productions versifiées. La peinture avait pris un beau départ au xvie siècle, mais l’école turbulente de Conrad Witz, de Nicolas Manuel, de Hans Friess et d’Urs Graf ne trouve un répondant, par ailleurs discutable, qu’au xxe siècle avec Hodler ; entretemps, un Liotard, un Füssli, un Boecklin restent des petits maîtres isolés, délicieux ou extravagants, et leurs succès se font à Paris, Londres et Berlin. Un tableau de Paul Klee, une sculpture d’Alberto Giacometti, un poème de Blaise Cendrars : l’amateur non prévenu n’y verra pas la Suisse, comme il voit à coup sûr l’Espagne dans les œuvres de Picasso, le ghetto russe dans celles de Chagall, ou les Flandres mystiques dans celles de Maeterlinck.

Si l’on veut distinguer les éléments sinon d’une « culture suisse » — qui ne saurait exister — du moins d’une attitude d’esprit commune aux créateurs issus de nos divers cantons, on aura plus de chances de les trouver dans le domaine du roman : La Nouvelle Héloïse, l’Émile, Adolphe, le Grüne Heinrich de Gottfried Keller, et les Uli de Jeremias Gotthelf, le Léonard et Gertrude du fameux pédagogue Pestalozzi, voire à certains égards les récits d’un réalisme stylisé de C. F. Ramuz, se distinguent des romans français, anglais ou russes des mêmes époques par la gravité du propos, le dédain pour l’invention romanesque ou les situations exceptionnelles, et l’intérêt presque exclusif porté au drame moral dans la vie quotidienne. Le sentiment de la nature, toujours présente, mélancolique, maternelle ou menaçante, y tient la place de l’inquiétude métaphysique chez un Dostoïevski et un Kafka ou de l’arrière-plan de compétition sociale chez un Balzac et un Stendhal. Ces traits sont protestants, peut-être. Mais le goût de la mesure, de l’intériorité, du réalisme et de la psychologie moyenne expriment surtout les conditions dictées par les dimensions restreintes du pays et des communautés diverses qui s’y côtoient. Pays pauvre, au surplus, et dont les seules richesses naissent du travail humain, bien concerté : la Suisse est née de coopératives forestières exploitant le passage du Gothard, « Un pour tous, tous pour un », c’est moins un idéal qu’une vitale obligation de solidarité pratique. Quand un Suisse entreprend de créer quelque chose, tout se passe comme s’il avait à se faire pardonner son ambition ou son génie individuel en démontrant qu’il fait une œuvre utile au bien commun ; ou bien, il lui faudra courir son aventure loin de son pays.

L’architecte suisse par exemple — et nous en avons d’excellents — doit voir plutôt petit, fonctionnel et très sobre, s’il reste en Suisse. Mais s’il a le goût de la grandeur, c’est à Rome qu’il ira terminer l’énorme dôme de Saint-Pierre comme Maderno et les deux Fontana, c’est aux États-Unis qu’il ira construire les plus grands ponts du monde comme l’ingénieur Ammann, c’est en France ou en Inde qu’il trouvera des commandes pour bâtir une église de Ronchamps ou une capitale — et c’est le cas de Le Corbusier, père de l’architecture moderne, puritain révolutionnaire, né dans une vallée du Jura neuchâtelois.

Voilà pourquoi les Suisses qui ont excellé furent presque tous, à des titres divers, hommes utiles, au sens le plus noble, et penseurs engagés dans leur communauté, plutôt que créateurs d’art ou de grands systèmes. Médecins praticiens, guérisseurs d’âme, réformateurs politiques ou religieux, négociateurs de grande affaires publiques, théologiens et pédagogues, savants du premier rang, mais qui restent soucieux d’applications industrielles ou humanitaires — comme Euler inventant la turbine entre deux traités en latin sur le calcul infinitésimal —, nous les voyons tous assumer des devoirs sociaux ou civiques, éducatifs ou spirituels, avec un souci primordial de l’efficacité transformatrice. Et c’est en cela qu’ils sont typiquement suisses.

Cependant, une série de grands noms ne représente pas à elle seule tout l’apport culturel d’un pays, de même qu’un prestigieux état-major ne suffit pas à renseigner sur la valeur d’un combat d’une armée et sur la volonté de résistance qui l’appuie dans la population. Ce qu’il est important de savoir sur l’armée suisse, c’est que chacun de ses soldats garde son fusil et son équipement militaire dans son armoire. Qu’en est-il de notre équipement culturel ?

Il me paraît que la structure fédéraliste du pays et l’autonomie dans son sein non seulement des cantons, mais des communes et des multiples groupes professionnels favorise une implantation relativement serrée de la vie culturelle. J’en citerai quelques exemples.

La souveraineté des cantons en matière de culture et d’éducation explique et justifie l’existence de sept universités, de deux écoles polytechniques, et de plusieurs dizaines d’instituts spécialisés de niveau universitaire, pour une population de 5 millions.

Chaque gros village possède son chœur, et souvent sa fanfare ; chaque ville de quelque importance a ses sociétés de concerts, de théâtre et de conférences hebdomadaires, son musée, ses expositions, ses bibliothèques et ses associations d’éducation, d’amis des arts ou de la nature. Les plus grandes cités — de 150 à 500 000 habitants — entretiennent chacune un ou deux orchestres, un opéra, un festival, plusieurs théâtres.

Les collections privées de peinture sont parmi les plus belles du monde, Reinhart à Winterthour et Hahnloser à Berne tenant la tête.

Les bureaux d’étude des grandes firmes industrielles financent des recherches orientées vers l’amélioration technique, mais dont la science pure bénéficie. Deux de ces bureaux sont dirigés par des prix Nobel. Soulignons, à ce propos, que la Suisse, avec 11 prix Nobel pour les sciences, se place au premier rang mondial, et de très loin, relativement à sa population (Hollande : 9 prix Nobel pour une population double ; France : 17 prix Nobel pour une population neuf fois plus grande).

À l’heure de l’Europe unie, la Suisse semble donc en mesure de tenir une place plus qu’honorable dans une compétition continentale où l’arme secrète sera la matière grise. Elle le doit sans nul doute à ses structures très concrètement fédéralistes depuis des siècles. Il s’ensuit que la menace d’uniformisation et d’oblitération des traditions locales est bien plus grave pour elle que pour ses grands voisins.

Ce n’est pas du projet d’union européenne que provient cette menace de nivellement, mais plutôt d’un certain matérialisme philistin favorisé par les succès de la technique. Et le doublement prévu de la population, dans les trente ans qui viennent, sur un très petit territoire, agira totalement dans le même sens. La Suisse se doit de réagir à temps en soutenant plus « matériellement » que jusqu’ici les valeurs et les forces culturelles dont elle dispose. N’est-elle pas le pays d’Europe qui a les raisons les plus fortes et les plus concrètes de savoir que le terme de culture n’est pas un synonyme de superflu ?