(1985) Articles divers (1982-1985) « Vocation culturelle de la Suisse en Europe (septembre 1985) » pp. 3-4

Vocation culturelle de la Suisse en Europe (septembre 1985)ah

À deux titres au moins, la Suisse tient en Europe un rôle d’exception radicale, par là même peut-être exemplaire :

I. Elle est le modèle encore inégalé d’une communauté politique née de la libre agrégation — vers le milieu du xiiie siècle — de groupements très variés de communes, de vallées, de cités et, plus tard, de cantons, en un système de Ligues ou de Confédération (de fœdus, fœderis : le pacte, la foi jurée), mais dont la première Constitution ne remonte qu’à 1848. La Suisse est donc le seul État d’Europe intégralement fédéraliste de par ses origines historiques, son développement et ses institutions actuelles.

II. Elle est aussi le seul pays d’Europe qui n’a pas de culture nationale — et cela tient à sa structure fédéraliste non moins qu’à la pluralité de ses origines. C’est une culture composite, formée d’apports alémaniques, romantsch, ladins, italophones et franco-provençaux (aussi dits burgondiens) pour la langue ; celtiques et germaniques pour les mythes et les traditions populaires ; gréco-latins au Moyen Âge à travers l’Église et ses clercs ; plus tard encore, à la Renaissance, apports bibliques : « La Bible est notre Antiquité », écrit Ramuz.

À quoi s’ajoute — si même il n’en résulte pas — le fait paradoxal aux yeux des modernes, que non pas en dépit mais à cause même de ces données originelles, la Suisse est devenue le pays le plus cultivé du continent, si l’on en juge aux indices de lecture, à l’intensité de la vie musicale et artistique, à la quantité des inventions techniques, au nombre des universités et à celui des prix Nobel de sciences par million d’habitants13.

Quelle est alors cette culture si vivante, si créatrice, qui pourtant n’est pas nationale ? Une seule réponse demeure possible : c’est la culture européenne — seule « unité intelligible » non seulement de recherche historique, mais de système de référence commun aux habitants de ce continent —, selon la thèse fameuse de A. Toynbee14.

Microcosme des combinaisons à doses variables de nos sources multiples à l’échelle continentale, la Suisse l’est aussi des formules d’évolution de la création culturelle de l’Europe : du Moyen Âge à nos jours, elle n’a cessé d’illustrer la structure spécifiquement européenne de la formation de foyers locaux d’où vont sortir les grands courants transrégionaux puis continentaux et au-delà. Tout comme on peut le dire de l’Europe considérée dans son ensemble, la Suisse est un espace de culture dont le centre est partout et la circonférence nulle part — surtout pas aux frontières étatiques ! Constatation toute simple qui vexe ou scandalise les victimes du grand mythe scolaire conçu par le xixe siècle : le mythe des « cultures nationales » bien distinctes, dont l’addition constituerait la « culture européenne ». Observons que nos États-nations n’ont en moyenne qu’environ deux-cents ans d’existence : où était donc la culture avant eux ?

En Suisse, point de ville capitale, donc point de bourse des valeurs « nationales » ni de centre unique et prestigieux qui attire tous les regards et toutes les ambitions. La vie de la culture ne dépend pas d’un centre, mais d’un nombre variable de foyers de création qui s’allument ici ou là, deviennent d’un siècle à l’autre plus rayonnants, brillent soudain d’un vif éclat, puis se mettent en veilleuse pour un temps, laissant la place à d’autres foyers proches ou lointains — comme il advint à l’échelle de l’Europe. Dès le haut Moyen Âge et jusqu’au xxe siècle, des cités de la Toscane et de l’Ombrie à celles des Flandres et du Rhin, de Bologne à Oxford, de Tolède à Bruges, de Montpellier à Heidelberg ou de Leyden à Prague. Plus tard, Venise, Genève, Iéna, Weimar… Vienne et Paris : ces dernières villes vont redevenir au xxe siècle les deux foyers de l’ellipse Europe pour les arts et les sciences humaines. On imagine un joli jeu électronique à partir de données de cet ordre traduites en dialogues de couleurs et en intensités lumineuses… La Suisse serait sans doute l’un des lieux les plus colorés et scintillants du tableau général de l’Europe.

On y verrait s’allumer, par exemple Saint-Gall, son abbaye fondée par des moines irlandais au commencement du viiie siècle (dès 720), sa bibliothèque célèbre, les Séquences du moine musicien Notker le Bègue, les Chroniques du moine Eckehardt : une civilisation chrétienne primitive sur laquelle Charles-Albert Cingria a écrit un petit chef-d’œuvre de poétique et d’intuitive érudition. C’était bien avant les Ligues suisses, Guillaume Tell et le Serment du Grütli. Du point de vue de la culture attestée comme telle sur documents irréfutables, tout s’épanouit à l’occasion de la Réforme ; Bâle, par son université fondée en 1460 — forte intensité lumineuse — attirera bientôt Érasme et Paracelse, puis Holbein et les peintres de l’École rhénane, de Grünewald à Urs Graf, enfin les grands éditeurs humanistes, dont Frobenius ; Berne voit paraître la grande figure de Nicolas Manuel Deutsch, peintre de génie et poète épique et satirique, mais aussi homme d’État et Banneret (chef des troupes), et pour couronner le tout réformateur de Berne ; Zurich avec les réformateurs Zwingli et Bullinger auxquels se joignent le Saint-Gallois Vadian et le poète allemand Ulrich von Hutten, rayonne sur toute la Suisse alémanique et les Allemagnes ; Genève enfin, avec Calvin et Théodore de Bèze, devient en peu d’années l’un des pôles de l’Europe, rayonnant sur la France, l’Angleterre et l’Écosse, les Pays-Bas, la Rhénanie, la Pologne et la Hongrie… Du côté catholique, c’est l’abbaye d’Einsiedeln, fleuron de la civilisation bénédictine, qui va devenir le cœur du grand style baroque dans l’Europe du Nord.

Au xviiie siècle, il semble que de grands coups de vent européens raniment simultanément tous les foyers anciens et en allument de nouveaux. Berne s’illustre aux yeux de l’Europe par le génie d’un de ses patriciens, Albert de Haller : cet anatomiste, chirurgien, botaniste et poète national, président de l’Académie des sciences de Göttingen et membre de vingt autres corps savants d’Europe, n’accepte d’ailleurs dans sa cité qu’une charge mineure de scrutateur du Sénat.

C’est de Zurich que l’« École suisse » initiée par le doyen Jean-Jacques Bodmer, étendra rapidement son influence sur toute la littérature de langue germanique, qu’elle va dominer sans conteste jusqu’à la fin du siècle, et qu’elle a contribué plus que toute autre circonstance à faire entrer dans la littérature universelle : Herder et Goethe vont découvrir, grâce à elle, Homère, Dante et Shakespeare — d’où les traductions de Lessing — tandis qu’elle révélera aux romantiques les Nibelungen, les minnesänger et leurs maîtres les troubadours du Midi. Les célèbres Idylles de Salomon Gessner, la physiognomonie mystique de Lavater, la pédagogie de Pestalozzi et la peinture de Füssli (que les Anglais écrivent Fuseli et dont va procéder William Blake) — sont nées dans le cercle du Doyen Bodmer : intensité lumineuse maxima ! Un peu plus tard, Bâle s’annonce à nouveau par une vive fulguration au tableau de bord européen : héritiers sans doute imprévus des traditions humanistes et piétistes — legs jamais contesté par nul d’entre eux — une pléiade de mathématiciens rivalisent de génie : Léonard Euler et les huit Bernouilli vont faire de leur ville la capitale (incontestée) des « sciences exactes » de leur époque.

Et Genève, oubliée depuis la Réforme ? Elle assiste aux combats homériques entre celui qui signe ses lettres « le Suisse Voltaire » et celui qui signe ses livres : « Rousseau, citoyen de Genève ». Elle fait des sciences physiques et naturelles, invente avec H. B. de Saussure l’alpinisme, développe des banques, prête Necker à la France, et prépare l’idéologie qu’adoptera la Révolution française, dans sa première phase libérale tout au moins.

Sait-on que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fut l’œuvre des trois secrétaires genevois de Mirabeau, Étienne Dumont, du Roveray et Reybaud ?

Mais au tournant du xixe siècle, c’est par la fameuse Trouée de Coppet, du nom du château de Necker où Germaine de Staël tient sa cour, que vont passer d’est en ouest les grands courants européens du romantisme et du libéralisme économique et politique, et ceci par l’intermédiaire d’un Italien devenu Genevois, Sismondi ; d’un Vaudois qui deviendra plus tard Français : Benjamin Constant ; et d’un des frères von Schlegel, August, l’un des fondateurs du romantisme allemand.

Fin xixe et début du xx : les foyers de Bâle, puis de Genève et de Zurich se rallument brièvement : à Bâle, Bachofen inaugure par son célèbre Matriarchat la conception sociologique de l’ethnographie, cependant que Jakob Burckhardt, non content de restituer à la conscience de ses contemporains la virtù de la Civilisation de la Renaissance italienne, donne avec ses Considérations sur l’histoire du monde une vue géniale de l’évolution prochaine, inéluctable selon lui, de l’Europe des États-nations : il annonce la montée au pouvoir des « terribles simplificateurs » et décrit d’une manière encore inégalée le processus de l’avènement des régimes totalitaires. Frédéric Nietzsche, son jeune disciple, qui enseigne lui aussi à Bâle, restera jusqu’au bout marqué par la pensée sereine et dominatrice de celui auquel il adressera, déjà en proie à sa démence inguérissable, un ultime appel de Turin.

Le tour de Genève va revenir au premier tiers du xxe siècle avec Ferdinand de Saussure, dont le Cours de linguistique générale publié par quelques-uns de ses disciples d’après leurs notes, fonde la sémiologie, qui domine aujourd’hui les « sciences humaines » à Yale, Harvard et Berkeley autant qu’à la Sorbonne et dans la plupart des universités européennes.

Dans le même temps, l’Institut Rousseau fonde la pédagogie moderne, adoptée aujourd’hui dans l’Occident tout entier, comme l’est aussi la pensée de Jean Piaget, l’un des premiers disciples de l’Institut et son plus grand continuateur.

Quant à Zurich, son nom restera lié aux deux plus grandes nouveautés intellectuelles du xxe siècle, la relativité d’une part, avec ses suites indéfinies vers l’aventure des sciences de l’atome, et la psychanalyse de l’inconscient collectif : tout cela par les apports d’Einstein, né Allemand, de W. Pauli, né Autrichien, et de C. G. Jung, né Bâlois.

On a vu évoquer dans ces pages plusieurs des plus grands noms de l’aventure intellectuelle qu’est l’Europe — noms de Suisses par naissance ou par choix. Mais on l’aura peut-être remarqué : nous n’avons pas produit en Suisse de poètes de génie, ni de peintres qui aient fait époque, ni de compositeurs du plus haut rang. Hölderlin ou Dante, Mozart ou Rubens, Shakespeare ou Dostoïevski ne seraient guère pensables en tant que Suisses. Une certaine démesure, un grand théâtre, un sens de la pompe et du style libre de tout souci d’obligation « morale » leur eussent été probablement refusés par nos coutumes les plus invétérées. En revanche, la plupart des grands noms que j’ai cités ne seraient guère pensables hors du complexe suisse. Et c’est à eux que la Suisse, en retour, doit une densité de conscience communautaire, mais aussi d’efficacité transformatrice, dont on trouvera difficilement l’équivalent dans une autre région du monde d’étendue à peu près comparable.

Lucien Febvre, admirable historien de la culture, écrivait dans sa préface à un petit livre de moi sur la Suisse 15 :

Pays de gens moyens, oui, et Denis de Rougemont ne se fait pas faute de le dire et de le répéter. Mais quand ils réussissent à se dégager de leur canton — alors pas de milieu, ils atteignent l’universel. Au fond de son trou l’homme de Disentis, de Göschenen, de Viège, entre les hautes parois de sa prison. Mais s’il monte sur la montagne… Alors cette ivresse des sommets. L’intuition de la grandeur. Et plus d’obstacles devant la pensée. Le Suisse s’appelle Jean-Jacques. Il s’appelle Germaine de Staël. Il s’appelle Jakob Burckhardt ou, dans un autre domaine, Karl Barth. Son canton — ou l’Europe.

Et il est vrai que nos meilleurs esprits, hors du compartiment natal, iront chercher dans les vertiges de la synthèse et dans les larges vues panoramiques les grandes dimensions qui leur manquent en Suisse. Synthèse des sciences médicales et d’une écologie européenne avant la lettre : Paracelse. Théorie générale des sociétés humaines, dont le Contrat social n’est qu’un fragment : Rousseau. Vue générale du genre humain : Jean de Müller. Considérations sur l’histoire du monde : Jakob Burckhardt.

Ethnographie sociologique : Bachofen. Linguistique générale : Ferdinand de Saussure. Psychologie de l’inconscient collectif : C. G. Jung. Mais ce n’est pas en grimpant sur nos Alpes que ces hommes s’illustrèrent et apprirent à voir grand, c’est en s’expatriant pour se réaliser au sein d’une unité beaucoup plus vaste, impériale ou papale, réformée ou romaine, germanique ou latine — européenne.

Paracelse quitta très tôt son canton natal de Schwyz, Euler vécut dans les Allemagnes et à la cour de Russie, Jean de Müller à Vienne et à Berlin, Jean-Jacques, Madame de Staël et Constant à Paris. Quant à un Jung, à un Ramuz, à un Barth, qui, après de longs séjours loin du pays, ont fait le principal de leur carrière en Suisse, ce n’est pas la Suisse qui a découvert et propagé leur nom dans le monde ; c’est au contraire de l’étranger, des grands pays voisins ou de l’Amérique, que leur réputation nous est revenue, comme importée. « Son canton — ou l’Europe », c’est la formule parfaite.

Ainsi, pour l’homme de culture en tant que tel, le stade national est sauté. Cas unique, dans l’Europe moderne. J’ose y voir le plus grand privilège des Suisses : quelle que soit leur petite patrie locale, s’ils la dépassent c’est pour rejoindre immédiatement les grands courants continentaux ; parfois pour les déterminer. Condamnés à l’Europe en quelque sorte ? Non, bien plutôt libres pour elle