(1969) Articles divers (1963-1969) « À la fontaine Castalie (1969) » pp. 7-12

À la fontaine Castalie (1969)x

Ce n’est pas pour aller quelque part mais pour être-en-voyage, absolument, que parfois je quitte mon lieu. Un certain état d’âme, d’alerte au monde est le vrai but du dé-placement : il renouvelle la syntaxe émotive de mon dialogue avec la nature et l’histoire. Mais voyager en Grèce est une autre aventure. Qu’on le veuille et le sache ou non, c’est un itinéraire spirituel que le hasard propose et dont les mythes disposent, si peu que l’on y prête de sensibilité. Pas question de s’y préparer ni de rien combiner à l’avance : la découverte de l’itinéraire exige en vérité son invention sur place ; ses étapes sont des prises de conscience ; et il n’a d’autre fin que d’être parcouru. Le voilier — un schooner de vingt-deux-mètres — cherche la voie qu’il va tracer sur l’eau. Nous venons de quitter Poros, non loin des portes de Trézène. En Grèce, on va vers des noms émouvants. Quelqu’un dit : Delphes.

Jusqu’au pied du Parnasse j’irai,
et dès que dans l’ombre des chênes
Aux yeux de l’errant brillera
ton flot surgissant, Castalie…

Hölderlin, L’Archipel

Le chauffeur a orné son tableau de bord, le pourtour du parebrise et le feutre du plafond de photos miniatures encadrées, fleurs séchées, amulettes, croix grecques, images de saints aux belles couleurs d’émail, serties de perles. Soudain, quittant l’immense ombrage des vergers d’oliviers de la plaine d’Itea, striés de vives lueurs sur le sol rose, la route monte en lacets vers un col dénudé. Des pans de montagne s’élèvent, cachant les hauteurs du Parnasse. Le paysage s’assombrit, s’agrandit en même temps devant nous, et ce changement de dimensions s’éprouve comme l’approche d’un vertige, mais au bord de l’espace intérieur. Très loin maintenant, beaucoup plus bas, sur la mare scintillante du petit port, par instants j’ai cru voir le bateau, comme un trait.

Passons le village, laissons à gauche l’enceinte sacrée et les temples, allons jusqu’au pied des rochers qui dominent et referment le cirque, là où la route s’infléchit vers la droite, longe la base d’une haute falaise puis la contourne, pour redescendre en direction de Thèbes. Arrêtons-nous dans l’ombre épaisse des chênes.

Un bref sentier sous les feuillages conduit au bas d’une gorge ravinée entre les parois nues des roches Phaedriades — la Rousse devant nous, la Flamboyante à droite. Tout en haut, dans le bleu, deux milans planent. Soudain l’un n’est plus là. Puis ils sont trois qui virent, s’évanouissent dans la lumière et reparaissent, tombent sur quelque proie dans l’ombre. Les roches brillent, argentées et dorées sur un ciel mat griffé de pins légers. À leur pied, dans l’obscure fraîcheur, voici « les eaux saintes et sobres » de la fontaine Castalie.

Une façade immense et tranchée en plein roc. À mi-hauteur elle est creusée de larges niches irrégulières et peu profondes, aux voûtes surbaissées ; l’une abrite un fût de colonne ; une autre est vide ; et la dernière comme une porte noire semble s’ouvrir vers l’intérieur du rocher.

Au bas de la paroi court une sorte d’auge creusée dans la pierre calcaire ; elle débouche à gauche dans une vaste pièce d’eau rectangulaire. (Au-delà, un escalier monte vers la gorge noire.) Vers la droite, elle disparaît derrière une cloison de dalles verticales, puis s’enfonce dans le flanc du rocher.

Pieds nus dans l’eau lustrale et remontant le flot, avec piété, malgré l’angoisse grandissante, je suis entré dans le rocher, je me suis avancé à tâtons jusqu’au fond de la fente étroite et haute, doucement modelée par la source qui sourd des entrailles de la Terre, par mille veines de la pierre, et suinte de la nuit des Temps.

Jamais plus près du Néant primordial, dans le noir pur.

Toutes choses qui naissent et croissent
sont de la terre et de l’eau.
Car nous sommes tous nés
de terre et d’eau.
Et l’eau dégoutte dans certaines cavernes…47

Plus tard, nous avons essayé de mieux voir l’ensemble du site et d’en prendre quelques photos. Mais il y a peu de recul, peu d’espace libre entre les chênes denses, le grand bassin d’eau verte et les parois monumentales. Cet espace est pourtant ce que l’on voudrait « prendre », mais aucun objectif ne pourra l’enregistrer, il y faudrait un œil de l’âme, œil intérieur : on est ici dans l’événement à voir, et non devant…

Une autre résistance obscurément s’oppose à l’idée même d’une « prise de vue ». Quelque sourd interdit règne ici. Quelque chose ici s’est passé et peut-être se passe encore — mais toujours vient d’être accompli. Il en reste un silence énorme, ces pierres nues, et la paix solennelle. Le silence qui suit le crime et la naissance, stupéfiant le monde et notre cœur.

Là-haut le feu d’un ciel très clair baigne la crête des Brillantes. Ici l’ombre et le creux, la chênaie, l’antre humide.

La Grande Bouche de la Nuit, l’oracle primordial était ici, près de la source et de la pierre sacrée, l’omphalos lourd et noir, centre du Monde.

Au retrait de l’ombre des chênes, j’ai trompé le sommeil pour tenter de surprendre l’éveil du mythe dans l’espace du rêve, et pour entendre ce qu’on voit ici. Épiant le lent progrès de la réminiscence.


Le mot crime… Deux crimes obscurément sont liés à l’attrait de ces lieux.


Là sur la gauche, à une centaine de pas, dans la gorge où conduit ce très lourd escalier, dévalant des hauteurs vers le fond du ravin, le dieu solaire a tué Python, le grand serpent, défenseur de la nuit maternelle. Il a forcé le sanctuaire de la Terre. Sa prêtresse, il la garde, elle servira son culte. Apollon fils du Ciel a vaincu, imposant la loi du soleil, qui est celle du Père, à ce lieu dont le nom reste l’Ombre.

Mais ici même, près de la fontaine, où je suis, où l’oracle était, Œdipe s’est tenu devant lui, attendant la parole de son destin, et l’ombre du destin l’a revêtu. Selon la volonté de la Nuit, de la Terre, du sol profond et de la caverne où suinte l’eau sacrée du sanctuaire maternel, selon la loi de l’aveuglant Désir, il va prendre la route de Thèbes — celle que rejoint à droite ce bref sentier — vers le carrefour fatal où il tuera le Père.


À la fontaine Castalie, c’est le combat fondamental qui s’est livré. Le drame originel s’accomplit, à jamais suspendu dans l’instant de stupeur qui vient après l’acte tragique.

Paix sur le cœur du héros criminel dans son triomphe, l’Ordonnateur ! Et piété pour les mânes de l’aveuglé, mon frère. (Faute d’un pardon pas encore inventé.)


Des jeunes filles en cortège, conduites par un pope noir, sont venues se désaltérer au grand bassin. Le prêtre a béni l’eau païenne. Elles sont parties.


Noté sur une des pages de garde de mon guide. Paix du bassin, eau verte et noire, le silence et l’ombre dorée devant l’immense paroi nue. Splendeur archaïque, eaux, rochers, gorge, dragon, dieux, brûlure et fraîcheur.

Nous errons maintenant parmi les champs de ruines, vers la palestre, la tholos, et le temple deux fois frappé par des roches tombées du Parnasse : dans la lumière précise des hauteurs, dans la proximité aimable des colonnes à demi rénovées — en blanc les parties neuves reliant les blocs d’ancien, d’un gris fauve rongé et poreux — parmi les oliviers géants, incultes, les chèvres, et trois touristes silencieux… Tout paraît naturel mais à tel point que parfois une arrière-pensée se meut dans l’ombre : est-ce bien ainsi ? n’est-ce que cela ? n’y a-t-il Personne ? Ces grands buissons, ces murets de pierre sèche, ces sentiers de troupeaux entre deux pâturages bosselés — ils me rappellent parfois les hauts plateaux du Jura familier de mon enfance…

Delphes s’est tue. Le sombre esprit ne parle plus qu’au silence monumental de la fontaine Castalie.


(Plus tard, j’ai repris Hölderlin :

Il s’est tu, sol de Delphes, ton Dieu !…
Mais là-haut la lumière encore aujourd’hui
parle aux hommes et laisse
Deviner des propos pleins de sens merveilleux…
Car il plaît aujourd’hui comme alors aux
souffles du ciel de descendre
Dans un cœur qui s’émeut et connaît leur présence…)

Nous avons déjeuné sur une terrasse d’auberge accrochée juste au-dessous du tournant de la route, à deux-cents pas de la fontaine. Pain gris, fromage de chèvre, énormes olives noires et une cruche bien fraîche de vin rouge du pays. Bonheur pur.