Quatrième partie
La Suisse, dans l’▶avenir européen
◀Le▶ régime que ◀l’▶on vient de décrire est, dans ◀l’▶Histoire, l’un des derniers venus. Si ◀l’▶on représente par une journée ◀la▶ période des civilisations un peu connues et qui va des peintures ◀de▶ Lascaux, pièges magiques, jusqu’aux pièges cosmiques ◀de▶ nos laboratoires, ◀le▶ fédéralisme n’apparaît qu’au cours des cinq dernières minutes.
Quelques instants ◀d’▶histoire locale, dans ◀le▶ temps ; et dans ◀l’▶espace, quelques arpents ◀de▶ relief rude situés vers ◀le▶ milieu ◀de▶ cette péninsule européenne ◀de▶ ◀l’▶Asie qui occupe à peine 4 % des terres du globe : c’est à quoi j’ai borné mon attention. ◀Les▶ avions ◀de▶ demain survoleront ◀la▶ Suisse en si peu de temps que la plupart des voyageurs ne s’en apercevront même pas. Cet objet ◀de▶ mon étude, ce petit corps politique, n’est-il pas destiné à tomber rapidement en désuétude, dans un monde en pleine mutation démographique, technologique et culturelle ? C’est ce que nous porterait à croire une forme ◀de▶ pensée certes courante encore, mais qui est elle-même anachronique : celle du propriétaire terrien, gérant ◀d’▶un État national. Or, nous avons vu que ◀la▶ Suisse n’est pas d’abord un territoire mais une fonction. Son importance n’est pas celle ◀d’▶un domaine, mais ◀d’▶une structure ◀de▶ relations. Elle ne se mesure pas en kilomètres carrés, en tonnes ◀de▶ blé ou ◀de▶ minerai, en divisions mobilisables : elle dépend ◀de▶ ◀l’▶efficacité et ◀de▶ ◀la▶ fécondité ◀d’▶une formule ◀d’▶organisation, ◀d’▶une méthode ◀d’▶articulation des groupes humains ◀de▶ toute nature et ◀de▶ leurs activités différenciées.
◀La▶ Suisse, dépositaire ◀d’▶une formule politique
◀La▶ question ◀de▶ ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀la▶ Suisse se ramène donc à ◀la▶ question ◀de▶ ◀l’▶avenir du fédéralisme.
Cette formule, lentement élaborée par ◀les▶ hommes qui ont fait ce pays, sera-t-elle applicable dans ◀le▶ monde ◀de▶ demain, et d’abord dans ◀l’▶Europe unie ?
Tel est ◀le▶ point ◀de▶ perspective ◀de▶ tout mon livre.
Je suis remonté aux origines ◀de▶ notre histoire, et j’ai suivi son labyrinthe, ◀de▶ ◀la▶ liberté des communes et des allégeances impériales jusqu’à cette renaissance des régions dans ◀l’▶allégeance européenne, qui peut marquer ◀la▶ fin du siècle. Et ce faisant j’ai passé par-dessous ◀la▶ période des nationalismes et des « terribles simplificateurs ». ◀Le▶ labyrinthe était un raccourci ! Voilà qui me paraît typique ◀de▶ ce pays : pendant des siècles, on croit s’en tenir à ◀l’▶ancien, on accepte ◀de▶ retarder sur ◀l’▶évolution des voisins, mesurée en étapes dynastiques, révolutions, conquêtes et « malheurs exemplaires » ; mais on ne cesse ◀d’▶innover sans ◀le▶ savoir, et soudain ◀l’▶on débouche en plein avenir, parce qu’on n’a pas lâché ◀le▶ fil du réel.
J’ai décrit des institutions qui me sont apparues à la fois anachroniques et futuristes, tout encombrées ◀de▶ survivances illogiques, mais peut-être ◀les▶ mieux adaptées, ou adaptables, à ◀la▶ société en devenir et à ses réseaux ◀de▶ forces infiniment complexes.
Enfin, je me suis interrogé sur ◀la▶ fonction ◀de▶ nos élites créatrices et sur ◀la▶ morale civique dans un peuple à tel point composite qu’il se distingue par là même ◀de▶ tout autre, mais préfigure peut-être ◀le▶ régime qui sera celui des peuples ◀de▶ ce continent, quand leurs nations ne seront plus que des cantons, toutes distances et frontières abolies, ou peu s’en faut.
Et maintenant, ◀croix▶ ◀de▶ vallées et ◀croix▶ ◀de▶ fleuves, pays crucial, dépositaire ◀d’▶une formule décisive pour ◀l’▶avenir européen, ◀la▶ Suisse va-t-elle garder son secret pour elle seule ?
◀L’▶Europe, demain
Prenons ◀les▶ grandes dimensions ◀de▶ notre planète en mutation. C’est ◀l’▶Europe qui a tout déclenché, et son rôle reste décisif. C’est elle qui a créé ◀la▶ notion ◀de▶ genre humain — ignorée ou niée en Orient — par ◀les▶ stoïciens et ◀les▶ Pères de l’Église ; et ◀la▶ notion ◀de▶ droit des gens par Vitoria, Suárez, Grotius, Vattel et Kant. Et c’est elle qui a fourni ◀les▶ instruments techniques ◀de▶ communication entre ◀les▶ peuples. Parler ◀de▶ monde uni, ◀d’▶humanité, que ce soit pour ou contre ◀l’▶Occident d’ailleurs, c’est parler un langage européen. Or ◀l’▶Europe doit s’unir pour durer, j’entends pour continuer à exercer demain sa vocation mondialisante : pas une seule ◀de▶ ses petites nations n’y peut suffire, et ◀les▶ plus grandes — en termes de naguère — sont petites au regard des empires neufs.
Toute ◀la▶ question se ramène alors à savoir quelles formes ◀d’▶union ◀les▶ Européens vont choisir. Trois formules leur sont proposées, et sont en principe concevables.
a) ◀L’▶Europe des États (faussement dite des patries, expression d’ailleurs corrigée par de Gaulle lui-même) consisterait en un système ◀de▶ pactes politiques et militaires, et ◀de▶ traités économiques entre pays prétendus souverains. C’est ◀la▶ formule ◀d’▶une Sainte-Alliance des monarques, transposée au niveau ◀d’▶États laïques et en majorité républicains. C’est dérisoire face aux empires, c’est en retard sur ◀les▶ réalités (car ◀les▶ Six sont déjà bien au-delà), et c’est évidemment inadéquat aux exigences reconnues ◀de▶ ce siècle. Ultime tentative pour prolonger ◀le▶ statut des nations dites « souveraines », mais qui ne ◀le▶ sont plus qu’au niveau des discours, cette Europe minima ne saurait être qu’une forme ◀de▶ transition tactique vers une union plus sérieuse et concrète. On en passera par là, probablement, mais pourquoi s’y arrêter ? Car ◀l’▶Histoire n’en fera rien. ◀L’▶Europe a sécrété ◀le▶ nationalisme qui infecte aujourd’hui ◀la▶ terre entière. On attend qu’elle produise ◀les▶ anticorps ◀de▶ ce virus qui, par deux fois, a bien failli causer sa fin. Et au surplus, ce qui demeure profondément valable dans ◀l’▶intention avouée des partisans ◀de▶ ◀l’▶Europe des États ou des patries, j’entends ◀la▶ volonté ◀de▶ sauvegarder ◀les▶ diversités ◀de▶ ◀l’▶Europe, voilà qui ne saurait être réalisé que par ◀l’▶union ◀de▶ type fédéraliste. ◀L’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ Suisse des cantons apparaît décisif à cet égard.
b) ◀L’▶Europe unifiée à ◀l’▶image ◀de▶ ◀l’▶État français, c’est-à-dire culturellement uniformisée et administrativement centralisée. « Une foi, une loi, un roi. » Ein Volk, ein Reich, ein Führer. Des puissances économiques et des équipes ◀de▶ technocrates en lieu et place des anciens partis et des équipes ◀de▶ politiciens professionnels. Certes, ◀les▶ tentatives unitaires ◀de▶ Napoléon et ◀d’▶Hitler ont avorté, au prix qu’on sait, mais rien ne prouve que ◀les▶ moyens modernes, manipulés par ◀le▶ Kremlin ou par ◀la▶ Maison-Blanche et ◀le▶ Pentagone, n’arriveraient pas à imposer cette unification tout extérieure aux dépens de ◀l’▶union réelle. Toutefois, une unité économique massive ◀de▶ plusieurs centaines ◀de▶ millions des meilleurs travailleurs du monde créerait une telle puissance matérielle que, justement, ◀l’▶on ne peut imaginer que l’un des deux « Grands » ◀la▶ souhaite. Et personne en Europe ne ◀la▶ propose : il est trop clair que cette formule totalitaire mais sans doctrine millénariste et sans passion ne sauverait ◀le▶ corps qu’au prix de ◀l’▶âme, autant dire pour bien peu de temps. Broyant toutes nos diversités traditionnelles, elle causerait à court terme une chute ◀de▶ potentiel, un accroissement ◀de▶ ◀l’▶entropie qui feraient perdre à ◀l’▶Europe ses vrais atouts. ◀Le▶ monde entier en pâtirait et se sentirait appauvri. Au reste, Napoléon n’a réussi qu’à provoquer des réactions nationalistes, et Hitler des mouvements ◀de▶ résistance. Une troisième tentative ne manquerait pas ◀de▶ provoquer d’autres formes ◀de▶ refus, allant ◀de▶ ◀la▶ totale passivité civique à des éclats ◀d’▶anarchie névrotique.
Et quant à ceux — nombreux en Suisse — qui déclarent que ◀le▶ Marché commun vise en réalité à ce type ◀d’▶unité, c’est qu’ils ignorent visiblement ◀les▶ processus ◀de▶ décision en vigueur dans ◀les▶ Communautés : rien qui ressemble davantage, en fait, aux complexités que j’ai décrites dans la deuxième partie ◀de▶ cet ouvrage, à cette différence près que ◀les▶ six États conservent des pouvoirs que nos cantons ont abandonnés depuis longtemps.
◀L’▶Europe ◀de▶ formule unitaire me paraît donc une utopie non seulement dangereuse mais sans avenir.
c) ◀L’▶Europe fédérée reste ainsi ◀la▶ seule solution praticable. Unir 19 États à ◀l’▶ouest (plus 6 à ◀l’▶est un jour ou l’autre) en un corps politique assez puissant pour sauvegarder et garantir ◀l’▶autonomie ◀de▶ chacun ◀de▶ ses membres, c’est un problème parfaitement homologue à celui que ◀la▶ Suisse a résolu, avec ses 25 petits cantons souverains. ◀La▶ différence des superficies était certes importante au temps des diligences. Tout a changé avec ◀l’▶avion. Avant 1848, un député ◀de▶ Genève ou des Grisons devait compter deux ou trois jours pour se rendre à ◀la▶ Diète fédérale, alors qu’un député ◀de▶ Stockholm ou ◀d’▶Athènes est à quelques heures ◀de▶ Strasbourg, et encore plus près de Bruxelles. Pratiquement, ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui est plus petite que n’était ◀la▶ Suisse à ◀l’▶époque où elle s’est fédérée. Et ◀les▶ disparités ◀de▶ coutumes ou ◀de▶ richesse, ◀de▶ langue, ◀de▶ confession, voire ◀de▶ régimes, ne sont guère plus marquées ou plus frappantes entre ◀les▶ États de l’Europe qu’elles ne ◀l’▶étaient entre ◀les▶ cantons suisses avant 1848 ; à tout ◀le▶ moins ne sont-elles pas ◀d’▶une autre essence.
Si ◀l’▶on admet que ◀l’▶anarchie des souverainetés ne peut durer, mais qu’en revanche ◀les▶ diversités réelles ne peuvent être nivelées par décrets, on cherche en vain quelle solution a ◀la▶ moindre chance ◀de▶ succès, s’agissant ◀d’▶unir nos pays, hors une solution fédérale. Ici, ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ Suisse…
On s’écrie aussitôt qu’il ne saurait être question ◀d’▶imiter ce modèle, ridiculement réduit, à ◀l’▶échelle des glorieuses et vieilles nations ◀de▶ ◀l’▶Europe. J’attends qu’on me démontre pourquoi, et je souhaite qu’on ◀le▶ fasse un jour en pleine connaissance de cause, j’entends en connaissance précise du modèle que ◀l’▶on dit ne pouvoir imiter. (Ceux qui invoquent des raisons ◀de▶ prestige, c’est quelquefois parce qu’ils n’en ont pas d’autres.)
Mais laissons cela, pour ◀le▶ moment. Même si ◀l’▶Europe refuse ◀de▶ s’inspirer ◀de▶ ◀la▶ Suisse, il reste que ◀la▶ Suisse dépend ◀de▶ ◀l’▶Europe, et que ◀la▶ forme que prendra ◀l’▶inévitable union européenne rendra possible ou non ◀l’▶avenir ◀de▶ ce pays.
Une Europe des États conviendrait à ravir à ◀la▶ majorité ◀de▶ nos dirigeants politiques et industriels, mais elle nous perdrait tous tant que nous sommes, dans ◀l’▶espace ◀d’▶une génération.
Une Europe unitaire, c’est finis Helvetia, sans commentaires.
Mais une Europe fédérale, seule possible pour nous comme pour ◀l’▶Europe — qui ◀la▶ propose ?
◀Les▶ Suisses devant ◀le▶ projet ◀d’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe
◀La▶ Suisse est née ◀de▶ ◀l’▶Europe et en détient ◀le▶ secret. Formée du xive au xvie siècle dans ◀le▶ Saint-Empire et par lui, ayant reçu ses premières libertés pour assurer ◀la▶ grand-garde du Gothard, elle a seule conservé jusqu’à nos jours ◀le▶ principe ◀de▶ ◀l’▶Empire ◀d’▶Occident, ◀l’▶union sans unification, qui est ◀l’▶idée fédéraliste.
Entre-temps ◀les▶ nations se constituent, se multiplient, s’absolutisent, et prouvent leur souveraineté par ◀de▶ glorieux massacres, qui sont ◀le▶ principal ◀de▶ ◀l’▶histoire qu’elles enseignent à partir du xixe siècle. ◀Les▶ voix suisses qui s’élèvent au plan européen ne cessent ◀de▶ dénoncer ces démences collectives.
C’est comme « citoyen ◀de▶ Genève » que Rousseau signe ses exposés critiques du projet ◀de▶ paix perpétuelle ◀de▶ ◀l’▶abbé de Saint-Pierre, puis ses Considérations sur ◀le▶ gouvernement ◀de▶ Pologne, ouvrage moins connu mais ◀d’▶un intérêt considérable pour un lecteur ◀d’▶aujourd’hui. Comme dans ◀le▶ Contrat social, il s’y fait ◀l’▶avocat ◀d’▶une confédération ◀de▶ nos pays inspirée du « corps germanique », des états généraux ◀de▶ Hollande, et ◀de▶ ◀la▶ Ligue helvétique132. ◀L’▶Europe unie qu’il appelle ◀de▶ ses vœux ne serait nullement unifiée par un despote ou par une idéologie : elle devrait être une Europe des cités, formée ◀de▶ très petits États « où tous ◀les▶ citoyens se connaissent mutuellement », mais qu’unissent ◀les▶ liens ◀d’▶une « commune législation… et subordination au corps ◀de▶ ◀la▶ république ». C’est une Europe intégralement fédéraliste qu’il préconise, et son module, en dernière analyse, n’est rien ◀d’▶autre que ◀la▶ cité ◀de▶ Genève !
Un peu plus tard, ◀le▶ Schaffhousois Jean de Müller, dans sa Vue générale ◀de▶ ◀l’▶Histoire du Genre humain (1797), annonce comme Rousseau que « tous ◀les▶ États de l’Europe courent à leur ruine », faute ◀d’▶un principe ◀d’▶union, et que si leurs divisions persistent, ◀l’▶avenir appartiendra « soit à ◀la▶ Russie, soit à ◀l’▶Amérique ».
Germaine de Staël est suisse dans ◀la▶ mesure où elle ouvre des perspectives européennes, soit par son action personnelle à Coppet, où ◀les▶ meilleurs esprits ◀de▶ nos diverses nations se lient ◀d’▶amitié, soit par des livres comme ◀De▶ ◀l’▶Allemagne, qui rétablissent ◀la▶ circulation internationale des idées, malgré ◀les▶ jacobins et le Premier Empire.
Benjamin Constant n’est pas seulement ◀l’▶auteur ◀de▶ ◀l’▶Esprit ◀de▶ conquête, pamphlet classique contre ◀l’▶esprit ◀d’▶hégémonie et ◀de▶ centralisme national, mais c’est lui qui rédige, pendant ◀les▶ Cent-Jours, ◀le▶ projet ◀de▶ fédération européenne133 que signe — hélas ! il est trop tard — Napoléon. Et son fédéralisme préfigure ◀le▶ régime qui va triompher à ◀l’▶échelle suisse : « ◀La▶ variété, c’est ◀l’▶organisation : ◀l’▶uniformité, c’est du mécanisme. ◀La▶ variété, c’est ◀la▶ vie : ◀l’▶uniformité, c’est ◀la▶ mort. »
Au même moment, ◀la▶ Sainte-Alliance des rois donne une finalité expressément européenne à ◀la▶ neutralité ◀de▶ ◀la▶ Suisse indépendante. Et tandis que se forment dans ◀le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶Europe des nations unitaires sur ◀le▶ modèle français, promises aux guerres nationalistes et coloniales, seule ◀la▶ Suisse réussit à unir ses cantons selon ◀la▶ maxime impériale ◀de▶ ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité.
Proudhon s’est peut-être souvenu ◀de▶ son passage à Neuchâtel (où il fut un temps typographe) en écrivant son grand livre, Du Principe fédératif ; mais il est bien certain qu’un ◀de▶ ses contemporains, J. C. Bluntschli, s’est inspiré directement ◀de▶ ◀l’▶expérience suisse en rédigeant son Projet ◀d’▶Organisation ◀d’▶une société ◀d’▶États européens (1879). Auteur du Code civil ◀de▶ son canton natal, Bluntschli connaît ◀les▶ mécanismes ◀de▶ notre vie civique : il n’hésite pas à ◀les▶ proposer en modèle pour ◀l’▶édification ◀de▶ ◀l’▶Europe. Selon lui, ◀la▶ « nationalité suisse possède au plus haut degré un caractère très international », et c’est ce type ◀d’▶union pluraliste qui peut seul assurer ◀la▶ paix ◀de▶ ◀l’▶Europe. « Si cet idéal ◀de▶ ◀l’▶avenir se réalise un jour, écrit-il en 1875, ◀la▶ nationalité suisse devra s’incorporer à ◀la▶ communauté ◀de▶ ◀la▶ Grande Europe. ◀De▶ cette façon, elle n’aura pas vécu en vain ni sans gloire »134. Pratiquement ignoré ◀de▶ nos jours par ◀les▶ fédéralistes européens, ◀le▶ projet très précis du juriste zurichois reste une des hypothèses ◀de▶ travail ◀les▶ plus fécondes dont ◀les▶ constituants ◀de▶ ◀l’▶Europe à venir puissent tenir compte.
Au xxe siècle, c’est encore en Suisse (dans ◀les▶ années 1930), que le premier mouvement ◀de▶ militants fédéralistes européens voit ◀le▶ jour : ◀l’▶Europa-Union. Et c’est sur sa convocation qu’au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre, à Hertenstein (septembre 1946), des militants issus ◀de▶ ◀la▶ Résistance ◀de▶ plusieurs pays rédigent une déclaration qui va servir ◀de▶ base à ◀la▶ création ◀de▶ ◀l’▶Union européenne des fédéralistes. Celle-ci groupe rapidement une vingtaine ◀de▶ mouvements nationaux, et plus ◀de▶ 100 000 membres. Elle tient son premier congrès à Montreux, en septembre 1947, date que ◀l’▶on peut considérer comme ◀le▶ point ◀de▶ départ ◀de▶ ◀l’▶action politique européenne. En effet, c’est au cours du congrès ◀de▶ Montreux que germe ◀l’▶idée ◀de▶ réunir des états généraux ◀de▶ ◀l’▶Europe. Cette idée aussitôt adoptée conduit à ◀la▶ convocation du Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe, à La Haye, au mois ◀de▶ mai 1948. ◀De▶ La Haye naît ◀le▶ Mouvement européen, qui propose et obtient en neuf mois ◀la▶ création du Conseil de l’Europe. ◀L’▶impulsion est donnée, ◀l’▶opinion se réveille, ◀les▶ hommes d’État ◀le▶ sentent, et ◀le▶ reste va s’ensuivre : plan Schuman, Communauté du charbon et ◀de▶ ◀l’▶acier, tentative avortée ◀d’▶une Communauté ◀de▶ Défense, puis réussite du Marché commun des Six et réplique des Sept ◀de▶ ◀l’▶AELE, essor ◀de▶ ◀l’▶économie européenne, discussion généralisée sur ◀les▶ formes que va devoir prendre ◀l’▶union politique ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Impossible ◀d’▶omettre, dans ce bref historique, ◀les▶ aspects culturels du mouvement et ◀le▶ rôle qu’y jouent des Suisses. ◀Le▶ congrès ◀de▶ La Haye ayant préconisé ◀la▶ création ◀d’▶un Centre européen de la culture, celui-ci s’organise à Genève et convoque aussitôt une grande conférence qui se tient à Lausanne en décembre 1949. ◀De▶ cette conférence et ◀de▶ ◀l’▶action du CEC vont naître successivement : ◀le▶ Laboratoire européen ◀de▶ recherches nucléaires (CERN) à Genève, ◀la▶ Fondation européenne ◀de▶ ◀la▶ culture, à Genève également (aujourd’hui à Amsterdam), et une série ◀d’▶initiatives groupant des instituts universitaires, des festivals ◀de▶ musique, des éditeurs, des éducateurs, des historiens, des spécialistes des cultures ◀d’▶outre-mer, etc. La première chaire européenne est créée en 1957 par ◀l’▶Université ◀de▶ Lausanne. Une nouvelle conférence européenne ◀de▶ ◀la▶ culture, sur ◀le▶ thème « ◀L’▶Europe et ◀le▶ Monde » se tient à Bâle en 1964, sous ◀le▶ haut patronage du Conseil fédéral.
Ainsi ◀l’▶idée européenne semble avoir trouvé son climat autant que son modèle en Suisse. Rousseau, Vattel, Constant, Müller, mais aussi Jacob Burckhardt, Robert de Traz auteur ◀de▶ ◀L’▶Esprit ◀de▶ Genève et Gonzague de Reynold auteur ◀de▶ Formation ◀de▶ ◀l’▶Europe méritent une place ◀de▶ choix dans toute anthologie ◀de▶ ◀l’▶idée européenne135. C’est en Suisse que Mazzini publie en 1836 ◀le▶ manifeste et ◀les▶ journaux ◀de▶ ◀la▶ Jeune Europe. C’est en Suisse que ◀le▶ fondateur du Mouvement paneuropéen, ◀le▶ comte Coudenhove-Kalergi, établit son quartier général. C’est en Suisse que Churchill choisit ◀de▶ parler ◀de▶ ◀l’▶Europe, et que ◀la▶ même année, 1946, les premières Rencontres internationales ◀de▶ Genève prennent pour thème « ◀L’▶Esprit européen ». Et j’ai marqué ◀la▶ filiation — trop mal connue — qui va ◀de▶ Hertenstein au congrès ◀de▶ Montreux, du congrès ◀de▶ Montreux à celui ◀de▶ La Haye, puis au Conseil de l’Europe à Strasbourg, ◀d’▶où ◀l’▶on débouche sur ◀l’▶ensemble complexe, en plein mouvement, du grand projet européen.
Mais tout cela, c’est ◀la▶ Suisse idéale, réputée « microcosme ◀de▶ ◀l’▶Europe », et ce sont quelques Suisses entreprenants qui ◀l’▶ont permis. Qu’a fait, pendant ce même temps, ◀la▶ Suisse légale ? Et que pensaient ◀les▶ Suisses moyens ?
Motifs ◀de▶ ◀la▶ réserve suisse
Des lendemains ◀de▶ ◀la▶ Seconde Guerre mondiale jusqu’aux environs ◀de▶ 1960, il faut reconnaître que nos autorités et notre presse ont été dans ◀l’▶ensemble pour ◀le▶ moins réservées, et que notre peuple ◀l’▶est sans doute plus encore, s’agissant du projet européen. ◀Le▶ scepticisme dominait, et comme on tient pour réaliste, en politique, ◀les▶ partis pris ◀de▶ ◀la▶ majorité et ses routines, ◀le▶ projet ◀d’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe passait généralement pour chimérique. « Fumeux idéalisme ! Subversion ◀de▶ nos vieilles coutumes ! Temps perdu ! Ça ne se fera jamais ! » Je me souviens ◀d’▶un débat devant ◀le▶ micro, en février 1953, au cours duquel l’un ◀de▶ nos plus célèbres professeurs ◀de▶ sciences politiques déclara au sujet du pool charbon-acier, comme on appelait à ◀l’▶époque ◀la▶ CECA : 1° que ce pool n’était pas réalisable, et 2° qu’il serait néfaste pour ◀la▶ Suisse, à cause de ses incidences sur nos transports. Trois jours plus tard, le premier train ◀de▶ charbon libre ◀de▶ droits ◀de▶ douane, traversait ◀la▶ frontière franco-allemande. Bien d’autres faits, non moins patents, devaient réduire l’une après l’autre ◀les▶ objections du scepticisme invétéré (ou faut-il dire traditionnel ?) qui tendait à paralyser non seulement toute initiative ◀de▶ ◀la▶ Suisse, mais aussi ◀l’▶imagination et ◀la▶ faculté ◀de▶ prévision ◀de▶ ceux qui faisaient notre opinion. ◀L’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe s’avérait bel et bien réalisable, puisqu’elle devenait réalité, mais elle nous prenait par surprise, et chaque démarche ◀de▶ nos gouvernants pour rejoindre ◀l’▶histoire en train de se faire, semblait prématurée aux yeux de nos sages et ◀de▶ nos experts, quoique trop tardive aux yeux du reste ◀de▶ ◀l’▶Europe. Notre entrée à ◀l’▶OECE fut accueillie avec méfiance par ◀la▶ presse moyenne ◀de▶ ◀la▶ Suisse allemande : elle relevait en effet des affaires étrangères, plutôt mal vues à cause de ◀l’▶adjectif. Notre demande ◀d’▶association au Marché commun prit pour certains une allure ◀de▶ Canossa sans agenouillement, donc sans pardon. Et notre arrivée tardive au Conseil de l’Europe n’a jamais été justifiée, — comme disaient mes instituteurs.
Qu’en est-il ◀de▶ la seconde objection que je citais : « Si cela se fait, par impossible, ce sera néfaste pour ◀la▶ Suisse » ?
Quatre groupes ◀d’▶arguments sont invoqués par ◀les▶ partisans ◀de▶ ◀l’▶abstention. Je vais ◀les▶ résumer et y répondre.
Arguments politiques : ◀La▶ neutralité intégrale reste ◀la▶ base ◀de▶ notre indépendance et « ◀l’▶étoile fixe sur laquelle se règle ◀la▶ politique étrangère ◀de▶ ◀la▶ Confédération »136. Adhérer à ◀l’▶union européenne serait contraire à cette neutralité. ◀La▶ Suisse recevrait des ordres ◀d’▶un pouvoir extérieur, et c’en serait fait du rôle particulier qu’elle se réserve ◀d’▶invoquer plus souvent encore que d’autres nations, au nom de son action philanthropique (Croix-Rouge), ou diplomatique (représentation des intérêts d’autres pays en conflit, bons offices lors de ◀la▶ guerre ◀d’▶Algérie, permettant ◀les▶ accords ◀d’▶Évian). Il n’est donc pas question que ◀la▶ Suisse prenne ◀la▶ moindre initiative visant à ◀l’▶union européenne au plan politique. Elle ne pourrait qu’y perdre son prestige international, et cette réserve originale qui fait qu’on ◀la▶ distingue encore parmi ◀les▶ 127 nations du monde actuel.
Réponse : ◀la▶ neutralité suisse a été garantie « dans ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀l’▶Europe entière ». Or c’est ◀l’▶union qui est aujourd’hui dans ◀l’▶intérêt ◀de▶ tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe. Si ◀la▶ neutralité fait obstacle à ◀l’▶union, il faut en réviser ◀les▶ termes, comme ◀les▶ Suisses ◀l’▶ont fait maintes fois, depuis qu’au xvie siècle ◀les▶ circonstances politiques intérieures ◀les▶ ont contraints à se retirer du jeu des puissances militaires. Autrement, ils courraient ◀le▶ risque ◀de▶ trahir leur mission spéciale, opposant leur statut particulier à ses considérants européens, c’est-à-dire ◀le▶ moyen à sa fin. Comme ◀l’▶auraient fait ◀les▶ Waldstätten s’ils avaient décidé ◀d’▶interdire à tout le monde ◀l’▶accès au col du Saint-Gothard sous prétexte qu’ils étaient chargés ◀de▶ ◀le▶ garder. ◀La▶ neutralité suisse n’est pas un dogme. Elle n’a jamais été qu’un moyen politique mis au service ◀de▶ notre indépendance ; elle n’est pas affirmée par ◀la▶ Constitution ; « elle ne fait pas partie ◀de▶ ◀l’▶essence ◀de▶ ◀la▶ Confédération. »137 Pendant ◀les▶ seize années où il conduisit notre politique étrangère, dès 1945, M. Max Petitpierre eut pour devise : neutralité et solidarité. Vient un jour où il faut décider dans quelle mesure on peut limiter le second terme au nom du premier. Adhérer au Marché commun économique en refusant son « prolongement politique » — pour rester neutres à tout prix, serait « illusoire »138. « ◀La▶ situation internationale actuelle, économique, politique et militaire a, en fait, complètement transformé ◀le▶ sens, ◀la▶ portée et ◀la▶ réalité ◀de▶ notre neutralité. »139 Cette dernière est devenue en partie factice. ◀La▶ Suisse doit donc tendre à participer « sans réserve et ◀de▶ plein droit » à ◀l’▶édification ◀de▶ ◀l’▶Europe unie. Sinon, ◀l’▶Europe qui se fera sans elle, risque bien ◀de▶ se faire contre elle, — c’est-à-dire contre son essence fédéraliste ; mais nous aurons perdu ◀le▶ droit auquel beaucoup d’entre nous tiennent ◀le▶ plus : ◀le▶ droit ◀de▶ nous plaindre.
À quoi ◀l’▶on pourrait ajouter : 1° que s’il est vrai que notre neutralité a permis ◀les▶ interventions ◀de▶ ◀la▶ Croix-Rouge lors des conflits européens et celles ◀de▶ ◀la▶ diplomatie suisse lors de ◀la▶ guerre ◀d’▶Algérie, ◀l’▶existence ◀d’▶une Europe unie serait peut-être capable ◀de▶ prévenir ces crises, et à coup sûr diminuerait très fortement ◀les▶ chances ◀de▶ leur retour à ◀l’▶avenir ; 2° que ◀la▶ neutralité suisse, en s’absolutisant jusqu’à devenir tabou — traître est celui qui ose ◀la▶ discuter — a changé ◀de▶ nature et ◀de▶ finalité. Sortie ◀de▶ ◀l’▶Histoire, en quelque sorte, elle n’est plus du tout celle que ◀les▶ Puissances garantirent en 1815, elle a perdu ses bases contractuelles. Déclarer, par exemple, que ◀la▶ Suisse se devrait ◀de▶ rester neutre, même en cas ◀de▶ conflit entre ◀l’▶Europe d’une part, et ◀l’▶URSS ◀de▶ l’autre (ou bien ◀la▶ Chine), c’est opérer un coup ◀d’▶État contre notre présent statut ◀de▶ neutralité, et c’est absurde : car ◀la▶ Suisse fait partie ◀de▶ ◀l’▶Europe, qu’elle ◀le▶ veuille ou non ; et rester neutre entre ◀l’▶Europe et ses ennemis, ce serait vouloir rester neutre entre nos ennemis et nous-mêmes. Neutres entre ◀le▶ pompier et ◀l’▶incendie, entre ◀le▶ microbe et ◀la▶ maladie ! On ne voit guère quelles considérations philanthropiques pourraient être opposées sincèrement à cette thèse ◀de▶ simple bon sens.
Arguments constitutionnels : Si ◀la▶ Suisse adhérait à une union supranationale, ◀le▶ pouvoir fédéral serait amené à promulguer des décisions qui sont actuellement du ressort des cantons. ◀Le▶ droit ◀d’▶établissement, ◀la▶ législation du travail, ◀le▶ régime fiscal, pour ne citer que ces exemples, devraient être uniformisés selon des directives européennes. Ce serait contraire à ◀la▶ Constitution, et ce serait même ◀la▶ fin ◀de▶ notre fédéralisme, n’hésitent pas à déclarer ◀de▶ nombreux politiciens et journalistes.
Réponse : ◀Le▶ professeur Paul Guggenheim a démontré ◀d’▶une manière magistrale que ◀l’▶adhésion ◀de▶ ◀la▶ Suisse à une Europe unie, et d’abord au Marché commun, n’entraînerait aucune violation ◀de▶ ◀la▶ Constitution actuelle. Si, dit-il, ◀la▶ Suisse se refuse à entrer sans réserve dans ◀le▶ Marché commun, elle ne saurait justifier ce refus par des motifs juridiques et des prétextes tirés ◀de▶ ◀la▶ démocratie directe, mais uniquement par des motifs politiques, qu’elle reste libre ◀d’▶avancer140. Et ceci nous renvoie au groupe ◀d’▶arguments précédent.
Arguments économiques : ◀La▶ Suisse a très bien réussi jusqu’ici, sans subordonner son économie à celle ◀d’▶un groupe ◀de▶ nations européennes. Elle tient à garder libres ses échanges avec ◀le▶ monde au-delà ◀de▶ ◀l’▶Europe. En s’associant au Marché commun, par exemple, elle perdrait ◀de▶ nombreux avantages, bancaires notamment, et son agriculture serait gravement menacée. ◀L’▶adhésion au Marché commun ne serait donc pas payante.
Réponse : ◀La▶ Suisse est située au cœur du Marché commun. Ce n’est évidemment pas avec ◀le▶ reste du monde (sans cesse invoqué par ◀les▶ abstentionnistes) qu’elle commerce ◀le▶ plus, mais avec ◀les▶ Six. ◀Les▶ chiffres globaux sont connus. En mai 1963, par exemple, nos importations provenaient pour 65,3 % des Six, pour 13,4 % des Sept, pour 21,3 % du reste du monde. ◀De▶ nos exportations, 2/3 allaient à ◀l’▶Europe. Il est vrai que durant ce mois-là notre balance commerciale restait déficitaire avec ◀l’▶Europe (◀de▶ 447 millions) tandis qu’elle était bénéficitaire (◀de▶ 51 millions) avec ◀l’▶outre-mer. Mais il faut avouer que ◀de▶ tels chiffres ne suffisent pas à justifier notre refus ◀de▶ participer au Marché commun, ni d’ailleurs notre participation à ◀l’▶AELE. ◀La▶ Suisse est si peu indépendante ◀de▶ ◀l’▶Europe que ◀l’▶immigration ◀de▶ main-d’œuvre européenne nécessaire à ◀l’▶expansion ◀de▶ notre économie a dû passer ◀de▶ 90 000 personnes en 1950 à 800 000 en 1964. Que peuvent bien signifier dans une telle conjoncture, ◀les▶ rêveries ◀d’▶experts fédéraux qui, sans oser prôner une autarcie plus impossible encore chez nous qu’ailleurs, n’en affirment pas moins que, s’il ◀le▶ faut un jour, ◀la▶ Suisse fara da se et saura bien se défendre ? Nous ne sommes plus au défilé ◀de▶ Morgarten. Ce n’est pas avec des longues piques, des crampons ◀de▶ fer aux pieds et une résolution farouche, que nous pourrons faire face à une Europe unie — j’entends unie sans nous et malgré nous.
Arguments traditionalistes : Des représentants ◀de▶ ◀l’▶industrie, et quelquefois ◀de▶ ◀la▶ culture, croient distinguer dans ◀les▶ projets ◀d’▶Europe unie une « politique ◀d’▶unification qui vise à mêler ◀les▶ peuples ◀d’▶Europe pour éliminer peu à peu ◀les▶ caractéristiques nationales et ◀les▶ remplacer par un sentiment européen », ainsi que ◀le▶ déclarait ◀le▶ 3 mai 1962 M. Homberger, directeur ◀de▶ ◀l’▶Union suisse pour ◀l’▶industrie et ◀le▶ commerce (dite Vorort).
Réponse : Il est clair qu’une Europe « une et indivisible » serait une catastrophe pour ◀la▶ Suisse. Mais personne ne ◀la▶ préconise en réalité. Il est clair en revanche qu’une Europe fédérée, respectueuse ◀de▶ ses diversités comme nous des nôtres, s’accorderait avec ◀la▶ vocation traditionnelle ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Mais se fera-t-elle ? Voilà qui dépend ◀de▶ nous aussi. C’est à nous ◀de▶ faire valoir dans ◀les▶ conseils qui élaborent ◀l’▶Europe future ◀les▶ avantages ◀de▶ ◀la▶ formule fédéraliste. Prétendre en conserver ◀les▶ bénéfices pour nous seuls serait ◀le▶ plus sûr moyen ◀de▶ ◀les▶ perdre.
Il n’est pas vrai, d’ailleurs, que ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe menace ◀d’▶effacer nos caractéristiques nationales. ◀L’▶union ◀de▶ ◀la▶ Suisse, depuis 1848, n’a pas effacé nos caractéristiques cantonales. Et il est pour ◀le▶ moins bizarre qu’un porte-parole des industriels suisses accuse « ◀la▶ politique ◀d’▶unification » ◀de▶ vouloir « mêler ◀les▶ peuples ◀d’▶Europe ». Je rappelais tout à ◀l’▶heure ◀l’▶afflux des travailleurs étrangers en Suisse : ce n’est pas ◀le▶ Marché commun qui ◀les▶ amène, c’est ◀l’▶expansion ◀de▶ ◀l’▶industrie suisse, aux destinées ◀de▶ laquelle ◀l’▶auteur ◀de▶ ◀la▶ déclaration que j’ai citée n’est pas tout à fait étranger. S’il croit vraiment que ◀le▶ mélange des peuples est un danger majeur pour son pays, il n’a pas ◀le▶ droit ◀d’▶en conclure qu’il faut refuser ◀de▶ rejoindre ◀le▶ Marché commun, mais il a ◀le▶ devoir ◀de▶ freiner ◀l’▶expansion ◀de▶ ◀l’▶industrie suisse, cause directe du « mal » en question, si c’en est un.
Mais il y a plus. ◀Les▶ traits typiques ◀de▶ ce pays ont changé avec ◀les▶ époques, et surtout par ◀l’▶effet ◀de▶ ◀la▶ technique, laquelle n’a pas été créée par ◀le▶ mouvement ◀d’▶union européenne. ◀De▶ nos jours encore, à ◀l’▶étranger, ◀le▶ nom ◀de▶ ◀la▶ Suisse évoque des vaches et des vachers, des fromages, des yodleurs et ◀de▶ gras pâturages. En fait, cette « caractéristique nationale » n’en est plus une depuis longtemps. Vers 1900 déjà, ◀les▶ Suisses vivant ◀de▶ ◀l’▶agriculture ne représentaient plus qu’un tiers ◀de▶ ◀la▶ population totale. En 1969, c’est 7 %. On peut ◀le▶ déplorer, non ◀le▶ nier. On peut redouter que ◀le▶ contact vivant avec ◀les▶ traditions ◀de▶ ◀l’▶ancienne Suisse, déjà rendu bien rare et difficile pour ◀les▶ habitants ◀de▶ nos grandes villes, soit définitivement interrompu pour ceux ◀de▶ ◀la▶ Mégalopolis qui menace ◀de▶ couvrir ◀le▶ Plateau, ◀de▶ Genève à Romanshorn, avant ◀la▶ fin du siècle, quand ◀la▶ population aura doublé. Mais que ◀la▶ Suisse entre ou non dans ◀le▶ Marché commun n’y changera rien. (À moins que notre isolement n’entraîne un retour à ◀la▶ misère naturelle du pays ?) Bref, ce n’est pas ◀la▶ Suisse de Morgarten, ◀de▶ Marignan, ou du xviiie siècle, ni même celle ◀de▶ 1848 qu’il s’agit ◀de▶ sauver aujourd’hui, mais bien ◀la▶ Suisse réelle du xxe siècle. Refuser ◀de▶ coopérer à ◀l’▶édification ◀de▶ ◀l’▶Europe unie, sous prétexte de sauvegarder des caractéristiques déjà perdues, déjà effacées par d’autres facteurs, c’est probablement refuser, au nom d’un mythe passéiste, ◀le▶ seul moyen ◀de▶ sauver ◀la▶ Suisse réelle. Ou c’est courir à ◀l’▶aventure certaine, au nom d’une prudence aveugle, et sous ◀le▶ prétexte ◀d’▶une indépendance dont notre peuple n’est pas disposé plus qu’un autre à payer ◀le▶ prix exorbitant.
Autofreinage du fédéralisme
Tels étant ◀les▶ termes du débat que ◀l’▶idée européenne suscite en Suisse, il faut bien reconnaître que, des deux côtés, une sorte ◀de▶ gêne empêche ◀d’▶aller en toute franchise au bout des arguments, au fond des choses. Elle s’explique peut-être en partie par nos coutumes précisément fédéralistes ◀de▶ tolérance calculée et ◀d’▶empirisme, qui supposent qu’on ne pousse pas sa pointe à fond et qu’on ne se laisse pas entraîner par une verve logique ou polémique qui risquerait ◀de▶ paraître peu réaliste, voire peu suisse. Mais je sens deux autres motifs à cette espèce ◀d’▶embarras. Ceux qui se réclament très haut ◀de▶ nos traditions savent bien que chacun sait qu’il s’agit ◀d’▶intérêts et que c’est ◀le▶ fait ◀de▶ maintenir ou ◀d’▶augmenter ◀le▶ chiffre ◀d’▶affaires qui définit ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ vie pour nos industriels « sérieux ». Et quant aux enthousiastes ◀de▶ ◀l’▶Europe, ils savent qu’ils n’ont aucune espèce ◀de▶ chances ◀d’▶être écoutés s’ils proposent ◀de▶ renoncer à ◀la▶ neutralité : c’est devenu, dans ◀la▶ Suisse moderne, un crime ◀de▶ lèse-majesté. Personne n’ose donc crier trop fort, et c’est peut-être mieux ainsi. Mais notre peuple comprend mal ce qui est en jeu.
Je ne suis d’accord, pour ma part, ni avec ceux qui refusent ◀l’▶Europe en prétextant notre neutralité, ni avec ceux (beaucoup plus rares d’ailleurs) qui voudraient que ◀la▶ Suisse renonce sans condition à toute idée ◀de▶ neutralité. Mon idéal très clair — mon utopie — est que ◀la▶ Suisse adhère un jour à une union européenne ◀de▶ type expressément fédéraliste, qui renoncerait à ◀la▶ guerre comme moyen politique. Une telle Europe reprendrait à son compte ce qui demeure valable et même indispensable dans ◀la▶ neutralité ◀d’▶une fédération. Il n’y a pas une chance qu’on nous offre cela, si nous, Suisses, ne ◀le▶ proposons pas. Mais quant aux chances que nous ◀le▶ proposions…
Tout ◀le▶ débat sur ◀l’▶idée européenne paraît tourner dans notre presse autour de ◀la▶ défense des intérêts particuliers ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Je diffère dans ce domaine ◀de▶ ◀la▶ majorité. Certes, je crois qu’une Europe fédérée sauverait seule à long terme nos diversités et nos intérêts bien compris, et qu’il est dangereusement irréalisable ◀de▶ raisonner comme s’il était possible ◀de▶ dissocier durablement notre salut ◀de▶ celui ◀de▶ ◀l’▶ensemble européen. Mais quand j’aurais tort sur ce point, resterait l’autre aspect du problème : celui ◀de▶ nos responsabilités européennes en tant que Suisses, et comme État qui entend garder une raison ◀d’▶être. Il s’agit ◀de▶ savoir et ◀de▶ dire ce que nous avons à donner, et non pas seulement à sauver ; ce que ◀l’▶Europe est en droit ◀d’▶attendre ◀d’▶une Suisse qui fait partie ◀de▶ sa communauté et qui en est largement bénéficiaire, et pas seulement ce que nous redoutons ◀de▶ ◀l’▶action des autres.
Au cœur géographique et historique du continent européen, nous avons réussi beaucoup mieux que cette fameuse neutralité, — nécessité subie, à ◀l’▶origine, dont nous fîmes peu à peu vertu à partir du xixe siècle — nous avons réussi notre fédéralisme ! Différent en ceci ◀de▶ ◀la▶ neutralité, il tient à ◀l’▶essence même ◀de▶ notre État. C’est notre création majeure. Il nous oblige. Et en son nom, nous nous devons dorénavant ◀de▶ prendre des initiatives.
Aux deux solutions en présence, à ◀l’▶échelle du continent : sacrifier ◀les▶ patries à ◀l’▶union, ou sacrifier ◀l’▶union aux égoïsmes qu’on déguise en patriotisme, ◀la▶ Suisse se doit ◀d’▶en opposer une troisième, ◀la▶ solution fédéraliste, qui maintient ◀les▶ patries et ◀l’▶union. Mais je réitère : si ◀la▶ Suisse ne ◀la▶ préconise pas, qui ◀le▶ fera ?
Notre fédéralisme est peu connu, ou très mal connu hors de Suisse ; notre neutralité n’y est que trop connue. Pourquoi parler toujours ◀de▶ cette vertu qui ennuie, ◀de▶ cette pratique négative, quand nous avons cette expérience passionnante, remarquablement positive et tellement opportune à ◀l’▶échelle mondiale ? Pourquoi cette timidité ? ◀L’▶histoire n’est pas faite par des gens qui défendent leur position, mais bien par ceux qui créent des positions nouvelles. Ce que ◀les▶ Européens peuvent attendre ◀de▶ nous, ce n’est pas ◀l’▶exposé lassant des raisons ◀de▶ notre réserve devant tout ce que d’autres entreprennent, mais c’est un plan ◀d’▶union qui nous convienne enfin, et auquel nous puissions adhérer « sans réserve et ◀de▶ plein droit ».
Mais énoncer un plan suppose une politique. Et c’est à quoi ◀le▶ gouvernement ◀de▶ notre fédération se refuse avec vigilance ; non parce qu’il est mauvais, mais au contraire parce qu’il s’en tient scrupuleusement à ◀l’▶empirisme qui, jusqu’ici, a présidé avec succès aux destinées ◀de▶ notre pays. J’en donnerai un exemple tout récent : je ◀le▶ trouve dans ◀les▶ journaux ◀de▶ ce matin, 13 avril 1964.
Un député ◀de▶ Genève ayant demandé au Conseil fédéral ◀de▶ présenter un tableau ◀de▶ sa gestion « considérée dans ses grandes lignes et dans son ensemble », s’entend répondre par ◀le▶ Collège exécutif :
1° « Dans un pays comme le nôtre, ◀les▶ débats sur ◀la▶ politique générale risqueraient ◀d’▶être stériles… ◀Le▶ gouvernement demande à être jugé sur ses actes, non sur ses intentions. » (Ce qui revient à justifier ◀l’▶opportunisme et ◀le▶ régime du fait accompli, c’est-à-dire du « trop tard mais je n’y puis rien, et tâchez ◀de▶ comprendre mes soucis… ».)
2° « ◀L’▶on peut mesurer ◀les▶ difficultés que rencontrerait ◀le▶ Conseil fédéral s’il voulait tracer, même à grands traits, un programme ◀d’▶action pour ◀l’▶année ou ◀les▶ années à venir. Cette procédure serait ◀de▶ nature à affaiblir ◀la▶ situation du gouvernement aux yeux du Parlement et du pays. »
Sur quoi l’un des journalistes romands qui commentent cette déclaration presque incroyable demande avec une sorte ◀de▶ cruel bon sens : « En quoi ◀le▶ fait ◀d’▶avoir un programme discréditerait-il ◀le▶ gouvernement aux yeux du Parlement et du peuple ? » Et il conclut : « Confusione hominum et providentia dei Helvetia regitur »141
Cet exemple est révélateur ◀d’▶une situation étrangement contradictoire. J’ai tenté ◀de▶ montrer pourquoi notre système est foncièrement hostile à ce que ◀l’▶on nomme ailleurs ◀la▶ politique. Mais cette vertu fédéraliste se trouve être aujourd’hui ◀le▶ frein automatique à toute initiative capable ◀de▶ sauver notre régime fédéraliste en ◀le▶ faisant accepter au plan européen. Voici ◀l’▶impasse digne des éléates, ◀le▶ problème insoluble en bonne logique : Comment faire valoir ◀les▶ succès ◀d’▶une morale ◀de▶ ◀la▶ modestie ?
◀La▶ Suisse refusant ◀de▶ parler en faveur de sa propre formule, il reste à espérer que ◀l’▶éloquence des faits prenne ◀le▶ relai ◀de▶ ce mutisme irrémédiable.
Éléments ◀de▶ prospective fédéraliste
◀La▶ science actuelle nous révèle un univers en perpétuelle évolution vers un ordre et des formes ◀d’▶organisation de plus en plus complexes. ◀Les▶ régimes totalitaires, tendant vers ◀l’▶uniforme, sont dans cette mesure régressifs. En revanche, pour ◀la▶ complexité, ◀la▶ Suisse ne craint personne ! Voici quelques raisons qui me portent à croire à ◀l’▶avenir ◀de▶ ses formules.
1. ◀Le▶ monde ◀de▶ demain sera de plus en plus réduit quant aux distances, et tissé ◀de▶ réseaux ◀de▶ relations de plus en plus complexes et enchevêtrées. ◀Les▶ notions ◀de▶ succession logique et ◀de▶ séparation topographique des éléments distincts, hier dominantes dans ◀l’▶ordonnance des choses et des États, céderont ◀le▶ pas aux notions ◀d’▶interaction et ◀de▶ simultanéité.
Distances dévalorisées ou abolies. Communications plus rapides ou instantanées. Interpénétration croissante des nationalités, races, groupes sociaux. Information audiovisuelle planétaire, pouvant être captée par tout individu muni ◀d’▶un récepteur ◀de▶ poche. Bi ou trilinguisme généralisé. Mobilité ou polyvalence professionnelle. Résidences multiples et nomadisme universel…
Dans un tel monde, ◀les▶ dimensions superficielles ◀d’▶une nation compteront ◀de▶ moins en moins, ses qualités culturelles de plus en plus, car elles seules seront perçues comme signes distinctifs. Ou encore : ◀le▶ poids brut ◀de▶ ◀l’▶ensemble sera moins important que ◀le▶ poids spécifique ◀d’▶un peuple. ◀Les▶ frontières deviendront insensibles, tandis que ◀les▶ foyers ◀d’▶émission ou ◀de▶ condensation ◀d’▶énergies ◀de▶ toute nature composeront ◀les▶ cartes nouvelles, selon ◀la▶ formule médiévale des portulans, compliqués autant que ◀l’▶on voudra.
On peut imaginer que ◀les▶ corps politiques à structures très complexes et ◀les▶ communautés à très forte densité culturelle seront alors ◀les▶ réalités ◀les▶ mieux définies et caractérisées, ◀les▶ plus propres à intégrer une multiplicité ◀de▶ groupes distincts, à ◀les▶ articuler dans ◀la▶ coexistence spirituelle et topographique, sans frontières territoriales qui ◀les▶ séparent, mais sans confusion et sans nivellement. ◀L’▶identité ◀d’▶un peuple ou ◀d’▶une communauté ne sera plus définie par des arpenteurs, des cordons douaniers et des décrets simplistes et rigides promulgués par une capitale, mais par des propriétés analogues à celles qui distinguent ◀les▶ corps et ◀les▶ combinaisons chimiques, et par des types ◀de▶ structures des relations politiques et sociales. (Tout cela, presque inconcevable et parfaitement abstrait pour un esprit dix-neuviémiste, mais immédiatement perceptible, facilement maniable, et devenu comme naturel pour des générations formées par ◀la▶ technologie.) C’est dire tout ◀l’▶avantage et ◀l’▶avance effective ◀d’▶une communauté du type suisse sur des entités politiques trop vastes, unifiées par leur cadre plutôt que structurées ◀de▶ ◀l’▶intérieur.
2. ◀Les▶ avantages moraux et civiques du petit pays sur ◀la▶ grande nation ont été formulés, depuis Rousseau, par tous ◀les▶ penseurs politiques suisses, théorisant d’après nature. Ainsi Jacob Burckhardt :
◀Le▶ petit État existe pour qu’il y ait dans ◀le▶ monde un coin ◀de▶ terre où ◀le▶ plus grand nombre ◀d’▶habitants puissent jouir ◀de▶ ◀la▶ qualité ◀de▶ citoyens, au vrai sens du mot… ◀Le▶ petit État ne possède rien ◀d’▶autre que ◀la▶ véritable et réelle liberté par laquelle il compense pleinement ◀les▶ énormes avantages et même ◀la▶ puissance des grands États.
Alexandre Vinet constate que ◀l’▶histoire des petites sociétés politiques « a souvent un caractère imposant qui manque à celle des empires. Elle est davantage ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ liberté. »
◀Le▶ grand juriste Max Huber écrit pendant la dernière guerre :
À ◀l’▶heure actuelle, notre destinée se révèle. ◀Le▶ sort nous a confié une conception ◀de▶ ◀l’▶État dont ◀la▶ portée historique n’éclate aux yeux qu’aujourd’hui, un idéal national qui n’a pas ◀de▶ valeur pour nous seulement, mais pour ◀l’▶Europe entière.
Au moment où ◀le▶ principe des nationalités domine toute ◀la▶ scène européenne comme une puissance satanique, au moment où ◀les▶ civilisations opposées s’entredéchirent, notre petit État revendique ◀l’▶honneur ◀d’▶un idéal national dominant ◀les▶ nationalités et ◀les▶ unissant dans son sein.
Et Robert de Traz, dans ◀le▶ même temps :
Grâce au besoin qu’il a du reste du monde, ◀le▶ petit État échappe — ou devrait échapper — à ◀l’▶exclusivisme, au fanatisme borné, à ◀l’▶ignorance vaniteuse. Parce qu’il ne dispose pas ◀d’▶un empire, il s’alimente à ◀l’▶univers. Ainsi lui est-il rendu plus facile ◀d’▶admettre ce qui ne lui ressemble pas.
Enfin Max Frisch :
Notre patrie est ◀l’▶homme ; c’est à lui en premier lieu que doit aller notre fidélité ; que patrie et humanité ne s’excluent pas, voilà où réside ◀le▶ grand bonheur ◀d’▶être fils ◀d’▶un petit pays.
Dans ◀le▶ monde ◀de▶ demain, qui exigera un degré beaucoup plus élevé ◀d’▶organisation ◀de▶ ◀la▶ vie publique, ◀les▶ avantages du « petit » État, unité ◀de▶ base ◀de▶ toute fédération, ont ◀de▶ grandes chances ◀d’▶être confirmés, — et sans doute ◀de▶ s’étendre du plan moral, civique et politique, aux domaines ◀de▶ ◀l’▶administration, ◀de▶ ◀l’▶économie, ◀de▶ ◀la▶ culture en général et ◀de▶ ◀la▶ recherche en particulier. Bergson ◀l’▶avait déjà remarqué : ◀l’▶homme semble fait pour ◀de▶ petites sociétés. Disons plus : il n’y a pas ◀de▶ grandes sociétés possibles, car il n’y a plus ◀de▶ societas véritable quand ◀les▶ socii cessent ◀de▶ se sentir tels. Seule ◀l’▶idéologie et ◀la▶ police ◀d’▶État ◀les▶ encadrent alors, sans ◀les▶ unir ni vraiment ◀les▶ organiser.
3. ◀La▶ planification se révèle plus efficace dans un milieu où ◀les▶ relais ◀d’▶exécution sont nombreux et organiquement distribués. Aux stades encore primitifs ◀de▶ ◀la▶ technique et du développement industriel, on pouvait croire que ◀les▶ décrets du Centre, géométriques et uniformes, assureraient seuls une bonne ordonnance ◀de▶ ◀la▶ production et des échanges, ou corrigeraient ◀les▶ excès et ◀les▶ crises du libéralisme là où il existait, et ◀l’▶on baptisait « plan » ◀l’▶ensemble ◀de▶ ces décrets, ce qui entraînait une confusion (qui dure encore dans beaucoup ◀d’▶esprits) entre étatisme, centralisation et planification. Mais dès ◀les▶ années 1950, on prend conscience un peu partout ◀de▶ ◀la▶ nécessité ◀de▶ décentraliser, déconcentrer, différencier, déléguer et distribuer ◀les▶ pouvoirs ◀d’▶initiative, ◀d’▶étude, ◀de▶ décision et ◀d’▶exécution. Et ◀l’▶on découvre ◀le▶ principe des dimensions optima ◀d’▶une activité, ◀d’▶une ville, ◀d’▶un pays… Or c’est bien là ◀le▶ principe déterminant ◀de▶ ◀l’▶analyse dichotomique qui opère continuellement ◀la▶ distinction entre ◀les▶ possibilités ◀d’▶existence autonome et ◀les▶ nécessités ◀de▶ mise en commun ou ◀de▶ création ◀d’▶instruments communs. C’est dire qu’on redécouvre ◀la▶ méthode du fédéralisme authentique. Toute ◀l’▶évolution prévisible ◀de▶ nos sociétés va dans ce sens.
L’un des thèmes favoris des sociologues actuels est ◀l’▶étude des ensembles régionaux et des « métropoles » constituant ◀les▶ unités ◀de▶ base ◀d’▶une économie bien liée à des réalités sociales et culturelles autant que géographiques. ◀La▶ dévalorisation croissante des frontières nationales doit libérer ◀le▶ dynamisme des régions, traditionnelles et nouvelles. Déjà, ◀l’▶on essaie ◀d’▶évaluer ◀l’▶optimum ◀de▶ population ◀d’▶une région qui serait capable ◀de▶ fonctionner ◀d’▶une manière autonome, et ◀l’▶on propose en France ◀le▶ chiffre ◀de▶ six millions : il coïncide, par hasard, et pour ◀l’▶instant, avec celui ◀de▶ notre population.
Question : ◀La▶ Suisse ne sera-t-elle pas, d’ici à vingt ans, trop grande pour ses institutions fédérales — et en même temps trop petite pour assurer ses tâches internationales ? Je pense qu’il n’y a pas lieu ◀de▶ ◀le▶ redouter si elle continue ◀d’▶appliquer ◀les▶ principes du fédéralisme et ses méthodes ◀d’▶analyse : celles-ci marquent avec précision ◀le▶ moment où ◀les▶ instruments ◀de▶ certaines activités, trop onéreuses ou par nature trop vastes pour ◀l’▶unité ◀de▶ base, doivent être construits en commun avec d’autres régions voisines. Seuls, ces réseaux superposés ◀d’▶interdépendance fédérale peuvent assurer ◀l’▶indépendance relative (car il n’en existe pas ◀d’▶autre) ◀d’▶une communauté politique, et procurer à ses habitants ◀les▶ meilleures chances ◀de▶ plein emploi ◀de▶ leurs facultés142.
Trois utopies : pays pilote, parc national ou district fédéral européen ?
1. Toutes ces raisons — et quelques autres dont on ne peut pas traiter ici143 — font objectivement ◀de▶ ◀la▶ Suisse une sorte ◀de▶ pays pilote ◀de▶ ◀l’▶avenir européen.
Dépositaire ◀de▶ ◀la▶ formule qui paraît ◀la▶ mieux adaptée aux conditions du monde ◀de▶ demain, elle serait donc désignée plus que tout autre pour jouer ◀le▶ rôle ◀d’▶initiatrice ◀de▶ ◀l’▶union fédérale du continent.
Elle consulterait ses élites intellectuelles et politiques, ◀les▶ cantons, ◀les▶ villes principales, et ◀les▶ grandes organisations professionnelles, et concerterait avec elles ◀les▶ termes ◀d’▶un projet ◀de▶ fédération politique ◀de▶ ◀l’▶Europe entière. Ce projet, compatible par définition avec ◀les▶ raisons ◀d’▶être ◀de▶ ◀l’▶État suisse (quitte à prévoir certains aménagements internes) serait ensuite présenté aux dix-neuf États de l’Europe de l’Ouest144. Il serait présenté au nom de notre idéal et ◀de▶ notre usage du fédéralisme, mais « dans ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀l’▶Europe entière ». Même s’il n’était pas accepté en fin de compte, il aurait pour effets inévitables :
— ◀de▶ poser clairement ◀le▶ problème du régime politique ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀de▶ demain, jamais encore abordé ◀de▶ front par ◀les▶ États, ni même par ◀l’▶opinion publique mal éclairée. (Qui sait vraiment ce que signifie ◀le▶ fédéralisme ?)
— ◀d’▶exonérer ◀la▶ Suisse du reproche perpétuel ◀de▶ profiter des guerres qui ruinent ◀les▶ autres, pour se retirer ensuite dans sa prospérité en invoquant sa situation particulière dans un sens toujours négatif, — alors que cette même situation pourrait à juste titre être invoquée comme faisant au pays qui en bénéficie une particulière obligation ◀d’▶intervenir en faveur du bien commun ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Telle serait à mes yeux ◀la▶ mission positive ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Mais j’ai montré pour quels motifs, en apparence paradoxaux bien qu’historiquement explicables, elle croit devoir s’y refuser. Pendant longtemps encore, et sans doute trop longtemps pour qu’un revirement puisse s’opérer en temps utile — avant que ◀les▶ jeux européens soient faits —, elle choisira ◀de▶ se réserver.
2. Ce dernier terme évoque irrésistiblement ◀l’▶idée ◀de▶ transformer ◀la▶ Suisse entière en une sorte ◀de▶ réserve gardée, ◀de▶ parc national ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Refusant ◀de▶ se faire ◀les▶ missionnaires ◀de▶ leur propre fédéralisme, ◀les▶ Suisses en deviendraient ◀les▶ gardiens ◀de▶ musée. En lieu et place des mots d’ordre ◀d’▶une action militante et réaliste, ◀les▶ clichés ◀de▶ ◀l’▶helvétisme populaire accueilleraient ◀le▶ touriste à ◀l’▶entrée ◀de▶ chaque salle : Guillaume Tell, père ◀de▶ ◀la▶ plus vieille démocratie, ce petit peuple pacifique, ce petit peuple égalitaire où ◀la▶ femme n’a pas ◀le▶ droit ◀de▶ vote mais « cuit à ◀l’▶électricité », six siècles ◀de▶ fédéralisme, pédagogie universelle et mutuelle, terre ◀de▶ refuge (des hommes jadis, et des capitaux aujourd’hui), secret des banques et confort hôtelier, libres pour travailler et neutres à jamais. On arrêterait ◀les▶ frais ◀de▶ ◀l’▶Histoire, une fois ◀les▶ Mirages payés. On mettrait ◀le▶ pays sur ◀la▶ touche. On augmenterait judicieusement ◀le▶ prix du lait pour maintenir une paysannerie indispensable à ◀la▶ figuration. On surveillerait « ◀l’▶occupation des lits » et ◀la▶ moyenne des « nuitées ». On donnerait ◀l’▶heure au monde entier, et pour ◀la▶ modestie, on ne craindrait plus personne.
Cette image convenue ◀de▶ ◀la▶ Suisse ◀de▶ naguère ne ferait sourire ou ricaner qu’une infime minorité formée ◀d’▶intellectuels et ◀de▶ citoyens conscients. Elle flatterait ◀les▶ désirs secrets ◀de▶ la plupart de mes compatriotes. Mieux encore : je soupçonne qu’elle symbolise un idéal presque trop beau pour être vrai aux yeux de ◀l’▶immense majorité des masses modernes, en Europe et ailleurs : confort technique dans une belle nature, paix assurée, et pas ◀d’▶Histoire.
Mais il suffit que ◀l’▶Histoire continue sur un seul point ◀de▶ ◀la▶ planète pour transformer cet idéal en utopie.
Au surplus, ◀les▶ réalités ont déjà dépassé cette fiction helvétique. Il est trop tard pour ◀la▶ reconstituer, à supposer qu’elle ait jamais été conforme à autre chose qu’au rêve des Suisses, à ◀la▶ littérature romantique et aux intérêts du tourisme.
3. Entre ces deux visions ◀d’▶un comportement suisse, dont l’une serait, dit-on, prématurée, tandis que l’autre est sûrement périmée, ◀le▶ « malaise suisse » demeure ◀le▶ seul avenir certain. Mais il est ◀de▶ ◀la▶ nature ◀d’▶un malaise ◀de▶ se terminer plus ou moins vite par un retour à ◀la▶ santé, une maladie déclarée, ou ◀la▶ mort.
Je n’oublie pas que ◀le▶ discours est ◀d’▶une logique plus exigeante que ◀l’▶histoire réelle des hommes et des nations : ses dilemmes sont plus clairs, mais rarement résolus. Il n’en arrive pas moins que ◀les▶ nations, comme ◀les▶ individus, meurent ◀d’▶accident. En général, c’est par manque ◀d’▶attention, et pour n’avoir pas cru aux conseils ◀les▶ plus simples. À une Suisse qui ne veut ou ne peut assumer ni son avenir ni son passé, que peut-on conseiller qui ne soit à la fois prématuré et périmé, ou simplement trompeur comme un tranquillisant ?
Il est certain que ◀l’▶Europe « se fera » un jour ou l’autre. Il est probable qu’elle sera faite d’ici 1980. Et ◀l’▶on n’imagine pas qu’elle puisse se faire sur d’autres bases et selon d’autres règles que celles ◀d’▶un fédéralisme plus ou moins bien compris d’ailleurs, amélioré, dénaturé, réinventé tant que ◀l’▶on voudra, mais indéniable,—ou c’est qu’il n’y aura plus ◀d’▶Europe. À mi-chemin entre ◀le▶ temps où j’écrivais ◀le▶ Message final du premier Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe à La Haye, et ◀le▶ temps où ◀l’▶Europe unie sera sans doute un fait accompli, je propose mon dessein raisonnable ◀d’▶un avenir possible ◀de▶ ◀la▶ Suisse. En voici ◀le▶ principe très simple.
◀Les▶ mêmes raisons qui veulent qu’une fédération soit gouvernée par un collège, et non par un seul homme, veulent que son centre ne soit pas une capitale, mais bien un District fédéral.
◀La▶ fédération européenne n’étant pas une création sur table rase, mais ◀l’▶aboutissement ◀d’▶un très long processus historique, englobant des siècles ◀d’▶histoire commune à tous nos peuples et ◀les▶ diversités que ◀l’▶on sait, ◀le▶ District fédéral ne saurait être, lui non plus, une création synthétique édifiée sur un terrain vague — il n’y en a d’ailleurs plus ◀d’▶assez vaste dans ◀l’▶Europe ◀de▶ 1980.
◀Le▶ District fédéral doit être situé au centre du continent.
Il doit être facile à fermer et à défendre en temps ◀de▶ troubles, mais ◀d’▶accès facile en temps ◀de▶ paix.
Il ne peut être qu’un petit pays, cependant très diversifié et si possible ◀de▶ tradition fédéraliste.
Enfin, il doit accepter ◀de▶ demeurer, en tant qu’État, à ◀l’▶écart des luttes politiques qui se jouent à ◀l’▶échelle du continent.
Ces conditions idéales se trouvent réunies par ◀la▶ Suisse, d’ailleurs gardienne traditionnelle des valeurs et des réalités ◀d’▶intérêt commun pour ◀l’▶Europe. De même qu’au xiii e siècle les premiers cantons avaient reçu ◀l’▶immédiateté impériale pour défendre ◀le▶ col du Gothard au nom de ◀la▶ communauté européenne du Saint-Empire, de même ◀la▶ Confédération se voit dotée ◀d’▶un statut spécial, ◀d’▶une sorte ◀d’▶immédiateté fédérale, en devenant ◀le▶ District européen.
◀Les▶ Autorités ◀de▶ ◀la▶ fédération européenne ont leur siège dans ses villes principales, Zurich, Genève et Bâle, à vingt minutes ◀d’▶avion l’une ◀de▶ l’autre ; Berne restant ◀le▶ siège du gouvernement suisse.
Ces Autorités sont placées sous ◀la▶ protection ◀de▶ ◀l’▶armée suisse : un million ◀de▶ mobilisables et ◀le▶ réduit national des Alpes, centré sur ◀le▶ Gothard.
Des dispositions spéciales préviennent toute ingérence particulière des affaires suisses dans ◀les▶ affaires fédérales européennes145.
◀La▶ Suisse, qui n’inquiète personne, se voit ainsi réinstallée et confirmée dans son statut traditionnel : sa neutralité, son inviolabilité et son indépendance ◀de▶ toute influence étrangère sont reconnues solennellement, pour des motifs nouveaux plus forts que ◀les▶ anciens, comme étant « dans ◀les▶ vrais intérêts ◀de▶ ◀l’▶Europe entière ».
Premières réactions prévisibles : un État-capitale ferait peur aux autres. ◀La▶ Suisse perdrait dans cette affaire son indépendance et ses caractéristiques nationales. Ce serait vouloir soumettre toute ◀l’▶Europe à ◀la▶ Suisse. Allez donc en parler à Berne, vous serez bien reçu ! etc.
Je ne vois rien ◀de▶ consistant ni ◀de▶ raisonnable dans aucun ◀de▶ ces arguments, qui se contredisent d’ailleurs deux à deux. Mon dessein, ne ◀l’▶oublions pas, est à mi-chemin entre une initiative prise par ◀la▶ Suisse et une absence totale ◀de▶ projet qui ferait ◀de▶ ce pays un musée. Il est modeste, sans excès.
Je vois en revanche beaucoup de motifs ◀d’▶angoisse pour ◀l’▶avenir prochain ◀de▶ ◀la▶ Suisse si elle persiste en son double refus ◀de▶ participer et ◀d’▶initier, et ne se prépare pas pour un tiers terme.
◀Le▶ Suisse moyen pensera ◀de▶ mon « utopie » que c’est bien joli, mais que nous ne sommes pas faits pour ◀le▶ rôle, et que ◀le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶Europe va peut-être sourire… ◀Le▶ sourire est inévitable. Et puis viendra ◀la▶ réflexion, ◀la▶ décision.
Je me mets dans ◀la▶ peau du Parisien, du Viennois ou du Bruxellois, candidats naturels ou déjà désignés à devenir ◀les▶ citoyens ◀d’▶une capitale ◀de▶ ◀l’▶Europe. « Il était temps que ces petits Suisses nous offrent autre chose que leurs leçons. Mais ils vont peut-être un peu fort. Ils ne voulaient rien être dans ◀l’▶Union, ◀les▶ voilà qui se proposent comme pays-capitale ! Leurs hôteliers n’y perdraient rien. ◀Les▶ fonctionnaires européens s’ennuieraient vite dans ◀la▶ patrie du Ranz des Vaches… Mais après tout, si notre capitale n’est pas retenue, au bout du compte, plutôt que ◀d’▶en choisir une autre, va pour ◀la▶ Suisse ! » On passe au vote : ◀la▶ Suisse sort bonne première, étant seconde sur chaque bulletin.
Je ne m’attends pas à voir mon dessein raisonnable discuté sérieusement par ◀la▶ Suisse officielle. Je vais donc ◀le▶ faire à sa place.
Nos dirigeants se refusent expressément à toute espèce ◀de▶ programme politique, autant dire à toute politique qui ne se résume pas à faire valoir nos bonnes raisons ◀de▶ n’en avoir aucune, — et c’est ce que ◀l’▶on appelle « se réserver », à Berne. Il se peut que cette attitude soit ◀la▶ seule qui convienne à un petit pays, pluraliste, et neutre au surplus. Nul projet mieux que le mien ne saurait ◀la▶ servir ! Il ne suppose en somme qu’une seule initiative, qui mettrait fin à toute nécessité ◀d’▶en prendre d’autres, plus risquées, sur le plan international. En devenant ◀d’▶une certaine manière ◀le▶ bien commun ◀de▶ toute ◀l’▶Europe, que perdrions-nous ? ◀Les▶ seuls droits dont nous refusions obstinément ◀de▶ faire usage ! Et nous y trouverions en revanche ◀les▶ garanties qui faisaient de plus en plus défaut à une neutralité menacée ◀de▶ désuétude par ◀l’▶entente établie entre nos grands voisins. ◀Les▶ risques ◀de▶ guerre qui subsistent ne sont plus nationaux, mais mondiaux : rêver ◀de▶ s’y soustraire ne serait ni réaliste ni défendable moralement.
Et maintenant, en tant que citoyen, j’essaie ◀d’▶imaginer mes réactions devant un projet comme le mien, s’il émanait ◀d’▶un étranger. Supposons ◀la▶ chose faite, que devient mon pays ?
Ma première impression, c’est que ◀la▶ Suisse n’est plus à ◀l’▶écart ◀de▶ ◀l’▶Europe et participe sans arrière-pensées à ses destins, mais qu’elle reste en même temps préservée. ◀Le▶ grand réseau des relations continentales et nos petits réseaux serrés ◀de▶ relations cantonales et communales coexistent et se superposent sans interférences gênantes. À Genève, depuis ◀le▶ temps ◀de▶ ◀la▶ SDN, vie internationale et vie locale se croisent et se traversent sans fusion ni mélange, ◀les▶ longueurs ◀d’▶onde étant nettement distinctes. Et s’il y a contamination, ce n’est pas dans ◀le▶ sens qu’un vieux Genevois pouvait redouter. « Molotov, comme tout le monde, d’ici huit jours ira jeter du pain aux cygnes », me disait ◀le▶ chef ◀de▶ ◀la▶ police municipale à ◀la▶ veille ◀d’▶une grande conférence. Notre climat passe pour être apaisant.
Dans une Suisse devenue terre ◀d’▶Europe, comme elle fut jadis terre ◀d’▶Empire, je ne vois pas ◀de▶ motifs ◀de▶ craindre qu’il y ait plus ◀d’▶« étrangers envahissants » que ◀le▶ tourisme et ◀l’▶industrie ne s’efforçaient naguère ◀d’▶en attirer, ◀les▶ uns payants et ◀les▶ autres payés. D’ailleurs, ces étrangers cessent bientôt ◀de▶ ◀l’▶être, à mesure qu’ils découvrent, en quittant ◀l’▶autoroute, ◀le▶ vrai pays — celui que nous seuls pourrions dénaturer. C’est eux, souvent, qui retiennent notre main, qui nous alertent, plus sensibles à des saveurs, à des beautés ◀de▶ nature, à des bontés humaines que nous ne savions plus discerner. Amour des choses, des paysages, des accents, révélations qui vous naturalisent, Européens ◀de▶ tous pays, d’un seul coup, pour un rien mais qui fait tout sentir : désormais vous avez compris, et tous ◀les▶ livres, et celui-ci, n’y pourront ajouter grand-chose.
Trois décis ◀d’▶un petit vin blanc frais ◀de▶ Lavaux ou ◀de▶ Tourbillon et une assiette ◀de▶ viande des Grisons en fines tranches transparentes, dans une vaste auberge odorante au bord d’un lac ou au cœur du pays des collines. Une matinée près des glaciers ruisselants ◀de▶ lumière et ◀d’▶eaux vives à 2000 mètres, parmi ◀les▶ pâturages à ◀l’▶herbe rase, plantes grasses, petites fleurs intenses. Une place ◀de▶ bourg aux maisons peintes en rouge et ocre, hérissées ◀d’▶enseignes baroques. ◀Les▶ façades blanches ◀de▶ ◀l’▶Engadine. ◀Les▶ palais rustiques ◀de▶ Soglio. ◀La▶ rade ◀de▶ Genève illuminée aux soirs ◀d’▶été. ◀Les▶ petits déjeuners sur un balcon ◀d’▶hôtel, à Montreux, devant ◀les▶ Alpes translucides. Et ces wagons spacieux aux larges baies, glissant en silence dans ◀la▶ pluie entre ◀les▶ collines, ◀les▶ usines, ◀les▶ châteaux, ◀les▶ quartiers modernes ◀d’▶une ville indéfinie longuement interrompue par des prés et des bois secrets. ◀Les▶ quais ◀de▶ gare où toutes ◀les▶ races du monde se mêlent à nos derniers paysans dans une odeur ◀de▶ bouillon Maggi et ◀de▶ cigares ◀de▶ Brissago, qui étaient ce que Joyce préférait en Suisse. Et cette façon ◀de▶ vous dire merci quatre ou cinq fois, quand vous achetez une carte postale, un timbre, cette gentillesse qui étonne même ◀les▶ Américains, et qui est ◀la▶ preuve exquise ◀d’▶une civilisation. Et puis au-delà des apparences aimables ou rudes, sentimentales, austères ou savoureuses, cette densité ◀de▶ cultures différentes, et tant ◀d’▶histoire présente en tous ses âges, du couvent au laboratoire dans ◀les▶ glaciers, ◀de▶ Paracelse aux industries chimiques, aux guérisseurs ◀de▶ ◀l’▶Appenzell, aux prix Nobel. Et cette science ou cet art ◀de▶ ◀la▶ vie communale, du Pacte primitif aux syndics ◀de▶ village. Et beaucoup de lourdeur, ◀de▶ brusquerie, ◀d’▶accents qui ont fait rire toute ◀la▶ France (mais par Grock et Michel Simon), et souvent, chez un homme du peuple à ◀la▶ belle tête taillée en bois ◀d’▶arolle, celle ◀de▶ Ramuz, comme chez un patricien ◀de▶ ◀l’▶intelligence, Jacob Burckhardt, ces mêmes yeux larges et scrutateurs, ce regard maîtrisé, sans illusions, qui taxe ◀le▶ réel à sa juste valeur.
J’ai parlé de plus ◀d’▶un peuple dans mes livres, pour ◀l’▶avoir vécu, ◀d’▶assez près et pour ◀l’▶avoir intimement aimé. ◀L’▶Europe centrale, ◀les▶ États-Unis, ◀la▶ France surtout. J’ai dit un jour ◀de▶ ◀la▶ France : C’est ◀le▶ pays du monde dont je préfère me plaindre. ◀La▶ Suisse est ◀le▶ pays dont je souhaite ◀le▶ plus qu’il communique sa grâce très secrète à ◀l’▶avenir européen.
Car ◀la▶ Suisse détient un mystère, ou plutôt elle est ce mystère. Il m’a fallu longtemps, beaucoup ◀d’▶étude, ◀d’▶éloignement, ◀de▶ retours étonnés, pour me voir contraint ◀de▶ ◀l’▶admettre.
Saura-t-elle un jour ◀l’▶exprimer par ◀le▶ verbe, ◀l’▶œuvre ou ◀l’▶action, sinon ◀le▶ cri, qu’on attend ◀d’▶elle ? Ici bat ◀le▶ cœur ◀de▶ ◀l’▶Europe. C’est ici que ◀l’▶Europe devrait se déclarer, jurer son Pacte et se constituer. ◀La▶ Suisse fondrait alors en elle sa destinée, fidèle à son être profond, des origines à ses plus hautes fins. Ce rêve peut devenir vrai demain, et il doit ◀l’▶être, mais ◀le▶ sera-t-il jamais si nous restons muets ? Malgré tout ce qui nous retient mais nous pousse en même temps et nous oblige, je veux ◀le▶ croire avec Victor Hugo :