(1969) Articles divers (1963-1969) « De la marche / De l’échec (1964) » pp. 611-617

De la marche / De l’échec (1964)l

De la marche

J’étais alors revenu en Suisse, où je subissais l’entraînement intensif d’une école d’officiers ; et comme un chagrin très amer m’occupait entièrement le cœur, je trouvais à l’armée ce que d’autres vont demander à une retraite conventuelle. Cette circonstance peut expliquer pourquoi certains des incidents de la vie militaire, qui n’étaient que routine aux yeux de mes instructeurs, m’apparurent tout chargés d’un sens qui dépassait de beaucoup leur portée immédiate et l’intention du règlement. J’accueillais toute épreuve comme une leçon, et toute leçon comme un symbole.

La personnalité exceptionnelle, et par là même impopulaire, du commandant de cette école était faite pour favoriser mes dispositions du moment. Le colonel de P. cachait sous des manies, qui le faisaient passer pour un original, une véritable originalité d’allure et d’âme. Il parlait peu, mais l’élégance précise de ses sentences intimidait, cependant que la courtoisie dont il ne se départissait jamais accentuait, par contraste avec le ton bourru qu’on tient pour énergique dans les casernes, une indépendance d’esprit qui chez un officier plus jeune n’eût pas manqué d’être taxée d’insolence ou d’humeur subversive. Je l’admirais autant que je détestais l’ambiance de la place d’armes, où il était de mise de ne pas aimer ce chef.

Un jour, à peine entré dans notre salle de cours, il nous posa cette question simple : Qu’est-ce que l’énergie ? Et après nous avoir laissé patauger quelques moments dans nos essais de formulation scolaire, interrompant d’un geste bref ceux qui s’annonçaient encore pour répondre, il scanda : « L’énergie, c’est quelque chose qui dort en chacun de vous et qu’il s’agit de réveiller. » Puis il sortit. Ce n’était pas une définition, c’était plus grave : nous comprîmes tous que quelque chose se préparait. Et en effet, l’ordre du jour pour le lendemain, que nous lûmes en sortant de cette classe écourtée, annonçait : 04.00 : diane. 05.00 : départ pour la première marche d’entraînement, 50 kilomètres. Tenue de campagne. Paquetage complet.

La deuxième marche fut de 70 kilomètres, une semaine plus tard. Et ce n’était qu’une préparation pour la « grande course » finale : 150 kilomètres par-dessus les Préalpes et les Alpes, en trente-trois heures.

Pour la plupart des officiers et des élèves de l’école, la perspective de la « grande course » était un sujet permanent d’irritation et de protestations : « Il nous fera tous crever avec ses manies », disait-on à mi-voix quand passait le colonel, toujours suivi d’un grand chien blanc. On répétait qu’une troupe moderne se déplace en camion ou en train et que ces marches ne servaient à rien… Pour ma part, j’observais que le colonel prenait grand soin de ne pas les justifier, malgré la sourde résistance qu’il devait bien sentir chez ses subordonnés. Quels pouvaient être ses motifs ?

Il concevait l’armée en général, et celle d’un pays neutre plus qu’une autre, comme l’instrument d’éducation de certaines énergies déprimées par l’époque, et pourtant nécessaires à l’homme complet. Quoi qu’il en soit d’ailleurs de sa philosophie, j’ai toutes raisons de croire qu’en imposant cette épreuve « inutile » à notre école, il poursuivait un but précis. Il voulait nous laisser le souvenir d’avoir une fois au moins dans notre vie accompli quelque chose d’excessif, et fourni un effort qui dépassât de beaucoup le maximum que nous pensions pouvoir tirer de nous.

Il était de la nature d’un tel projet que ses motifs ne fussent point divulgués, mais en même temps qu’il nous fût présenté de manière à frapper nos imaginations. C’est pourquoi le colonel de P. nous laissait faire de sa « Grande course » un mythe, avec tout ce que le mythe comporte d’effrayant et de contraignant. Nous étions préparés pour quelque chose qui nous paraissait à la fois démesuré, inévitable et sans raison. Tout cela faisait partie, comme on le verra, des conditions nécessaires au succès, et aux leçons que devait illustrer l’entreprise.

Au départ, à cinq heures du matin, dans la cour froide de la caserne de Fribourg, nous savions que la première étape serait de 25 kilomètres, et devait nous porter d’un bond jusqu’au lac Noir. De là, nous gravirions les pentes des Préalpes, puis nous longerions la vallée qui monte lentement jusqu’aux hôtels de la Lenk ; il nous faudrait franchir les Alpes pendant la nuit, par un col escarpé dans les rochers ; l’aube se lèverait sur le Valais, et ce serait la dernière étape, une longue dégringolade de deux-mille mètres à travers les alpages dénudés, puis les forêts de châtaigniers, et finalement dans la poussière des chemins de vigne, jusqu’aux pavés de la vieille ville de Sion.

Nous marchions sur une route asphaltée, — une file à gauche, une file à droite — notre vieux colonel en tête, maigre silhouette aux jambes de cavalier serrées dans ses bandes molletières grises. L’air vif d’une aube automnale nous grisait, mal réveillés encore, et parlant peu. Les heures passaient, ramenant la courte halte sur le talus, le nez plongé dans l’herbe fraîche. Plusieurs en profitaient pour rajuster minutieusement une courroie du paquetage, le pli d’un sous-vêtement ou d’une chaussette, un clou de soulier perçant un peu la semelle — détails infimes et insensibles au départ, qui se révèlent à longueur de marche, causant d’abord une légère irritation, puis une blessure, et forçant finalement à l’abandon de la course, si l’on n’y a pas pris garde au premier signe, si l’on n’a pas prévu la durée de l’effort.

La route montait maintenant vers le lac Noir. Une auberge blanche à toit rouge, dans un jardin au bord de l’eau, marquait la fin de la première étape. Nous nous assîmes devant une collation — pain, beurre, confiture et café — servie sur de longues tables de sapin. « Fatigués ? » — « Non, mon colonel. » Pour être à peu près unanime, la réponse n’en était pas moins sincère. Ces cinq heures de marche sur route nous laissaient aussi frais qu’une promenade. Et tout d’un coup je découvris ceci :

Quand on part pour une marche de deux heures, la fatigue vient au bout d’une heure. Quand on part pour une marche de cinq heures, on se met à traîner les pieds après la troisième heure, et les dernières sont dures. Mais si le corps s’est disposé à fournir un effort de trente-trois heures, les cinq premières n’étant qu’une mise en train, ne fatiguent pas. L’organisme, tout simplement, ne se permet pas encore de lassitude. Les puissances de l’inconscient, du corps et de l’imagination, se sont mises en état d’alerte. Elles ont pris leur régime d’exception. La connaissance anticipée du but leur a permis de mesurer l’effort, de le doser, et de réveiller la quantité exacte d’énergie nécessaire au succès de l’entreprise. L’appel d’un but lointain dégage ainsi des forces ordinairement insoupçonnées par celui qui se bornait à de courtes visées. Elles étaient là, ces forces, à portée de la main mais endormies, laissant vaquer aux petits travaux courants les petites énergies vite épuisées.

Tout se passait donc ce matin-là comme si l’appel du but avait suffi à nous donner les moyens d’y répondre. Et je ne dis pas que l’entraînement que nous avions subi au préalable n’était pour rien dans la facilité avec laquelle nous venions de couvrir une étape de 25 kilomètres. Mais à son tour, cet entraînement n’avait été reçu et surmonté qu’en vue de la grande course, du but lointain…

Aujourd’hui, repassant ces souvenirs, je me laisse aller à comparer notre première étape à la Jeunesse. Car la vraie force d’un homme jeune ne vient-elle pas de ce qu’il imagine un très long temps de marche devant lui, et certains objectifs qui, peut-être, parce qu’ils ne sont que vaguement entrevus, semblent alors grands et lointains ? Le corps et l’âme en alerte constante se préparent pour une course de fond et, c’est ce qui définit, biologiquement et moralement, l’état de jeunesse. Resteront longtemps jeunes ceux qui gardent longtemps devant eux des buts grands et lointains. Et c’est pourquoi le créateur vieillit moins que l’homme de la routine. Mais vers la quarantaine poindra l’angoisse de n’avoir plus un temps illimité pour rejoindre ses rêves ou sa vision. Beaucoup choisissent alors de se réduire à des objectifs accessibles. Et aussitôt, les forces en réserve — à l’arrière, mais pour l’avenir — marquent un temps d’hésitation : c’est qu’on n’exige plus autant d’elles, et c’est vieillir. Il faudrait au contraire, à ce point, oser voir plus grand et plus loin ; d’où peut naître une seconde jeunesse dont on se sentira maître et dispensateur, tandis que l’autre était plutôt subie…

Comme elle l’était avec bonheur, ce matin-là, avec quelle plénitude animale ! Nous gravissions maintenant les flancs à l’herbe rase d’une montagne en forme de lion couché. Je me souviens de l’élasticité du sol un peu glissant sous nos semelles cloutées, et de l’alacrité de l’air alpestre. La pente était fort raide, et l’avance très lente, mais l’attrait du sommet qu’on distinguait derrière des épaulements sans cesse renaissants produisait dans nos muscles et notre volonté des énergies nouvelles pour cet effort nouveau.

Nous marchions depuis une dizaine d’heures, mais la fatigue a la propriété de s’évaporer dans la joie d’une cime conquise. Il y eut une halte horaire de dix minutes, dans le vent violent des sommets. Déjà la route parcourue s’effaçait derrière nous sous une brume d’un bleu sombre. Ce premier tiers de l’aventure nous avait simplement assurés de la maîtrise de nos forces ; le second tiers en donnerait la mesure, et le dernier nous mettrait au défi d’en tirer plus que la mesure. Devant nous, fermant une vallée qu’il nous fallait d’abord aller rejoindre, environ mille mètres plus bas, pour la remonter ensuite jusqu’à son origine, se dressait la paroi des Alpes.

La descente paraît au novice plus facile que la montée, mais c’est aussi l’épreuve la plus dure pour le corps, constamment tenté de se livrer et de laisser ainsi se disloquer les rythmes d’un effort de longue haleine. D’instinct, nous retenions le pas.

La lumière d’une fin d’après-midi découpait chaque détail des parois orangées qui s’élevaient par degrés autour de nous, modelait largement les croupes des alpages, et donnait à ce haut désert sa réalité la plus dure, ses dimensions les moins trompeuses. La grandeur du décor, l’infinie variété de ses plans lumineux virant très lentement à mesure que nous descendions, occupaient constamment nos regards. Notre marche en était comme allégée, réduite à si peu de chose tout au bas du spectacle… Nous découvrîmes dans la distance un troupeau d’une centaine de chamois. Leur chef en tête bien détaché du gros, ils se déplaçaient par à-coups, au pied d’une paroi de rochers couronnant un grand cirque d’éboulis rutilants. À notre vue, ou peut-être à nos cris, on eût dit qu’une vague électrique parcourait le troupeau de bout en bout : il ondula d’abord sur place comme une houle, puis se mit tout entier à courir, par grands bonds et zigzags nerveux entre les blocs ; soudain s’arrêta pour brouter ; puis repartit à angle droit, au petit trot, et coula derrière une crête. La peur et la faim le guidaient dans ces détours qu’on eût dit capricieux. Notre colonne, cependant, elle aussi précédée par son chef veillant au rythme égal de la marche, poursuivait à travers le paysage une avance opiniâtre et rectiligne, sans but immédiat ou visible. Les buts des hommes sont dans leur tête, ou dans leur cœur.

Quand les ombres montant de la vallée croisèrent lentement notre descente, nous entrâmes dans l’irréel. Le paysage s’éteignait. Un dernier sommet rose feu disparut derrière un talus, puis le talus devint la nuit, et le monde ne fut plus qu’un chemin où des pierres roulaient sous nos pas, jetant parfois des étincelles. Au fond de la vallée, nous reprîmes la route — surprise aux pieds de la surface égale, puis aux genoux de la remontée douce — et la marche plus silencieuse, rythmée par le sourd cliquetis des gamelles et des casques fixés aux ceinturons, parut cesser d’être un progrès de but en but, devint une sorte de durée suspendue dans l’espace obscur, et qui n’était plus mesurée que par l’alourdissement des membres. Un vent froid descendait des Alpes, une pluie fine s’établit. Tout ne fut plus, pendant des heures, qu’automatismes à peine surveillés, rêveries au loin d’une conscience en veilleuse, interventions presque insensibles d’une volonté descendue dans nos muscles, contre envie de se laisser tomber sur le talus. Parfois l’un de nous s’endormait en marchant, titubait quelques pas hors de la file, se redressait… Si l’on nous avait dit : « Plus qu’une heure à marcher », je pense que la plupart auraient flanché pendant cette étape nocturne.

De fait, nous approchions du village de la Lenk, signalé par quelques lumières. L’ordre vint de rectifier la tenue, de reformer une colonne par quatre, puis de se mettre au pas de manœuvre à l’entrée de la rue principale.

Tout dormait. La saison d’été avait pris fin depuis plusieurs semaines et la saison d’hiver ne s’ouvrait qu’en décembre. Un hôtel vide nous accueillit. Après la collation d’étape posée devant nous par des servantes ensommeillées — il devait être plus de minuit — on nous donna la permission inattendue de nous coucher pendant une heure. Sur des matelas et des paillasses, sur les housses des canapés, dans des chambres glaciales et qui sentaient le camphre, nous nous sommes affalés, tout équipés.

Un camarade m’a réveillé : — Le colonel demande des volontaires pour une patrouille. Il faut aller reconnaître le sentier du col. Un guide a dit qu’il neige au-dessus de deux-mille.

Cinq ou six d’entre nous allèrent s’annoncer au colonel, qui buvait du café au restaurant. — « Je vous remercie, nous dit-il lentement, en nous regardant l’un après l’autre. J’apprends qu’il y a déjà un demi-mètre de neige là-haut. Le col sera donc impraticable dans quelques heures. La course est arrêtée. Bonsoir, Messieurs. »

De l’échec

Je vais éternuer, et je ne puis pas. Je me prépare à soulever une caisse très lourde, et elle est vide. Le savant qui poursuit une longue recherche apprend qu’un collègue a trouvé. Une nation qui a tendu ses forces vives vers la victoire, et qui l’atteint, voit s’ouvrir une paix marécageuse. Le mystique, aux approches du sommet de l’ascension graduelle vers l’Être, fait l’expérience du Néant… Dans tous les ordres et à tous les degrés, la déception de l’effort, de l’élan, du désir, est une épreuve plus difficile à surmonter, parfois, que l’obstacle lui-même, si grand soit-il.

À la Lenk, cette nuit-là, j’eus un accès de fièvre qui me tint éveillé jusqu’au matin. Les énergies alertées dans mon corps par l’appel du but assigné, soudain privées d’issue, me consumaient. Moins entraîné, ou soudain délivré de la discipline qui m’attendait avec le jour, — c’était mon tour de commander la classe et je dus faire l’appel à sept heures du matin, au garde à vous, sur le quai de la gare — je ne sais si j’eusse évité cette débâcle nerveuse que les Américains, qui en ont fait une catégorie courante, nomment un break-down.

Si la première étape de la grande course m’avait donné une recette de succès, au sens le moins vulgaire du terme, l’échec accidentel de la dernière étape m’en fournissait la nécessaire contrepartie : il m’apprenait que pour franchir certains obstacles, il faut moins d’énergie maîtrisée que pour y renoncer dans le moment où l’élan s’est déjà ramassé. Apprendre à réussir, ou à marcher, n’est encore qu’une moitié de l’art de vivre. Mais apprendre à ne pas réussir jusqu’au bout, à s’arrêter ou à subir l’arrêt, voilà l’autre moitié, non moins féconde.

Car dans le monde réel où nous vivons, dans le temps bref qui nous est imparti, dans les limitations de toute nature confrontant l’esprit et ses œuvres non moins que le corps et ses gestes, la frustration de nos élans les plus hardis comme de nos plus humbles désirs définit la situation proprement humaine de l’homme. Cet échec essentiel produit en somme la durée même de l’Histoire. Et malheur à celui qui n’est pas prêt à tirer son bien de ce mal ! Malheur à celui qui exigerait de réussir pour persévérer, après n’avoir entrepris qu’en espoir ! Il avouerait que son espoir était trop court.