Quatrième partie
La Suisse, dans l’avenir européen
Le régime que l’on vient de décrire est, dans l’Histoire, l’un des derniers venus. Si l’on représente par une journée la période des civilisations un peu connues et qui va des peintures de▶ Lascaux, pièges magiques, jusqu’aux pièges cosmiques ◀de▶ nos laboratoires, le fédéralisme n’apparaît qu’au cours des cinq dernières minutes.
Quelques instants ◀d’▶histoire locale, dans le temps ; et dans l’espace, quelques arpents ◀de▶ relief rude situés vers le milieu ◀de▶ cette péninsule européenne ◀de▶ l’Asie qui occupe à peine 4 % des terres du globe : c’est à quoi j’ai borné mon attention. Les avions ◀de▶ demain survoleront la Suisse en si peu de temps que la plupart des voyageurs ne s’en apercevront même pas. Cet objet ◀de▶ mon étude, ce petit corps politique, n’est-il pas destiné à tomber rapidement en désuétude, dans un monde en pleine mutation démographique, technologique et culturelle ? C’est ce que nous porterait à croire une forme ◀de▶ pensée certes courante encore, mais qui est elle-même anachronique : celle du propriétaire terrien, gérant ◀d’▶un État national. Or, nous avons vu que la Suisse n’est pas d’abord un territoire mais une fonction. Son importance n’est pas celle ◀d’▶un domaine, mais ◀d’▶une structure ◀de▶ relations. Elle ne se mesure pas en kilomètres carrés, en tonnes ◀de▶ blé ou ◀de▶ minerai, en divisions mobilisables : elle dépend ◀de▶ l’efficacité et ◀de▶ la fécondité ◀d’▶une formule ◀d’▶organisation, ◀d’▶une méthode ◀d’▶articulation des groupes humains ◀de▶ toute nature et ◀de▶ leurs activités différenciées.
La Suisse, dépositaire ◀d’▶une formule politique
La question ◀de▶ l’avenir ◀de▶ la Suisse se ramène donc à la question ◀de▶ l’avenir du fédéralisme.
Cette formule, lentement élaborée par les hommes qui ont fait ce pays, sera-t-elle applicable dans le monde ◀de▶ demain, et d’abord dans l’Europe unie ?
Tel est le point ◀de▶ perspective ◀de▶ tout mon livre.
Je suis remonté aux origines ◀de▶ notre histoire, et j’ai suivi son labyrinthe, ◀de▶ la liberté des communes et des allégeances impériales jusqu’à cette renaissance des régions dans l’allégeance européenne, qui peut marquer la fin du siècle. Et ce faisant j’ai passé par-dessous la période des nationalismes et des « terribles simplificateurs ». Le labyrinthe était un raccourci ! Voilà qui me paraît typique ◀de▶ ce pays : pendant des siècles, on croit s’en tenir à l’ancien, on accepte ◀de▶ retarder sur l’évolution des voisins, mesurée en étapes dynastiques, révolutions, conquêtes et « malheurs exemplaires » ; mais on ne cesse ◀d’▶innover sans le savoir, et soudain l’on débouche en plein avenir, parce qu’on n’a pas lâché le fil du réel.
J’ai décrit des institutions qui me sont apparues à la fois anachroniques et futuristes, tout encombrées ◀de▶ survivances illogiques, mais peut-être les mieux adaptées, ou adaptables, à la société en devenir et à ses réseaux ◀de▶ forces infiniment complexes.
Enfin, je me suis interrogé sur la fonction ◀de▶ nos élites créatrices et sur la morale civique dans un peuple à tel point composite qu’il se distingue par là même ◀de▶ tout autre, mais préfigure peut-être le régime qui sera celui des peuples ◀de▶ ce continent, quand leurs nations ne seront plus que des cantons, toutes distances et frontières abolies, ou peu s’en faut.
Et maintenant, croix ◀de▶ vallées et croix ◀de▶ fleuves, pays crucial, dépositaire ◀d’▶une formule décisive pour l’avenir européen, la Suisse va-t-elle garder son secret pour elle seule ?
L’Europe, demain
Prenons les grandes dimensions ◀de▶ notre planète en mutation. C’est l’Europe qui a tout déclenché, et son rôle reste décisif. C’est elle qui a créé la notion ◀de▶ genre humain — ignorée ou niée en Orient — par les stoïciens et les Pères de l’Église ; et la notion ◀de▶ droit des gens par Vitoria, Suárez, Grotius, Vattel et Kant. Et c’est elle qui a fourni les instruments techniques ◀de▶ communication entre les peuples. Parler ◀de▶ monde uni, ◀d’▶humanité, que ce soit pour ou contre l’Occident d’ailleurs, c’est parler un langage européen. Or l’Europe doit s’unir pour durer, j’entends pour continuer à exercer demain sa vocation mondialisante : pas une seule ◀de▶ ses petites nations n’y peut suffire, et les plus grandes — en termes de naguère — sont petites au regard des empires neufs.
Toute la question se ramène alors à savoir quelles formes ◀d’▶union les Européens vont choisir. Trois formules leur sont proposées, et sont en principe concevables.
a) L’Europe des États (faussement dite des patries, expression d’ailleurs corrigée par de Gaulle lui-même) consisterait en un système ◀de▶ pactes politiques et militaires, et ◀de▶ traités économiques entre pays prétendus souverains. C’est la formule ◀d’▶une Sainte-Alliance des monarques, transposée au niveau ◀d’▶États laïques et en majorité républicains. C’est dérisoire face aux empires, c’est en retard sur les réalités (car les Six sont déjà bien au-delà), et c’est évidemment inadéquat aux exigences reconnues ◀de▶ ce siècle. Ultime tentative pour prolonger le statut des nations dites « souveraines », mais qui ne le sont plus qu’au niveau des discours, cette Europe minima ne saurait être qu’une forme ◀de▶ transition tactique vers une union plus sérieuse et concrète. On en passera par là, probablement, mais pourquoi s’y arrêter ? Car l’Histoire n’en fera rien. L’Europe a sécrété le nationalisme qui infecte aujourd’hui la terre entière. On attend qu’elle produise les anticorps ◀de▶ ce virus qui, par deux fois, a bien failli causer sa fin. Et au surplus, ce qui demeure profondément valable dans l’intention avouée des partisans ◀de▶ l’Europe des États ou des patries, j’entends la volonté ◀de▶ sauvegarder les diversités ◀de▶ l’Europe, voilà qui ne saurait être réalisé que par l’union ◀de▶ type fédéraliste. L’exemple ◀de▶ la Suisse des cantons apparaît décisif à cet égard.
b) L’Europe unifiée à l’image ◀de▶ l’État français, c’est-à-dire culturellement uniformisée et administrativement centralisée. « Une foi, une loi, un roi. » Ein Volk, ein Reich, ein Führer. Des puissances économiques et des équipes ◀de▶ technocrates en lieu et place des anciens partis et des équipes ◀de▶ politiciens professionnels. Certes, les tentatives unitaires ◀de▶ Napoléon et ◀d’▶Hitler ont avorté, au prix qu’on sait, mais rien ne prouve que les moyens modernes, manipulés par le Kremlin ou par la Maison-Blanche et le Pentagone, n’arriveraient pas à imposer cette unification tout extérieure aux dépens de l’union réelle. Toutefois, une unité économique massive ◀de▶ plusieurs centaines ◀de▶ millions des meilleurs travailleurs du monde créerait une telle puissance matérielle que, justement, l’on ne peut imaginer que l’un des deux « Grands » la souhaite. Et personne en Europe ne la propose : il est trop clair que cette formule totalitaire mais sans doctrine millénariste et sans passion ne sauverait le corps qu’au prix de l’âme, autant dire pour bien peu de temps. Broyant toutes nos diversités traditionnelles, elle causerait à court terme une chute ◀de▶ potentiel, un accroissement ◀de▶ l’entropie qui feraient perdre à l’Europe ses vrais atouts. Le monde entier en pâtirait et se sentirait appauvri. Au reste, Napoléon n’a réussi qu’à provoquer des réactions nationalistes, et Hitler des mouvements ◀de▶ résistance. Une troisième tentative ne manquerait pas ◀de▶ provoquer d’autres formes ◀de▶ refus, allant ◀de▶ la totale passivité civique à des éclats ◀d’▶anarchie névrotique.
Et quant à ceux — nombreux en Suisse — qui déclarent que le Marché commun vise en réalité à ce type ◀d’▶unité, c’est qu’ils ignorent visiblement les processus ◀de▶ décision en vigueur dans les Communautés : rien qui ressemble davantage, en fait, aux complexités que j’ai décrites dans la deuxième partie ◀de▶ cet ouvrage, à cette différence près que les six États conservent des pouvoirs que nos cantons ont abandonnés depuis longtemps.
L’Europe ◀de▶ formule unitaire me paraît donc une utopie non seulement dangereuse mais sans avenir.
c) L’Europe fédérée reste ainsi la seule solution praticable. Unir 19 États à l’ouest (plus 6 à l’est un jour ou l’autre) en un corps politique assez puissant pour sauvegarder et garantir l’autonomie ◀de▶ chacun ◀de▶ ses membres, c’est un problème parfaitement homologue à celui que la Suisse a résolu, avec ses 25 petits cantons souverains. La différence des superficies était certes importante au temps des diligences. Tout a changé avec l’avion. Avant 1848, un député ◀de▶ Genève ou des Grisons devait compter deux ou trois jours pour se rendre à la Diète fédérale, alors qu’un député ◀de▶ Stockholm ou ◀d’▶Athènes est à quelques heures ◀de▶ Strasbourg, et encore plus près de Bruxelles. Pratiquement, l’Europe ◀d’▶aujourd’hui est plus petite que n’était la Suisse à l’époque où elle s’est fédérée. Et les disparités ◀de▶ coutumes ou ◀de▶ richesse, ◀de▶ langue, ◀de▶ confession, voire ◀de▶ régimes, ne sont guère plus marquées ou plus frappantes entre les États de l’Europe qu’elles ne l’étaient entre les cantons suisses avant 1848 ; à tout le moins ne sont-elles pas ◀d’▶une autre essence.
Si l’on admet que l’anarchie des souverainetés ne peut durer, mais qu’en revanche les diversités réelles ne peuvent être nivelées par décrets, on cherche en vain quelle solution a la moindre chance ◀de▶ succès, s’agissant ◀d’▶unir nos pays, hors une solution fédérale. Ici, l’exemple ◀de▶ la Suisse…
On s’écrie aussitôt qu’il ne saurait être question ◀d’▶imiter ce modèle, ridiculement réduit, à l’échelle des glorieuses et vieilles nations ◀de▶ l’Europe. J’attends qu’on me démontre pourquoi, et je souhaite qu’on le fasse un jour en pleine connaissance de cause, j’entends en connaissance précise du modèle que l’on dit ne pouvoir imiter. (Ceux qui invoquent des raisons ◀de▶ prestige, c’est quelquefois parce qu’ils n’en ont pas d’autres.)
Mais laissons cela, pour le moment. Même si l’Europe refuse ◀de▶ s’inspirer ◀de▶ la Suisse, il reste que la Suisse dépend ◀de▶ l’Europe, et que la forme que prendra l’inévitable union européenne rendra possible ou non l’avenir ◀de▶ ce pays.
Une Europe des États conviendrait à ravir à la majorité ◀de▶ nos dirigeants politiques et industriels, mais elle nous perdrait tous tant que nous sommes, dans l’espace ◀d’▶une génération.
Une Europe unitaire, c’est finis Helvetia, sans commentaires.
Mais une Europe fédérale, seule possible pour nous comme pour l’Europe — qui la propose ?
Les Suisses devant le projet ◀d’▶union ◀de▶ l’Europe
La Suisse est née ◀de▶ l’Europe et en détient le secret. Formée du xive au xvie siècle dans le Saint-Empire et par lui, ayant reçu ses premières libertés pour assurer la grand-garde du Gothard, elle a seule conservé jusqu’à nos jours le principe ◀de▶ l’Empire ◀d’▶Occident, l’union sans unification, qui est l’idée fédéraliste.
Entre-temps les nations se constituent, se multiplient, s’absolutisent, et prouvent leur souveraineté par ◀de▶ glorieux massacres, qui sont le principal ◀de▶ l’histoire qu’elles enseignent à partir du xixe siècle. Les voix suisses qui s’élèvent au plan européen ne cessent ◀de▶ dénoncer ces démences collectives.
C’est comme « citoyen ◀de▶ Genève » que Rousseau signe ses exposés critiques du projet ◀de▶ paix perpétuelle ◀de▶ l’abbé de Saint-Pierre, puis ses Considérations sur le gouvernement ◀de▶ Pologne, ouvrage moins connu mais ◀d’▶un intérêt considérable pour un lecteur ◀d’▶aujourd’hui. Comme dans le Contrat social, il s’y fait l’avocat ◀d’▶une confédération ◀de▶ nos pays inspirée du « corps germanique », des états généraux ◀de▶ Hollande, et ◀de▶ la Ligue helvétique132. L’Europe unie qu’il appelle ◀de▶ ses vœux ne serait nullement unifiée par un despote ou par une idéologie : elle devrait être une Europe des cités, formée ◀de▶ très petits États « où tous les citoyens se connaissent mutuellement », mais qu’unissent les liens ◀d’▶une « commune législation… et subordination au corps ◀de▶ la république ». C’est une Europe intégralement fédéraliste qu’il préconise, et son module, en dernière analyse, n’est rien ◀d’▶autre que la cité ◀de▶ Genève !
Un peu plus tard, le Schaffhousois Jean de Müller, dans sa Vue générale ◀de▶ l’Histoire du Genre humain (1797), annonce comme Rousseau que « tous les États de l’Europe courent à leur ruine », faute ◀d’▶un principe ◀d’▶union, et que si leurs divisions persistent, l’avenir appartiendra « soit à la Russie, soit à l’Amérique ».
Germaine de Staël est suisse dans la mesure où elle ouvre des perspectives européennes, soit par son action personnelle à Coppet, où les meilleurs esprits ◀de▶ nos diverses nations se lient ◀d’▶amitié, soit par des livres comme ◀De▶ l’Allemagne, qui rétablissent la circulation internationale des idées, malgré les jacobins et le Premier Empire.
Benjamin Constant n’est pas seulement l’auteur ◀de▶ l’Esprit ◀de▶ conquête, pamphlet classique contre l’esprit ◀d’▶hégémonie et ◀de▶ centralisme national, mais c’est lui qui rédige, pendant les Cent-Jours, le projet ◀de▶ fédération européenne133 que signe — hélas ! il est trop tard — Napoléon. Et son fédéralisme préfigure le régime qui va triompher à l’échelle suisse : « La variété, c’est l’organisation : l’uniformité, c’est du mécanisme. La variété, c’est la vie : l’uniformité, c’est la mort. »
Au même moment, la Sainte-Alliance des rois donne une finalité expressément européenne à la neutralité ◀de▶ la Suisse indépendante. Et tandis que se forment dans le reste ◀de▶ l’Europe des nations unitaires sur le modèle français, promises aux guerres nationalistes et coloniales, seule la Suisse réussit à unir ses cantons selon la maxime impériale ◀de▶ l’union dans la diversité.
Proudhon s’est peut-être souvenu ◀de▶ son passage à Neuchâtel (où il fut un temps typographe) en écrivant son grand livre, Du Principe fédératif ; mais il est bien certain qu’un ◀de▶ ses contemporains, J. C. Bluntschli, s’est inspiré directement ◀de▶ l’expérience suisse en rédigeant son Projet ◀d’▶Organisation ◀d’▶une société ◀d’▶États européens (1879). Auteur du Code civil ◀de▶ son canton natal, Bluntschli connaît les mécanismes ◀de▶ notre vie civique : il n’hésite pas à les proposer en modèle pour l’édification ◀de▶ l’Europe. Selon lui, la « nationalité suisse possède au plus haut degré un caractère très international », et c’est ce type ◀d’▶union pluraliste qui peut seul assurer la paix ◀de▶ l’Europe. « Si cet idéal ◀de▶ l’avenir se réalise un jour, écrit-il en 1875, la nationalité suisse devra s’incorporer à la communauté ◀de▶ la Grande Europe. ◀De▶ cette façon, elle n’aura pas vécu en vain ni sans gloire »134. Pratiquement ignoré ◀de▶ nos jours par les fédéralistes européens, le projet très précis du juriste zurichois reste une des hypothèses ◀de▶ travail les plus fécondes dont les constituants ◀de▶ l’Europe à venir puissent tenir compte.
Au xxe siècle, c’est encore en Suisse (dans les années 1930), que le premier mouvement ◀de▶ militants fédéralistes européens voit le jour : l’Europa-Union. Et c’est sur sa convocation qu’au lendemain ◀de▶ la guerre, à Hertenstein (septembre 1946), des militants issus ◀de▶ la Résistance ◀de▶ plusieurs pays rédigent une déclaration qui va servir ◀de▶ base à la création ◀de▶ l’Union européenne des fédéralistes. Celle-ci groupe rapidement une vingtaine ◀de▶ mouvements nationaux, et plus ◀de▶ 100 000 membres. Elle tient son premier congrès à Montreux, en septembre 1947, date que l’on peut considérer comme le point ◀de▶ départ ◀de▶ l’action politique européenne. En effet, c’est au cours du congrès ◀de▶ Montreux que germe l’idée ◀de▶ réunir des états généraux ◀de▶ l’Europe. Cette idée aussitôt adoptée conduit à la convocation du Congrès ◀de▶ l’Europe, à La Haye, au mois ◀de▶ mai 1948. ◀De▶ La Haye naît le Mouvement européen, qui propose et obtient en neuf mois la création du Conseil de l’Europe. L’impulsion est donnée, l’opinion se réveille, les hommes d’État le sentent, et le reste va s’ensuivre : plan Schuman, Communauté du charbon et ◀de▶ l’acier, tentative avortée ◀d’▶une Communauté ◀de▶ Défense, puis réussite du Marché commun des Six et réplique des Sept ◀de▶ l’AELE, essor ◀de▶ l’économie européenne, discussion généralisée sur les formes que va devoir prendre l’union politique ◀de▶ l’Europe.
Impossible ◀d’▶omettre, dans ce bref historique, les aspects culturels du mouvement et le rôle qu’y jouent des Suisses. Le congrès ◀de▶ La Haye ayant préconisé la création ◀d’▶un Centre européen de la culture, celui-ci s’organise à Genève et convoque aussitôt une grande conférence qui se tient à Lausanne en décembre 1949. ◀De▶ cette conférence et ◀de▶ l’action du CEC vont naître successivement : le Laboratoire européen ◀de▶ recherches nucléaires (CERN) à Genève, la Fondation européenne ◀de▶ la culture, à Genève également (aujourd’hui à Amsterdam), et une série ◀d’▶initiatives groupant des instituts universitaires, des festivals ◀de▶ musique, des éditeurs, des éducateurs, des historiens, des spécialistes des cultures ◀d’▶outre-mer, etc. La première chaire européenne est créée en 1957 par l’Université ◀de▶ Lausanne. Une nouvelle conférence européenne ◀de▶ la culture, sur le thème « L’Europe et le Monde » se tient à Bâle en 1964, sous le haut patronage du Conseil fédéral.
Ainsi l’idée européenne semble avoir trouvé son climat autant que son modèle en Suisse. Rousseau, Vattel, Constant, Müller, mais aussi Jacob Burckhardt, Robert de Traz auteur ◀de▶ L’Esprit ◀de▶ Genève et Gonzague de Reynold auteur ◀de▶ Formation ◀de▶ l’Europe méritent une place ◀de▶ choix dans toute anthologie ◀de▶ l’idée européenne135. C’est en Suisse que Mazzini publie en 1836 le manifeste et les journaux ◀de▶ la Jeune Europe. C’est en Suisse que le fondateur du Mouvement paneuropéen, le comte Coudenhove-Kalergi, établit son quartier général. C’est en Suisse que Churchill choisit ◀de▶ parler ◀de▶ l’Europe, et que la même année, 1946, les premières Rencontres internationales ◀de▶ Genève prennent pour thème « L’Esprit européen ». Et j’ai marqué la filiation — trop mal connue — qui va ◀de▶ Hertenstein au congrès ◀de▶ Montreux, du congrès ◀de▶ Montreux à celui ◀de▶ La Haye, puis au Conseil de l’Europe à Strasbourg, ◀d’▶où l’on débouche sur l’ensemble complexe, en plein mouvement, du grand projet européen.
Mais tout cela, c’est la Suisse idéale, réputée « microcosme ◀de▶ l’Europe », et ce sont quelques Suisses entreprenants qui l’ont permis. Qu’a fait, pendant ce même temps, la Suisse légale ? Et que pensaient les Suisses moyens ?
Motifs ◀de▶ la réserve suisse
Des lendemains ◀de▶ la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux environs ◀de▶ 1960, il faut reconnaître que nos autorités et notre presse ont été dans l’ensemble pour le moins réservées, et que notre peuple l’est sans doute plus encore, s’agissant du projet européen. Le scepticisme dominait, et comme on tient pour réaliste, en politique, les partis pris ◀de▶ la majorité et ses routines, le projet ◀d’▶union ◀de▶ l’Europe passait généralement pour chimérique. « Fumeux idéalisme ! Subversion ◀de▶ nos vieilles coutumes ! Temps perdu ! Ça ne se fera jamais ! » Je me souviens ◀d’▶un débat devant le micro, en février 1953, au cours duquel l’un ◀de▶ nos plus célèbres professeurs ◀de▶ sciences politiques déclara au sujet du pool charbon-acier, comme on appelait à l’époque la CECA : 1° que ce pool n’était pas réalisable, et 2° qu’il serait néfaste pour la Suisse, à cause de ses incidences sur nos transports. Trois jours plus tard, le premier train ◀de▶ charbon libre ◀de▶ droits ◀de▶ douane, traversait la frontière franco-allemande. Bien d’autres faits, non moins patents, devaient réduire l’une après l’autre les objections du scepticisme invétéré (ou faut-il dire traditionnel ?) qui tendait à paralyser non seulement toute initiative ◀de▶ la Suisse, mais aussi l’imagination et la faculté ◀de▶ prévision ◀de▶ ceux qui faisaient notre opinion. L’union ◀de▶ l’Europe s’avérait bel et bien réalisable, puisqu’elle devenait réalité, mais elle nous prenait par surprise, et chaque démarche ◀de▶ nos gouvernants pour rejoindre l’histoire en train de se faire, semblait prématurée aux yeux de nos sages et ◀de▶ nos experts, quoique trop tardive aux yeux du reste ◀de▶ l’Europe. Notre entrée à l’OECE fut accueillie avec méfiance par la presse moyenne ◀de▶ la Suisse allemande : elle relevait en effet des affaires étrangères, plutôt mal vues à cause de l’adjectif. Notre demande ◀d’▶association au Marché commun prit pour certains une allure ◀de▶ Canossa sans agenouillement, donc sans pardon. Et notre arrivée tardive au Conseil de l’Europe n’a jamais été justifiée, — comme disaient mes instituteurs.
Qu’en est-il ◀de▶ la seconde objection que je citais : « Si cela se fait, par impossible, ce sera néfaste pour la Suisse » ?
Quatre groupes ◀d’▶arguments sont invoqués par les partisans ◀de▶ l’abstention. Je vais les résumer et y répondre.
Arguments politiques : La neutralité intégrale reste la base ◀de▶ notre indépendance et « l’étoile fixe sur laquelle se règle la politique étrangère ◀de▶ la Confédération »136. Adhérer à l’union européenne serait contraire à cette neutralité. La Suisse recevrait des ordres ◀d’▶un pouvoir extérieur, et c’en serait fait du rôle particulier qu’elle se réserve ◀d’▶invoquer plus souvent encore que d’autres nations, au nom de son action philanthropique (Croix-Rouge), ou diplomatique (représentation des intérêts d’autres pays en conflit, bons offices lors de la guerre ◀d’▶Algérie, permettant les accords ◀d’▶Évian). Il n’est donc pas question que la Suisse prenne la moindre initiative visant à l’union européenne au plan politique. Elle ne pourrait qu’y perdre son prestige international, et cette réserve originale qui fait qu’on la distingue encore parmi les 127 nations du monde actuel.
Réponse : la neutralité suisse a été garantie « dans les intérêts ◀de▶ l’Europe entière ». Or c’est l’union qui est aujourd’hui dans l’intérêt ◀de▶ tous les peuples ◀de▶ l’Europe. Si la neutralité fait obstacle à l’union, il faut en réviser les termes, comme les Suisses l’ont fait maintes fois, depuis qu’au xvie siècle les circonstances politiques intérieures les ont contraints à se retirer du jeu des puissances militaires. Autrement, ils courraient le risque ◀de▶ trahir leur mission spéciale, opposant leur statut particulier à ses considérants européens, c’est-à-dire le moyen à sa fin. Comme l’auraient fait les Waldstätten s’ils avaient décidé ◀d’▶interdire à tout le monde l’accès au col du Saint-Gothard sous prétexte qu’ils étaient chargés ◀de▶ le garder. La neutralité suisse n’est pas un dogme. Elle n’a jamais été qu’un moyen politique mis au service ◀de▶ notre indépendance ; elle n’est pas affirmée par la Constitution ; « elle ne fait pas partie ◀de▶ l’essence ◀de▶ la Confédération. »137 Pendant les seize années où il conduisit notre politique étrangère, dès 1945, M. Max Petitpierre eut pour devise : neutralité et solidarité. Vient un jour où il faut décider dans quelle mesure on peut limiter le second terme au nom du premier. Adhérer au Marché commun économique en refusant son « prolongement politique » — pour rester neutres à tout prix, serait « illusoire »138. « La situation internationale actuelle, économique, politique et militaire a, en fait, complètement transformé le sens, la portée et la réalité ◀de▶ notre neutralité. »139 Cette dernière est devenue en partie factice. La Suisse doit donc tendre à participer « sans réserve et ◀de▶ plein droit » à l’édification ◀de▶ l’Europe unie. Sinon, l’Europe qui se fera sans elle, risque bien ◀de▶ se faire contre elle, — c’est-à-dire contre son essence fédéraliste ; mais nous aurons perdu le droit auquel beaucoup d’entre nous tiennent le plus : le droit ◀de▶ nous plaindre.
À quoi l’on pourrait ajouter : 1° que s’il est vrai que notre neutralité a permis les interventions ◀de▶ la Croix-Rouge lors des conflits européens et celles ◀de▶ la diplomatie suisse lors de la guerre ◀d’▶Algérie, l’existence ◀d’▶une Europe unie serait peut-être capable ◀de▶ prévenir ces crises, et à coup sûr diminuerait très fortement les chances ◀de▶ leur retour à l’avenir ; 2° que la neutralité suisse, en s’absolutisant jusqu’à devenir tabou — traître est celui qui ose la discuter — a changé ◀de▶ nature et ◀de▶ finalité. Sortie ◀de▶ l’Histoire, en quelque sorte, elle n’est plus du tout celle que les Puissances garantirent en 1815, elle a perdu ses bases contractuelles. Déclarer, par exemple, que la Suisse se devrait ◀de▶ rester neutre, même en cas ◀de▶ conflit entre l’Europe d’une part, et l’URSS ◀de▶ l’autre (ou bien la Chine), c’est opérer un coup ◀d’▶État contre notre présent statut ◀de▶ neutralité, et c’est absurde : car la Suisse fait partie ◀de▶ l’Europe, qu’elle le veuille ou non ; et rester neutre entre l’Europe et ses ennemis, ce serait vouloir rester neutre entre nos ennemis et nous-mêmes. Neutres entre le pompier et l’incendie, entre le microbe et la maladie ! On ne voit guère quelles considérations philanthropiques pourraient être opposées sincèrement à cette thèse ◀de▶ simple bon sens.
Arguments constitutionnels : Si la Suisse adhérait à une union supranationale, le pouvoir fédéral serait amené à promulguer des décisions qui sont actuellement du ressort des cantons. Le droit ◀d’▶établissement, la législation du travail, le régime fiscal, pour ne citer que ces exemples, devraient être uniformisés selon des directives européennes. Ce serait contraire à la Constitution, et ce serait même la fin ◀de▶ notre fédéralisme, n’hésitent pas à déclarer ◀de▶ nombreux politiciens et journalistes.
Réponse : Le professeur Paul Guggenheim a démontré ◀d’▶une manière magistrale que l’adhésion ◀de▶ la Suisse à une Europe unie, et d’abord au Marché commun, n’entraînerait aucune violation ◀de▶ la Constitution actuelle. Si, dit-il, la Suisse se refuse à entrer sans réserve dans le Marché commun, elle ne saurait justifier ce refus par des motifs juridiques et des prétextes tirés ◀de▶ la démocratie directe, mais uniquement par des motifs politiques, qu’elle reste libre ◀d’▶avancer140. Et ceci nous renvoie au groupe ◀d’▶arguments précédent.
Arguments économiques : La Suisse a très bien réussi jusqu’ici, sans subordonner son économie à celle ◀d’▶un groupe ◀de▶ nations européennes. Elle tient à garder libres ses échanges avec le monde au-delà ◀de▶ l’Europe. En s’associant au Marché commun, par exemple, elle perdrait ◀de▶ nombreux avantages, bancaires notamment, et son agriculture serait gravement menacée. L’adhésion au Marché commun ne serait donc pas payante.
Réponse : La Suisse est située au cœur du Marché commun. Ce n’est évidemment pas avec le reste du monde (sans cesse invoqué par les abstentionnistes) qu’elle commerce le plus, mais avec les Six. Les chiffres globaux sont connus. En mai 1963, par exemple, nos importations provenaient pour 65,3 % des Six, pour 13,4 % des Sept, pour 21,3 % du reste du monde. ◀De▶ nos exportations, 2/3 allaient à l’Europe. Il est vrai que durant ce mois-là notre balance commerciale restait déficitaire avec l’Europe (◀de▶ 447 millions) tandis qu’elle était bénéficitaire (◀de▶ 51 millions) avec l’outre-mer. Mais il faut avouer que ◀de▶ tels chiffres ne suffisent pas à justifier notre refus ◀de▶ participer au Marché commun, ni d’ailleurs notre participation à l’AELE. La Suisse est si peu indépendante ◀de▶ l’Europe que l’immigration ◀de▶ main-d’œuvre européenne nécessaire à l’expansion ◀de▶ notre économie a dû passer ◀de▶ 90 000 personnes en 1950 à 800 000 en 1964. Que peuvent bien signifier dans une telle conjoncture, les rêveries ◀d’▶experts fédéraux qui, sans oser prôner une autarcie plus impossible encore chez nous qu’ailleurs, n’en affirment pas moins que, s’il le faut un jour, la Suisse fara da se et saura bien se défendre ? Nous ne sommes plus au défilé ◀de▶ Morgarten. Ce n’est pas avec des longues piques, des crampons ◀de▶ fer aux pieds et une résolution farouche, que nous pourrons faire face à une Europe unie — j’entends unie sans nous et malgré nous.
Arguments traditionalistes : Des représentants ◀de▶ l’industrie, et quelquefois ◀de▶ la culture, croient distinguer dans les projets ◀d’▶Europe unie une « politique ◀d’▶unification qui vise à mêler les peuples ◀d’▶Europe pour éliminer peu à peu les caractéristiques nationales et les remplacer par un sentiment européen », ainsi que le déclarait le 3 mai 1962 M. Homberger, directeur ◀de▶ l’Union suisse pour l’industrie et le commerce (dite Vorort).
Réponse : Il est clair qu’une Europe « une et indivisible » serait une catastrophe pour la Suisse. Mais personne ne la préconise en réalité. Il est clair en revanche qu’une Europe fédérée, respectueuse ◀de▶ ses diversités comme nous des nôtres, s’accorderait avec la vocation traditionnelle ◀de▶ la Suisse. Mais se fera-t-elle ? Voilà qui dépend ◀de▶ nous aussi. C’est à nous ◀de▶ faire valoir dans les conseils qui élaborent l’Europe future les avantages ◀de▶ la formule fédéraliste. Prétendre en conserver les bénéfices pour nous seuls serait le plus sûr moyen ◀de▶ les perdre.
Il n’est pas vrai, d’ailleurs, que l’union ◀de▶ l’Europe menace ◀d’▶effacer nos caractéristiques nationales. L’union ◀de▶ la Suisse, depuis 1848, n’a pas effacé nos caractéristiques cantonales. Et il est pour le moins bizarre qu’un porte-parole des industriels suisses accuse « la politique ◀d’▶unification » ◀de▶ vouloir « mêler les peuples ◀d’▶Europe ». Je rappelais tout à l’heure l’afflux des travailleurs étrangers en Suisse : ce n’est pas le Marché commun qui les amène, c’est l’expansion ◀de▶ l’industrie suisse, aux destinées ◀de▶ laquelle l’auteur ◀de▶ la déclaration que j’ai citée n’est pas tout à fait étranger. S’il croit vraiment que le mélange des peuples est un danger majeur pour son pays, il n’a pas le droit ◀d’▶en conclure qu’il faut refuser ◀de▶ rejoindre le Marché commun, mais il a le devoir ◀de▶ freiner l’expansion ◀de▶ l’industrie suisse, cause directe du « mal » en question, si c’en est un.
Mais il y a plus. Les traits typiques ◀de▶ ce pays ont changé avec les époques, et surtout par l’effet ◀de▶ la technique, laquelle n’a pas été créée par le mouvement ◀d’▶union européenne. ◀De▶ nos jours encore, à l’étranger, le nom ◀de▶ la Suisse évoque des vaches et des vachers, des fromages, des yodleurs et ◀de▶ gras pâturages. En fait, cette « caractéristique nationale » n’en est plus une depuis longtemps. Vers 1900 déjà, les Suisses vivant ◀de▶ l’agriculture ne représentaient plus qu’un tiers ◀de▶ la population totale. En 1969, c’est 7 %. On peut le déplorer, non le nier. On peut redouter que le contact vivant avec les traditions ◀de▶ l’ancienne Suisse, déjà rendu bien rare et difficile pour les habitants ◀de▶ nos grandes villes, soit définitivement interrompu pour ceux ◀de▶ la Mégalopolis qui menace ◀de▶ couvrir le Plateau, ◀de▶ Genève à Romanshorn, avant la fin du siècle, quand la population aura doublé. Mais que la Suisse entre ou non dans le Marché commun n’y changera rien. (À moins que notre isolement n’entraîne un retour à la misère naturelle du pays ?) Bref, ce n’est pas la Suisse de Morgarten, ◀de▶ Marignan, ou du xviiie siècle, ni même celle ◀de▶ 1848 qu’il s’agit ◀de▶ sauver aujourd’hui, mais bien la Suisse réelle du xxe siècle. Refuser ◀de▶ coopérer à l’édification ◀de▶ l’Europe unie, sous prétexte de sauvegarder des caractéristiques déjà perdues, déjà effacées par d’autres facteurs, c’est probablement refuser, au nom d’un mythe passéiste, le seul moyen ◀de▶ sauver la Suisse réelle. Ou c’est courir à l’aventure certaine, au nom d’une prudence aveugle, et sous le prétexte ◀d’▶une indépendance dont notre peuple n’est pas disposé plus qu’un autre à payer le prix exorbitant.
Autofreinage du fédéralisme
Tels étant les termes du débat que l’idée européenne suscite en Suisse, il faut bien reconnaître que, des deux côtés, une sorte ◀de▶ gêne empêche ◀d’▶aller en toute franchise au bout des arguments, au fond des choses. Elle s’explique peut-être en partie par nos coutumes précisément fédéralistes ◀de▶ tolérance calculée et ◀d’▶empirisme, qui supposent qu’on ne pousse pas sa pointe à fond et qu’on ne se laisse pas entraîner par une verve logique ou polémique qui risquerait ◀de▶ paraître peu réaliste, voire peu suisse. Mais je sens deux autres motifs à cette espèce ◀d’▶embarras. Ceux qui se réclament très haut ◀de▶ nos traditions savent bien que chacun sait qu’il s’agit ◀d’▶intérêts et que c’est le fait ◀de▶ maintenir ou ◀d’▶augmenter le chiffre ◀d’▶affaires qui définit le sens ◀de▶ la vie pour nos industriels « sérieux ». Et quant aux enthousiastes ◀de▶ l’Europe, ils savent qu’ils n’ont aucune espèce ◀de▶ chances ◀d’▶être écoutés s’ils proposent ◀de▶ renoncer à la neutralité : c’est devenu, dans la Suisse moderne, un crime ◀de▶ lèse-majesté. Personne n’ose donc crier trop fort, et c’est peut-être mieux ainsi. Mais notre peuple comprend mal ce qui est en jeu.
Je ne suis d’accord, pour ma part, ni avec ceux qui refusent l’Europe en prétextant notre neutralité, ni avec ceux (beaucoup plus rares d’ailleurs) qui voudraient que la Suisse renonce sans condition à toute idée ◀de▶ neutralité. Mon idéal très clair — mon utopie — est que la Suisse adhère un jour à une union européenne ◀de▶ type expressément fédéraliste, qui renoncerait à la guerre comme moyen politique. Une telle Europe reprendrait à son compte ce qui demeure valable et même indispensable dans la neutralité ◀d’▶une fédération. Il n’y a pas une chance qu’on nous offre cela, si nous, Suisses, ne le proposons pas. Mais quant aux chances que nous le proposions…
Tout le débat sur l’idée européenne paraît tourner dans notre presse autour de la défense des intérêts particuliers ◀de▶ la Suisse. Je diffère dans ce domaine ◀de▶ la majorité. Certes, je crois qu’une Europe fédérée sauverait seule à long terme nos diversités et nos intérêts bien compris, et qu’il est dangereusement irréalisable ◀de▶ raisonner comme s’il était possible ◀de▶ dissocier durablement notre salut ◀de▶ celui ◀de▶ l’ensemble européen. Mais quand j’aurais tort sur ce point, resterait l’autre aspect du problème : celui ◀de▶ nos responsabilités européennes en tant que Suisses, et comme État qui entend garder une raison ◀d’▶être. Il s’agit ◀de▶ savoir et ◀de▶ dire ce que nous avons à donner, et non pas seulement à sauver ; ce que l’Europe est en droit ◀d’▶attendre ◀d’▶une Suisse qui fait partie ◀de▶ sa communauté et qui en est largement bénéficiaire, et pas seulement ce que nous redoutons ◀de▶ l’action des autres.
Au cœur géographique et historique du continent européen, nous avons réussi beaucoup mieux que cette fameuse neutralité, — nécessité subie, à l’origine, dont nous fîmes peu à peu vertu à partir du xixe siècle — nous avons réussi notre fédéralisme ! Différent en ceci ◀de▶ la neutralité, il tient à l’essence même ◀de▶ notre État. C’est notre création majeure. Il nous oblige. Et en son nom, nous nous devons dorénavant ◀de▶ prendre des initiatives.
Aux deux solutions en présence, à l’échelle du continent : sacrifier les patries à l’union, ou sacrifier l’union aux égoïsmes qu’on déguise en patriotisme, la Suisse se doit ◀d’▶en opposer une troisième, la solution fédéraliste, qui maintient les patries et l’union. Mais je réitère : si la Suisse ne la préconise pas, qui le fera ?
Notre fédéralisme est peu connu, ou très mal connu hors de Suisse ; notre neutralité n’y est que trop connue. Pourquoi parler toujours ◀de▶ cette vertu qui ennuie, ◀de▶ cette pratique négative, quand nous avons cette expérience passionnante, remarquablement positive et tellement opportune à l’échelle mondiale ? Pourquoi cette timidité ? L’histoire n’est pas faite par des gens qui défendent leur position, mais bien par ceux qui créent des positions nouvelles. Ce que les Européens peuvent attendre ◀de▶ nous, ce n’est pas l’exposé lassant des raisons ◀de▶ notre réserve devant tout ce que d’autres entreprennent, mais c’est un plan ◀d’▶union qui nous convienne enfin, et auquel nous puissions adhérer « sans réserve et ◀de▶ plein droit ».
Mais énoncer un plan suppose une politique. Et c’est à quoi le gouvernement ◀de▶ notre fédération se refuse avec vigilance ; non parce qu’il est mauvais, mais au contraire parce qu’il s’en tient scrupuleusement à l’empirisme qui, jusqu’ici, a présidé avec succès aux destinées ◀de▶ notre pays. J’en donnerai un exemple tout récent : je le trouve dans les journaux ◀de▶ ce matin, 13 avril 1964.
Un député ◀de▶ Genève ayant demandé au Conseil fédéral ◀de▶ présenter un tableau ◀de▶ sa gestion « considérée dans ses grandes lignes et dans son ensemble », s’entend répondre par le Collège exécutif :
1° « Dans un pays comme le nôtre, les débats sur la politique générale risqueraient ◀d’▶être stériles… Le gouvernement demande à être jugé sur ses actes, non sur ses intentions. » (Ce qui revient à justifier l’opportunisme et le régime du fait accompli, c’est-à-dire du « trop tard mais je n’y puis rien, et tâchez ◀de▶ comprendre mes soucis… ».)
2° « L’on peut mesurer les difficultés que rencontrerait le Conseil fédéral s’il voulait tracer, même à grands traits, un programme ◀d’▶action pour l’année ou les années à venir. Cette procédure serait ◀de▶ nature à affaiblir la situation du gouvernement aux yeux du Parlement et du pays. »
Sur quoi l’un des journalistes romands qui commentent cette déclaration presque incroyable demande avec une sorte ◀de▶ cruel bon sens : « En quoi le fait ◀d’▶avoir un programme discréditerait-il le gouvernement aux yeux du Parlement et du peuple ? » Et il conclut : « Confusione hominum et providentia dei Helvetia regitur »141
Cet exemple est révélateur ◀d’▶une situation étrangement contradictoire. J’ai tenté ◀de▶ montrer pourquoi notre système est foncièrement hostile à ce que l’on nomme ailleurs la politique. Mais cette vertu fédéraliste se trouve être aujourd’hui le frein automatique à toute initiative capable ◀de▶ sauver notre régime fédéraliste en le faisant accepter au plan européen. Voici l’impasse digne des éléates, le problème insoluble en bonne logique : Comment faire valoir les succès ◀d’▶une morale ◀de▶ la modestie ?
La Suisse refusant ◀de▶ parler en faveur de sa propre formule, il reste à espérer que l’éloquence des faits prenne le relai ◀de▶ ce mutisme irrémédiable.
Éléments ◀de▶ prospective fédéraliste
La science actuelle nous révèle un univers en perpétuelle évolution vers un ordre et des formes ◀d’▶organisation de plus en plus complexes. Les régimes totalitaires, tendant vers l’uniforme, sont dans cette mesure régressifs. En revanche, pour la complexité, la Suisse ne craint personne ! Voici quelques raisons qui me portent à croire à l’avenir ◀de▶ ses formules.
1. Le monde ◀de▶ demain sera de plus en plus réduit quant aux distances, et tissé ◀de▶ réseaux ◀de▶ relations de plus en plus complexes et enchevêtrées. Les notions ◀de▶ succession logique et ◀de▶ séparation topographique des éléments distincts, hier dominantes dans l’ordonnance des choses et des États, céderont le pas aux notions ◀d’▶interaction et ◀de▶ simultanéité.
Distances dévalorisées ou abolies. Communications plus rapides ou instantanées. Interpénétration croissante des nationalités, races, groupes sociaux. Information audiovisuelle planétaire, pouvant être captée par tout individu muni ◀d’▶un récepteur ◀de▶ poche. Bi ou trilinguisme généralisé. Mobilité ou polyvalence professionnelle. Résidences multiples et nomadisme universel…
Dans un tel monde, les dimensions superficielles ◀d’▶une nation compteront ◀de▶ moins en moins, ses qualités culturelles de plus en plus, car elles seules seront perçues comme signes distinctifs. Ou encore : le poids brut ◀de▶ l’ensemble sera moins important que le poids spécifique ◀d’▶un peuple. Les frontières deviendront insensibles, tandis que les foyers ◀d’▶émission ou ◀de▶ condensation ◀d’▶énergies ◀de▶ toute nature composeront les cartes nouvelles, selon la formule médiévale des portulans, compliqués autant que l’on voudra.
On peut imaginer que les corps politiques à structures très complexes et les communautés à très forte densité culturelle seront alors les réalités les mieux définies et caractérisées, les plus propres à intégrer une multiplicité ◀de▶ groupes distincts, à les articuler dans la coexistence spirituelle et topographique, sans frontières territoriales qui les séparent, mais sans confusion et sans nivellement. L’identité ◀d’▶un peuple ou ◀d’▶une communauté ne sera plus définie par des arpenteurs, des cordons douaniers et des décrets simplistes et rigides promulgués par une capitale, mais par des propriétés analogues à celles qui distinguent les corps et les combinaisons chimiques, et par des types ◀de▶ structures des relations politiques et sociales. (Tout cela, presque inconcevable et parfaitement abstrait pour un esprit dix-neuviémiste, mais immédiatement perceptible, facilement maniable, et devenu comme naturel pour des générations formées par la technologie.) C’est dire tout l’avantage et l’avance effective ◀d’▶une communauté du type suisse sur des entités politiques trop vastes, unifiées par leur cadre plutôt que structurées ◀de▶ l’intérieur.
2. Les avantages moraux et civiques du petit pays sur la grande nation ont été formulés, depuis Rousseau, par tous les penseurs politiques suisses, théorisant d’après nature. Ainsi Jacob Burckhardt :
Le petit État existe pour qu’il y ait dans le monde un coin ◀de▶ terre où le plus grand nombre ◀d’▶habitants puissent jouir ◀de▶ la qualité ◀de▶ citoyens, au vrai sens du mot… Le petit État ne possède rien ◀d’▶autre que la véritable et réelle liberté par laquelle il compense pleinement les énormes avantages et même la puissance des grands États.
Alexandre Vinet constate que l’histoire des petites sociétés politiques « a souvent un caractère imposant qui manque à celle des empires. Elle est davantage l’histoire ◀de▶ la liberté. »
Le grand juriste Max Huber écrit pendant la dernière guerre :
À l’heure actuelle, notre destinée se révèle. Le sort nous a confié une conception ◀de▶ l’État dont la portée historique n’éclate aux yeux qu’aujourd’hui, un idéal national qui n’a pas ◀de▶ valeur pour nous seulement, mais pour l’Europe entière.
Au moment où le principe des nationalités domine toute la scène européenne comme une puissance satanique, au moment où les civilisations opposées s’entredéchirent, notre petit État revendique l’honneur ◀d’▶un idéal national dominant les nationalités et les unissant dans son sein.
Et Robert de Traz, dans le même temps :
Grâce au besoin qu’il a du reste du monde, le petit État échappe — ou devrait échapper — à l’exclusivisme, au fanatisme borné, à l’ignorance vaniteuse. Parce qu’il ne dispose pas ◀d’▶un empire, il s’alimente à l’univers. Ainsi lui est-il rendu plus facile ◀d’▶admettre ce qui ne lui ressemble pas.
Enfin Max Frisch :
Notre patrie est l’homme ; c’est à lui en premier lieu que doit aller notre fidélité ; que patrie et humanité ne s’excluent pas, voilà où réside le grand bonheur ◀d’▶être fils ◀d’▶un petit pays.
Dans le monde ◀de▶ demain, qui exigera un degré beaucoup plus élevé ◀d’▶organisation ◀de▶ la vie publique, les avantages du « petit » État, unité ◀de▶ base ◀de▶ toute fédération, ont ◀de▶ grandes chances ◀d’▶être confirmés, — et sans doute ◀de▶ s’étendre du plan moral, civique et politique, aux domaines ◀de▶ l’administration, ◀de▶ l’économie, ◀de▶ la culture en général et ◀de▶ la recherche en particulier. Bergson l’avait déjà remarqué : l’homme semble fait pour ◀de▶ petites sociétés. Disons plus : il n’y a pas ◀de▶ grandes sociétés possibles, car il n’y a plus ◀de▶ societas véritable quand les socii cessent ◀de▶ se sentir tels. Seule l’idéologie et la police ◀d’▶État les encadrent alors, sans les unir ni vraiment les organiser.
3. La planification se révèle plus efficace dans un milieu où les relais ◀d’▶exécution sont nombreux et organiquement distribués. Aux stades encore primitifs ◀de▶ la technique et du développement industriel, on pouvait croire que les décrets du Centre, géométriques et uniformes, assureraient seuls une bonne ordonnance ◀de▶ la production et des échanges, ou corrigeraient les excès et les crises du libéralisme là où il existait, et l’on baptisait « plan » l’ensemble ◀de▶ ces décrets, ce qui entraînait une confusion (qui dure encore dans beaucoup ◀d’▶esprits) entre étatisme, centralisation et planification. Mais dès les années 1950, on prend conscience un peu partout ◀de▶ la nécessité ◀de▶ décentraliser, déconcentrer, différencier, déléguer et distribuer les pouvoirs ◀d’▶initiative, ◀d’▶étude, ◀de▶ décision et ◀d’▶exécution. Et l’on découvre le principe des dimensions optima ◀d’▶une activité, ◀d’▶une ville, ◀d’▶un pays… Or c’est bien là le principe déterminant ◀de▶ l’analyse dichotomique qui opère continuellement la distinction entre les possibilités ◀d’▶existence autonome et les nécessités ◀de▶ mise en commun ou ◀de▶ création ◀d’▶instruments communs. C’est dire qu’on redécouvre la méthode du fédéralisme authentique. Toute l’évolution prévisible ◀de▶ nos sociétés va dans ce sens.
L’un des thèmes favoris des sociologues actuels est l’étude des ensembles régionaux et des « métropoles » constituant les unités ◀de▶ base ◀d’▶une économie bien liée à des réalités sociales et culturelles autant que géographiques. La dévalorisation croissante des frontières nationales doit libérer le dynamisme des régions, traditionnelles et nouvelles. Déjà, l’on essaie ◀d’▶évaluer l’optimum ◀de▶ population ◀d’▶une région qui serait capable ◀de▶ fonctionner ◀d’▶une manière autonome, et l’on propose en France le chiffre ◀de▶ six millions : il coïncide, par hasard, et pour l’instant, avec celui ◀de▶ notre population.
Question : La Suisse ne sera-t-elle pas, d’ici à vingt ans, trop grande pour ses institutions fédérales — et en même temps trop petite pour assurer ses tâches internationales ? Je pense qu’il n’y a pas lieu ◀de▶ le redouter si elle continue ◀d’▶appliquer les principes du fédéralisme et ses méthodes ◀d’▶analyse : celles-ci marquent avec précision le moment où les instruments ◀de▶ certaines activités, trop onéreuses ou par nature trop vastes pour l’unité ◀de▶ base, doivent être construits en commun avec d’autres régions voisines. Seuls, ces réseaux superposés ◀d’▶interdépendance fédérale peuvent assurer l’indépendance relative (car il n’en existe pas ◀d’▶autre) ◀d’▶une communauté politique, et procurer à ses habitants les meilleures chances ◀de▶ plein emploi ◀de▶ leurs facultés142.
Trois utopies : pays pilote, parc national ou district fédéral européen ?
1. Toutes ces raisons — et quelques autres dont on ne peut pas traiter ici143 — font objectivement ◀de▶ la Suisse une sorte ◀de▶ pays pilote ◀de▶ l’avenir européen.
Dépositaire ◀de▶ la formule qui paraît la mieux adaptée aux conditions du monde ◀de▶ demain, elle serait donc désignée plus que tout autre pour jouer le rôle ◀d’▶initiatrice ◀de▶ l’union fédérale du continent.
Elle consulterait ses élites intellectuelles et politiques, les cantons, les villes principales, et les grandes organisations professionnelles, et concerterait avec elles les termes ◀d’▶un projet ◀de▶ fédération politique ◀de▶ l’Europe entière. Ce projet, compatible par définition avec les raisons ◀d’▶être ◀de▶ l’État suisse (quitte à prévoir certains aménagements internes) serait ensuite présenté aux dix-neuf États de l’Europe de l’Ouest144. Il serait présenté au nom de notre idéal et ◀de▶ notre usage du fédéralisme, mais « dans les intérêts ◀de▶ l’Europe entière ». Même s’il n’était pas accepté en fin de compte, il aurait pour effets inévitables :
— ◀de▶ poser clairement le problème du régime politique ◀de▶ l’Europe ◀de▶ demain, jamais encore abordé ◀de▶ front par les États, ni même par l’opinion publique mal éclairée. (Qui sait vraiment ce que signifie le fédéralisme ?)
— ◀d’▶exonérer la Suisse du reproche perpétuel ◀de▶ profiter des guerres qui ruinent les autres, pour se retirer ensuite dans sa prospérité en invoquant sa situation particulière dans un sens toujours négatif, — alors que cette même situation pourrait à juste titre être invoquée comme faisant au pays qui en bénéficie une particulière obligation ◀d’▶intervenir en faveur du bien commun ◀de▶ l’Europe.
Telle serait à mes yeux la mission positive ◀de▶ la Suisse. Mais j’ai montré pour quels motifs, en apparence paradoxaux bien qu’historiquement explicables, elle croit devoir s’y refuser. Pendant longtemps encore, et sans doute trop longtemps pour qu’un revirement puisse s’opérer en temps utile — avant que les jeux européens soient faits —, elle choisira ◀de▶ se réserver.
2. Ce dernier terme évoque irrésistiblement l’idée ◀de▶ transformer la Suisse entière en une sorte ◀de▶ réserve gardée, ◀de▶ parc national ◀de▶ l’Europe.
Refusant ◀de▶ se faire les missionnaires ◀de▶ leur propre fédéralisme, les Suisses en deviendraient les gardiens ◀de▶ musée. En lieu et place des mots d’ordre ◀d’▶une action militante et réaliste, les clichés ◀de▶ l’helvétisme populaire accueilleraient le touriste à l’entrée ◀de▶ chaque salle : Guillaume Tell, père ◀de▶ la plus vieille démocratie, ce petit peuple pacifique, ce petit peuple égalitaire où la femme n’a pas le droit ◀de▶ vote mais « cuit à l’électricité », six siècles ◀de▶ fédéralisme, pédagogie universelle et mutuelle, terre ◀de▶ refuge (des hommes jadis, et des capitaux aujourd’hui), secret des banques et confort hôtelier, libres pour travailler et neutres à jamais. On arrêterait les frais ◀de▶ l’Histoire, une fois les Mirages payés. On mettrait le pays sur la touche. On augmenterait judicieusement le prix du lait pour maintenir une paysannerie indispensable à la figuration. On surveillerait « l’occupation des lits » et la moyenne des « nuitées ». On donnerait l’heure au monde entier, et pour la modestie, on ne craindrait plus personne.
Cette image convenue ◀de▶ la Suisse ◀de▶ naguère ne ferait sourire ou ricaner qu’une infime minorité formée ◀d’▶intellectuels et ◀de▶ citoyens conscients. Elle flatterait les désirs secrets ◀de▶ la plupart de mes compatriotes. Mieux encore : je soupçonne qu’elle symbolise un idéal presque trop beau pour être vrai aux yeux de l’immense majorité des masses modernes, en Europe et ailleurs : confort technique dans une belle nature, paix assurée, et pas ◀d’▶Histoire.
Mais il suffit que l’Histoire continue sur un seul point ◀de▶ la planète pour transformer cet idéal en utopie.
Au surplus, les réalités ont déjà dépassé cette fiction helvétique. Il est trop tard pour la reconstituer, à supposer qu’elle ait jamais été conforme à autre chose qu’au rêve des Suisses, à la littérature romantique et aux intérêts du tourisme.
3. Entre ces deux visions ◀d’▶un comportement suisse, dont l’une serait, dit-on, prématurée, tandis que l’autre est sûrement périmée, le « malaise suisse » demeure le seul avenir certain. Mais il est ◀de▶ la nature ◀d’▶un malaise ◀de▶ se terminer plus ou moins vite par un retour à la santé, une maladie déclarée, ou la mort.
Je n’oublie pas que le discours est ◀d’▶une logique plus exigeante que l’histoire réelle des hommes et des nations : ses dilemmes sont plus clairs, mais rarement résolus. Il n’en arrive pas moins que les nations, comme les individus, meurent ◀d’▶accident. En général, c’est par manque ◀d’▶attention, et pour n’avoir pas cru aux conseils les plus simples. À une Suisse qui ne veut ou ne peut assumer ni son avenir ni son passé, que peut-on conseiller qui ne soit à la fois prématuré et périmé, ou simplement trompeur comme un tranquillisant ?
Il est certain que l’Europe « se fera » un jour ou l’autre. Il est probable qu’elle sera faite d’ici 1980. Et l’on n’imagine pas qu’elle puisse se faire sur d’autres bases et selon d’autres règles que celles ◀d’▶un fédéralisme plus ou moins bien compris d’ailleurs, amélioré, dénaturé, réinventé tant que l’on voudra, mais indéniable,—ou c’est qu’il n’y aura plus ◀d’▶Europe. À mi-chemin entre le temps où j’écrivais le Message final du premier Congrès ◀de▶ l’Europe à La Haye, et le temps où l’Europe unie sera sans doute un fait accompli, je propose mon dessein raisonnable ◀d’▶un avenir possible ◀de▶ la Suisse. En voici le principe très simple.
Les mêmes raisons qui veulent qu’une fédération soit gouvernée par un collège, et non par un seul homme, veulent que son centre ne soit pas une capitale, mais bien un District fédéral.
La fédération européenne n’étant pas une création sur table rase, mais l’aboutissement ◀d’▶un très long processus historique, englobant des siècles ◀d’▶histoire commune à tous nos peuples et les diversités que l’on sait, le District fédéral ne saurait être, lui non plus, une création synthétique édifiée sur un terrain vague — il n’y en a d’ailleurs plus ◀d’▶assez vaste dans l’Europe ◀de▶ 1980.
Le District fédéral doit être situé au centre du continent.
Il doit être facile à fermer et à défendre en temps ◀de▶ troubles, mais ◀d’▶accès facile en temps ◀de▶ paix.
Il ne peut être qu’un petit pays, cependant très diversifié et si possible ◀de▶ tradition fédéraliste.
Enfin, il doit accepter ◀de▶ demeurer, en tant qu’État, à l’écart des luttes politiques qui se jouent à l’échelle du continent.
Ces conditions idéales se trouvent réunies par la Suisse, d’ailleurs gardienne traditionnelle des valeurs et des réalités ◀d’▶intérêt commun pour l’Europe. De même qu’au xiii e siècle les premiers cantons avaient reçu l’immédiateté impériale pour défendre le col du Gothard au nom de la communauté européenne du Saint-Empire, de même la Confédération se voit dotée ◀d’▶un statut spécial, ◀d’▶une sorte ◀d’▶immédiateté fédérale, en devenant le District européen.
Les Autorités ◀de▶ la fédération européenne ont leur siège dans ses villes principales, Zurich, Genève et Bâle, à vingt minutes ◀d’▶avion l’une ◀de▶ l’autre ; Berne restant le siège du gouvernement suisse.
Ces Autorités sont placées sous la protection ◀de▶ l’armée suisse : un million ◀de▶ mobilisables et le réduit national des Alpes, centré sur le Gothard.
Des dispositions spéciales préviennent toute ingérence particulière des affaires suisses dans les affaires fédérales européennes145.
La Suisse, qui n’inquiète personne, se voit ainsi réinstallée et confirmée dans son statut traditionnel : sa neutralité, son inviolabilité et son indépendance ◀de▶ toute influence étrangère sont reconnues solennellement, pour des motifs nouveaux plus forts que les anciens, comme étant « dans les vrais intérêts ◀de▶ l’Europe entière ».
Premières réactions prévisibles : un État-capitale ferait peur aux autres. La Suisse perdrait dans cette affaire son indépendance et ses caractéristiques nationales. Ce serait vouloir soumettre toute l’Europe à la Suisse. Allez donc en parler à Berne, vous serez bien reçu ! etc.
Je ne vois rien ◀de▶ consistant ni ◀de▶ raisonnable dans aucun ◀de▶ ces arguments, qui se contredisent d’ailleurs deux à deux. Mon dessein, ne l’oublions pas, est à mi-chemin entre une initiative prise par la Suisse et une absence totale ◀de▶ projet qui ferait ◀de▶ ce pays un musée. Il est modeste, sans excès.
Je vois en revanche beaucoup de motifs ◀d’▶angoisse pour l’avenir prochain ◀de▶ la Suisse si elle persiste en son double refus ◀de▶ participer et ◀d’▶initier, et ne se prépare pas pour un tiers terme.
Le Suisse moyen pensera ◀de▶ mon « utopie » que c’est bien joli, mais que nous ne sommes pas faits pour le rôle, et que le reste ◀de▶ l’Europe va peut-être sourire… Le sourire est inévitable. Et puis viendra la réflexion, la décision.
Je me mets dans la peau du Parisien, du Viennois ou du Bruxellois, candidats naturels ou déjà désignés à devenir les citoyens ◀d’▶une capitale ◀de▶ l’Europe. « Il était temps que ces petits Suisses nous offrent autre chose que leurs leçons. Mais ils vont peut-être un peu fort. Ils ne voulaient rien être dans l’Union, les voilà qui se proposent comme pays-capitale ! Leurs hôteliers n’y perdraient rien. Les fonctionnaires européens s’ennuieraient vite dans la patrie du Ranz des Vaches… Mais après tout, si notre capitale n’est pas retenue, au bout du compte, plutôt que ◀d’▶en choisir une autre, va pour la Suisse ! » On passe au vote : la Suisse sort bonne première, étant seconde sur chaque bulletin.
Je ne m’attends pas à voir mon dessein raisonnable discuté sérieusement par la Suisse officielle. Je vais donc le faire à sa place.
Nos dirigeants se refusent expressément à toute espèce ◀de▶ programme politique, autant dire à toute politique qui ne se résume pas à faire valoir nos bonnes raisons ◀de▶ n’en avoir aucune, — et c’est ce que l’on appelle « se réserver », à Berne. Il se peut que cette attitude soit la seule qui convienne à un petit pays, pluraliste, et neutre au surplus. Nul projet mieux que le mien ne saurait la servir ! Il ne suppose en somme qu’une seule initiative, qui mettrait fin à toute nécessité ◀d’▶en prendre d’autres, plus risquées, sur le plan international. En devenant ◀d’▶une certaine manière le bien commun ◀de▶ toute l’Europe, que perdrions-nous ? Les seuls droits dont nous refusions obstinément ◀de▶ faire usage ! Et nous y trouverions en revanche les garanties qui faisaient de plus en plus défaut à une neutralité menacée ◀de▶ désuétude par l’entente établie entre nos grands voisins. Les risques ◀de▶ guerre qui subsistent ne sont plus nationaux, mais mondiaux : rêver ◀de▶ s’y soustraire ne serait ni réaliste ni défendable moralement.
Et maintenant, en tant que citoyen, j’essaie ◀d’▶imaginer mes réactions devant un projet comme le mien, s’il émanait ◀d’▶un étranger. Supposons la chose faite, que devient mon pays ?
Ma première impression, c’est que la Suisse n’est plus à l’écart ◀de▶ l’Europe et participe sans arrière-pensées à ses destins, mais qu’elle reste en même temps préservée. Le grand réseau des relations continentales et nos petits réseaux serrés ◀de▶ relations cantonales et communales coexistent et se superposent sans interférences gênantes. À Genève, depuis le temps ◀de▶ la SDN, vie internationale et vie locale se croisent et se traversent sans fusion ni mélange, les longueurs ◀d’▶onde étant nettement distinctes. Et s’il y a contamination, ce n’est pas dans le sens qu’un vieux Genevois pouvait redouter. « Molotov, comme tout le monde, d’ici huit jours ira jeter du pain aux cygnes », me disait le chef ◀de▶ la police municipale à la veille ◀d’▶une grande conférence. Notre climat passe pour être apaisant.
Dans une Suisse devenue terre ◀d’▶Europe, comme elle fut jadis terre ◀d’▶Empire, je ne vois pas ◀de▶ motifs ◀de▶ craindre qu’il y ait plus ◀d’▶« étrangers envahissants » que le tourisme et l’industrie ne s’efforçaient naguère ◀d’▶en attirer, les uns payants et les autres payés. D’ailleurs, ces étrangers cessent bientôt ◀de▶ l’être, à mesure qu’ils découvrent, en quittant l’autoroute, le vrai pays — celui que nous seuls pourrions dénaturer. C’est eux, souvent, qui retiennent notre main, qui nous alertent, plus sensibles à des saveurs, à des beautés ◀de▶ nature, à des bontés humaines que nous ne savions plus discerner. Amour des choses, des paysages, des accents, révélations qui vous naturalisent, Européens ◀de▶ tous pays, d’un seul coup, pour un rien mais qui fait tout sentir : désormais vous avez compris, et tous les livres, et celui-ci, n’y pourront ajouter grand-chose.
Trois décis ◀d’▶un petit vin blanc frais ◀de▶ Lavaux ou ◀de▶ Tourbillon et une assiette ◀de▶ viande des Grisons en fines tranches transparentes, dans une vaste auberge odorante au bord d’un lac ou au cœur du pays des collines. Une matinée près des glaciers ruisselants ◀de▶ lumière et ◀d’▶eaux vives à 2000 mètres, parmi les pâturages à l’herbe rase, plantes grasses, petites fleurs intenses. Une place ◀de▶ bourg aux maisons peintes en rouge et ocre, hérissées ◀d’▶enseignes baroques. Les façades blanches ◀de▶ l’Engadine. Les palais rustiques ◀de▶ Soglio. La rade ◀de▶ Genève illuminée aux soirs ◀d’▶été. Les petits déjeuners sur un balcon ◀d’▶hôtel, à Montreux, devant les Alpes translucides. Et ces wagons spacieux aux larges baies, glissant en silence dans la pluie entre les collines, les usines, les châteaux, les quartiers modernes ◀d’▶une ville indéfinie longuement interrompue par des prés et des bois secrets. Les quais ◀de▶ gare où toutes les races du monde se mêlent à nos derniers paysans dans une odeur ◀de▶ bouillon Maggi et ◀de▶ cigares ◀de▶ Brissago, qui étaient ce que Joyce préférait en Suisse. Et cette façon ◀de▶ vous dire merci quatre ou cinq fois, quand vous achetez une carte postale, un timbre, cette gentillesse qui étonne même les Américains, et qui est la preuve exquise ◀d’▶une civilisation. Et puis au-delà des apparences aimables ou rudes, sentimentales, austères ou savoureuses, cette densité ◀de▶ cultures différentes, et tant ◀d’▶histoire présente en tous ses âges, du couvent au laboratoire dans les glaciers, ◀de▶ Paracelse aux industries chimiques, aux guérisseurs ◀de▶ l’Appenzell, aux prix Nobel. Et cette science ou cet art ◀de▶ la vie communale, du Pacte primitif aux syndics ◀de▶ village. Et beaucoup de lourdeur, ◀de▶ brusquerie, ◀d’▶accents qui ont fait rire toute la France (mais par Grock et Michel Simon), et souvent, chez un homme du peuple à la belle tête taillée en bois ◀d’▶arolle, celle ◀de▶ Ramuz, comme chez un patricien ◀de▶ l’intelligence, Jacob Burckhardt, ces mêmes yeux larges et scrutateurs, ce regard maîtrisé, sans illusions, qui taxe le réel à sa juste valeur.
J’ai parlé de plus ◀d’▶un peuple dans mes livres, pour l’avoir vécu, ◀d’▶assez près et pour l’avoir intimement aimé. L’Europe centrale, les États-Unis, la France surtout. J’ai dit un jour ◀de▶ la France : C’est le pays du monde dont je préfère me plaindre. La Suisse est le pays dont je souhaite le plus qu’il communique sa grâce très secrète à l’avenir européen.
Car la Suisse détient un mystère, ou plutôt elle est ce mystère. Il m’a fallu longtemps, beaucoup ◀d’▶étude, ◀d’▶éloignement, ◀de▶ retours étonnés, pour me voir contraint ◀de▶ l’admettre.
Saura-t-elle un jour l’exprimer par le verbe, l’œuvre ou l’action, sinon le cri, qu’on attend ◀d’▶elle ? Ici bat le cœur ◀de▶ l’Europe. C’est ici que l’Europe devrait se déclarer, jurer son Pacte et se constituer. La Suisse fondrait alors en elle sa destinée, fidèle à son être profond, des origines à ses plus hautes fins. Ce rêve peut devenir vrai demain, et il doit l’être, mais le sera-t-il jamais si nous restons muets ? Malgré tout ce qui nous retient mais nous pousse en même temps et nous oblige, je veux le croire avec Victor Hugo :
La Suisse, dans l’Histoire, aura le dernier mot.
Mais encore faut-il qu’elle le dise !