Vers l’▶Europe des régions [Entretien]al am
Rentrant ◀d’▶Amérique après ◀la▶ guerre, j’avais compris qu’il était indispensable ◀d’▶unir ◀les▶ Européens. Non seulement nous-mêmes, mais ◀les▶ Américains aussi, avions besoin ◀de▶ cette union, c’est-à-dire du genre ◀de▶ valeurs, ◀d’▶équilibre, ◀de▶ mesure que représentait notre vieux continent. En août 1947 on est venu me demander ◀de▶ parler à un congrès ◀de▶ fédéralistes européens à Montreux où j’ai prononcé un discours inaugural : j’étais engagé. Puis j’ai accepté ◀de▶ m’occuper ◀de▶ ◀la▶ partie culturelle du Mouvement européen. À partir du congrès ◀de▶ La Haye en 1948 je me suis beaucoup penché sur ce problème ◀de▶ ◀l’▶union des Européens sur ◀la▶ base ◀d’▶une unité déjà existante. Je fais une distinction entre unité et union. ◀L’▶unité existe ou n’existe pas. ◀L’▶union est ce que ◀l’▶on peut bâtir. Non pas une uniformité mais un certain mode ◀de▶ contacts organisés. Cette base commune ◀de▶ culture et ◀de▶ civilisation est ◀la▶ condition sine qua non ◀d’▶une union économique et politique. J’ai donc créé ◀le▶ Centre européen de la culture que je dirige depuis près de vingt ans afin d’aider tous ◀les▶ mouvements qui se dessinent en faveur d’une coopération au niveau culturel. Nous avons réuni pour la première fois ◀les▶ directeurs ◀d’▶administration ◀d’▶agences atomiques ◀de▶ six pays avec ◀le▶ concours ◀de▶ ◀l’▶Unesco pour créer un laboratoire européen ◀de▶ recherches nucléaires. ◀Le▶ CERN a été ◀la▶ réalisation ◀de▶ cette première initiative ◀de▶ notre centre. Nous avons fondé une Association des festivals ◀de▶ musique européens que je préside tout à fait par hasard. Nous avons coordonné ◀les▶ instituts ◀d’▶études européennes qui étaient en train de se constituer dans différentes universités.
Nous avons pris contact avec des historiens, des professeurs ◀d’▶enseignement secondaire, des éditeurs. Nous avons d’autre part lancé une Campagne européenne ◀d’▶éducation civique qui cherche à introduire ◀l’▶angle ◀de▶ vision européen dans ◀la▶ leçon ◀d’▶histoire, ◀de▶ géographie, ◀de▶ langues. Je souhaiterais que tombent en désuétude ◀les▶ grands États-nations comme ◀la▶ France, ◀l’▶Espagne, ◀l’▶Angleterre, ◀l’▶Italie et même ◀l’▶Allemagne fédérale, afin de faire repartir toute ◀l’▶affaire européenne sur ◀la▶ base des régions, puisque vingt ans ◀de▶ tentatives ◀de▶ rapprochement n’ont abouti à rien sur le plan politique. Cette situation tient au fait que ◀les▶ États veulent garder leur souveraineté absolue, devenant ainsi eux-mêmes ◀l’▶obstacle à toute espèce ◀d’▶union. On ne peut bâtir une union ◀de▶ ◀l’▶Europe sur ◀les▶ obstacles à toute union ! Notre espoir réside dans une politique des régions. Par exemple ◀l’▶Italie est déjà divisée en dix régions par sa Constitution ; ◀l’▶Allemagne en 11 Länder ; et maintenant se dessine en France un grand mouvement qui vient ◀d’▶être appuyé par de Gaulle pour diviser ◀le▶ pays en un certain nombre ◀de▶ régions. Je pense qu’on finira par se mettre d’accord assez vite pour ◀la▶ France sur une dizaine ◀de▶ régions, plus Paris. Notre idée ◀de▶ fédéralistes européens est que ces régions, définies surtout par ◀l’▶économie, se définissent aussi par ◀la▶ culture et quelquefois par ◀l’▶ethnie comme dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ Bretagne ou ◀de▶ ◀la▶ Catalogne.
◀Le▶ problème n° 1 ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’est ◀l’▶union. Si ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe ne se fait pas, nous serons colonisés par ◀le▶ dollar et peut-être par une certaine idéologie marxiste — quoique cela soit moins sûr. Mais ◀le▶ fait ◀de▶ ne plus être maîtres ◀de▶ notre destinée économique entraînerait une quantité ◀de▶ conséquences sur le plan culturel. Cela entraînerait une chute ◀de▶ potentiel européen considérable, dont finalement ◀le▶ monde entier subirait ◀les▶ conséquences. ◀L’▶unification par ◀le▶ système des régions paraissait encore parfaitement utopique il y a un an ou deux, voire jusqu’au moment où de Gaulle a annoncé sa décision ◀de▶ dissoudre ◀le▶ Sénat pour ◀le▶ remplacer par une assemblée élue par ◀les▶ régions. Il y a à ce sujet une importante littérature en France qui est ◀le▶ pays ◀le▶ plus concerné par ◀la▶ centralisation, grand nombre ◀de▶ jeunes sociologues et économistes français s’étant penchés sur ce problème. ◀L’▶union mondiale ne sera concevable que s’il existe une solide fédération européenne. Ce sera ◀le▶ point ◀d’▶accrochage ◀d’▶une organisation mondiale. Sans doute d’ici à dix ou quinze ans serons-nous parvenus à créer des régions sur une base économique, historique, ethnique — tout cela mêlé à doses variables — qui seront de plus en plus ◀les▶ vrais centres ◀de▶ ◀la▶ production et ◀de▶ ◀la▶ vie intellectuelle et auront entre elles des liens ◀de▶ toutes natures. Elles constitueront ◀de▶ proche en proche un tissu plus solide que leurs liens avec ◀les▶ États-nations ; ceux-ci peu à peu tomberont en désuétude. Si ◀les▶ problèmes mondiaux dépendent en grande partie ◀de▶ ◀la▶ solution des problèmes européens, c’est que ◀l’▶unité du genre humain est une invention des Européens. C’est ◀l’▶Europe chrétienne qui a imaginé ◀l’▶ensemble du genre humain en découvrant ◀les▶ possibilités ◀de▶ fraternité universelle : « Désormais, disait saint Paul, il n’y a plus ni Juifs ni Grecs. » Cette responsabilité ◀de▶ ◀l’▶Europe s’oppose aux racismes et aux guerres ◀d’▶extermination ◀de▶ races. ◀Les▶ problèmes ◀les▶ plus importants sont à ◀la▶ racine ◀d’▶ordre philosophique ou religieux. Il s’agit ◀de▶ transposer sur ◀les▶ plans économique et politique ◀les▶ conséquences des options philosophiques et religieuses que ◀l’▶on croit justes.