(1973) Articles divers (1970-1973) « Ce que la Suisse peut apporter à l’Europe (19 mars 1970) » p. 3

Ce que la Suisse peut apporter à l’Europe (19 mars 1970)c

On assiste depuis quelque temps à un effort de rapprochement entre la CEE et les pays de l’AELE. Pour l’instant, les principales préoccupations sont d’ordre économique. Pensez-vous, Denis de Rougemont, que c’est là la meilleure voie pour une intégration future de l’Europe ?

Eh bien ! beaucoup de gens se figurent — surtout en Suisse — que c’est la seule voie sérieuse. Que ce qu’il y a de sérieux quand on parle de l’Europe, c’est uniquement l’économie. C’est une considérable illusion à mon sens, mais qui explique pourquoi la Suisse n’est entrée que dans l’AELE et a refusé jusqu’ici d’entrer dans la CEE. Parce que l’AELE n’a que des buts économiques, n’a jamais voulu viser à autre chose qu’à des avantages commerciaux, par exemple, qui sont ceux du libre-échange, tandis que la CEE n’a jamais caché depuis le début qu’elle avait des visées politiques. La Suisse, pensant que les visées politiques, c’était de l’utopie ou que c’était dangereux, a voulu se borner à l’économie, c’est-à-dire à ce qui pouvait servir les intérêts réputés sérieux, surtout sur les bords du lac de Zurich, comme vous le savez. Vous me demandez si c’est la meilleure voie ? Je vous répondrai évidemment non, car s’il n’y avait que les questions économiques qui se posaient, nous aurions tout avantage à faire appel aux Américains, à les laisser travailler en Europe et à nous « américaniser » au maximum. Si nous répugnons à le faire, si nous pensons que le problème européen dépasse celui d’une simple organisation de notre économie, si nous ne voulons pas être « américanisés », comme on le dit tous les jours, c’est qu’il y a d’autres choses qui sont non moins sérieuses que l’économie, qui sont même beaucoup plus sérieuses, qui sont, par exemple, nos libertés, nos modes de vie… Et c’est à cause de cela que nous devons faire l’Europe par d’autres voies que l’économie.

On peut donc prévoir d’autres formes d’intégration pour l’Europe. Elles se dessinent au sein de la CEE, comme vous venez de l’expliquer…

Une unité commune

Il faut beaucoup plus même que la CEE à mon sens. L’intégration de l’Europe… disons, d’un mot moins savant, l’union de l’Europe doit s’opérer sur tous les plans. Elle doit être sociale autant qu’économique, elle doit être technique, elle doit être universitaire, scientifique, politique et culturelle. Car, en fait, si nos peuples ont une possibilité d’union, c’est parce qu’il y a, à la base de notre histoire, une unité. C’est sur une unité que l’on peut fonder une union solide. Quelle est cette unité ? Eh bien ! de culture. Il n’y a pas de cultures nationales, contrairement à ce que l’on nous a appris à l’école. Il n’y a qu’une grande culture européenne qui vient de nos ancêtres communs : grecs, romains, juifs, par le christianisme, germains, celtes, un petit peu arabes, un petit peu slaves. Nous avons tout cela en commun. Tous les procédés de nos beaux-arts, tous les procédés de nos littératures autant que nos techniques, les thèmes de nos réflexions historiques, tout cela est complètement commun à tous les Européens. N’a jamais été l’apanage d’un seul de nos pays. Ne s’est jamais arrêté aux frontières actuelles de nos pays, qui n’existaient pas pendant tout le Moyen Âge, notamment, où la culture européenne existait bel et bien. Donc, sur cette unité de culture qui est commune aux Suisses et à tous les voisins de ce pays, on peut édifier une union. Je dis bien : une « union » et non pas une unification. Car la seule union que je vois possible pour l’Europe, et la seule à laquelle la Suisse puisse adhérer de tout cœur, c’est une union dans la diversité. C’est-à-dire une union qui, comme celle des vingt-deux cantons suisses, respecte les diversités qui tout de même subsistent sur ce fond d’unité.

Denis de Rougemont, à votre point de vue, un écrivain allemand ou suisse alémanique est très proche d’un écrivain français ou espagnol ?

Beaucoup plus qu’il ne pense. Par l’ensemble des procédés que les uns et les autres utilisent. Par exemple — prenons les choses très en gros — en Europe, on fait depuis des siècles des tableaux de chevalet, des romans, des pièces de théâtre, on donne des concerts. Eh bien ! tout cela n’existait pas dans les autres cultures, où l’on n’écrivait que de la littérature religieuse, sacrée. En Inde, par exemple, il n’y a pas de romans qui racontent des petites histoires qui se passent tous les jours. Il n’y a que des écrits religieux, de la sculpture religieuse dans les temples, de la peinture religieuse. Ce n’est qu’en Europe que l’on a utilisé tous ces procédés tels que le sonnet, le tableau, la symphonie. Toutes ces choses-là sont des créations communes à tous les Européens et rapprochent naturellement tous les artistes de l’Europe…

… que l’on pourrait englober dans une forme de culture occidentale. Mais dans ces hypothèses d’intégration sous toutes ses formes, quelles qu’elles soient, quelle part pourrait prendre la Suisse ?

Beaucoup à apporter

Alors, je pense que la réponse est simple. La Suisse a beaucoup à apporter dans l’union de l’Europe. Elle a à apporter ce qu’elle est, ce qu’elle est devenue au cours des siècles, c’est-à-dire la formule fédérale. C’est sur cette formule-là que la Suisse s’est faite peu à peu, qu’elle s’est créée sous la forme d’une confédération en 1848. Et depuis lors, elle essaie d’approfondir cette formule, celle-là même qui pourrait servir de modèle à l’Europe.

On rejoint la pensée de votre livre : La Suisse ou l’histoire d’un peuple heureux, où vous écrivez : « L’Europe fédérée reste la seule solution praticable. » Pensez-vous que la Suisse comprenne exactement ce qu’est le fédéralisme ?

Le fédéralisme est l’une des choses les plus difficiles à comprendre, et même à vivre, que je connaisse. De toutes les doctrines politiques, c’est certainement la plus difficile à expliquer parce que, pour bien la comprendre, il faut penser ensemble des choses qui ont l’air de s’exclure logiquement. Il faut penser, par exemple : union et diversité en même temps. Il faut penser à l’égalité des petits États avec des grands. Il faut penser à une quantité de choses qui répugnent à la logique.

J’entendais l’autre jour encore à la télévision suisse romande : « La Suisse doit être modeste, elle doit proportionner ses interventions sur le plan de la politique étrangère à sa modeste importance… (entendant par là — je pense — le fait que c’est un petit pays, qui n’a qu’une petite armée, encore que ce soit la plus forte d’Europe !)… que ce n’est pas une grande puissance comme les États-Unis ou la Russie… » J’estime que c’est là une attitude tout à fait erronée, car ce qui fait le poids, l’autorité d’un pays dans le monde, ce qui donne du poids à ses interventions dans le domaine de la politique étrangère, de la politique générale, ce sont les initiatives, les exemples qu’il peut donner, les initiatives qu’il peut prendre. Si l’importance politique d’un pays était mesurée uniquement à sa taille, à l’importance de son armée et de son économie, comment expliquer que les États-Unis n’aient pas gagné tout de suite la guerre contre le petit Vietcong ? Pourquoi ? Ils n’ont pas osé utiliser toutes leurs forces, la bombe atomique notamment, parce qu’ils auraient eu contre eux l’opinion du monde entier. Ce n’est donc pas du tout la force, comme on le répète toujours, qui dirige le monde, c’est beaucoup plus l’opinion. Les Américains savent qu’il y a en face d’eux un pays qui agit beaucoup sur l’opinion d’une partie du monde : la Russie. La Russie qui n’agit pas du tout par la force de ses armées mais par la force de sa doctrine, d’un certain idéal communiste. Les États-Unis savent qu’ils ne peuvent opposer à cet idéal qu’un idéal démocratique et de liberté, et qu’ils l’illustrent fort mal en faisant la guerre du Vietnam.

Voilà pourquoi je pense qu’un petit pays comme la Suisse aurait les plus grandes chances d’agir sur le plan international s’il avait le courage de prendre des initiatives. De prendre notamment cette initiative de proposer une formule fédérale pour l’union de l’Europe. Car cette proposition-là, elle sortirait de toute son histoire, elle sortirait de ce que nous sommes, nous Suisses, dont nous avons à prendre toujours mieux conscience naturellement, et elle aurait une grande autorité. On la suivrait. On suivrait la Suisse, si petite qu’elle soit, parce qu’elle aurait une grande idée.

La Suisse, si petite qu’elle soit, n’aurait pas seulement un rôle de parti minoritaire à jouer au sein de cette grande Europe…

Prendre conscience

… Non ! Elle aurait un rôle qui serait peut-être décisif, qui serait de donner justement la formule de l’avenir européen. Naturellement, avant que la Suisse soit capable de le faire, de le proposer sur un plan international, il faut que nous autres, les Suisses, prenions conscience plus claire de ce qu’est notre fédéralisme, des richesses de cette formule chez nous. Il faut que nous l’appliquions de mieux en mieux, que nous cessions de penser que fédéralisme signifie repli sur soi dans chaque canton, alors que c’est collaboration entre les cantons. Pour maintenir leurs autonomies, il faut bien qu’ils se mettent tous ensemble. Aucun d’entre eux ne pourrait se défendre tout seul contre les puissants voisins. Ils n’ont pu défendre leurs petites autonomies qu’en se groupant. Eh bien ! il faudrait appliquer cette formule maintenant au-delà de nos frontières, ne pas l’arrêter à nos frontières cantonales, ne pas l’arrêter à notre frontière nationale, mais voir plus loin, voir qu’il y a des tâches qui sont de dimensions continentales, européennes, et que la raison, le bon sens et la formule suisse même veulent que l’on étende le fédéralisme à la dimension des tâches nouvelles qui se posent aux hommes.

À vous entendre, Denis de Rougemont, le citoyen suisse, qui appartient à ce peuple heureux que vous décrivez, ne semble pas très prêt à assumer les responsabilités nouvelles qu’implique la formation de l’Europe puisqu’il manque d’initiative ?

Qu’en sait-on ? Est-ce qu’on a jamais demandé aux Suisses ce qu’ils pensaient de l’Europe et d’une intégration de l’Europe, d’une intégration, je dis bien, selon la formule fédérale, la seule qui puisse être acceptable aux yeux des Suisses ? On n’a jamais fait cette enquête, que je sache. Alors que voulez-vous qu’il se passe ? Dans ces conditions, le Suisse moyen, l’homme de la rue, quand on lui demande ce qu’il pense de l’Europe, répète naturellement ce qu’il a entendu dire à la radio, à la télévision, ce qu’il lit dans la presse, ce qu’il entend dans les discours de ses hommes d’État, de ses députés. Eh bien ! il faut que cela change, lentement. On lui a trop dit pendant trop longtemps : « Restons surtout sur la réserve, restons bien modestes dans notre petit coin, ne nous rendons pas ridicules en proposant de grandes choses… » Il faut que cela cesse ; et c’est une question d’éducation ; cela doit commencer à l’école déjà. Je connais heureusement beaucoup de professeurs secondaires et même de maîtres primaires qui ont adopté ce point de vue, qui se mettent à enseigner l’histoire, la géographie, l’instruction civique, dans un esprit européen.

Voilà qui va former de nouvelles générations, lesquelles seront complètement d’accord d’entrer dans une Europe unie. Elles trouveront même bien curieux que l’on ne l’ait pas encore fait. Elles nous reprocheront — à la génération des aînés — d’avoir gardé une prudence exemplaire, qui n’est exemplaire pour personne et qui fait que nous sommes restés à la traîne loin derrière les autres. Alors que toute notre histoire — je le répète — toute notre vocation historique nous indique que nous avons à prendre maintenant une belle initiative sur le plan européen. Et pour cela, je fais confiance au Conseil fédéral qui me paraît tout à fait disposé dans ce sens, à en juger par les récentes déclarations des hommes qui sont chargés notamment de nos affaires étrangères.